1. Retour sur une situation universelle
En 2014, à l'agenda de la présidence de la République figure un déplacement au Sénégal avec, parmi d'autres actes politiques, une déclaration solennelle, fixée au 30 novembre, consacrée à Thiaroye. À l'époque le terme de massacre est proscrit de l'espace public français. La version officielle présente les faits comme relevant d'une «répression sanglante» à l'encontre d'hommes armés en état de rébellion. Cette version est fixée par l'autorité de la chose jugée. Tandis qu'à l'hiver 44-45 une procédure judiciaire est engagée dans le cadre d'une incrimination pour faits de mutinerie et de rébellion, aucune enquête judiciaire n'est menée pour éclairer les circonstances dans lesquelles des hommes perdent la vie. On saisit parfaitement que les réponses tirées de la procédure engagée doivent non seulement assigner des culpabilités aux agissements aux anciens prisonniers de guerre mais doivent, en première instance, fournir une compréhension globale qui justifie elle-même que l'on puisse admettre l'absence d'enquête judiciaire sur les conditions d'ouverture du feu. Ainsi, le verdict prononcé en mars 1945 jette deux opprobres sur les hommes condamnés. Selon les faits déclarés constants, ils portent sur leurs épaules la responsabilité de leur propres actes. Mais puisque ceux-ci ont eu pour conséquence le déclenchement des tirs meurtriers — la dite «répression» —, ces hommes portent également le fardeau de la mort de leur frères d'armes.
C'est la critique méthodique, et dévastatrice, de cette version qui parvient au cabinet de la présidence de la République au printemps 2014. Selon Armelle Mabon, historienne auteure de cette critique, la déclaration solennelle à venir ne saurait reconduire l'ignominie contenue dans le récit de la supposée rébellion des anciens prisonniers de guerre. Selon l'historienne, il est établi que l'élément contextuel qu'est le non versement des soldes de captivités dues à ces hommes est à l'origine des tensions qui s'expriment en amont du 1er décembre 1944. Elle avance également qu'une lecture scrupuleuse des pièces du procès révèle le caractère prémédité de l'hécatombe.
Avant de poursuivre, qu'il me soit ici permis de dire ma dette et ma profonde gratitude envers une historienne qui m'a accordé sa confiance à toutes les étapes de son travail tout en m'instruisant sur ce dossier hors norme. Ma gratitude va également aux familles des rescapés, des condamnés et des victimes qui ont joint leurs efforts dans cette quête de vérité et de réparation. Si ces lignes permettent de rendre compte, même de manière imparfaite, des leurs attentes éminemment raisonnables dans leurs contenus et éminemment déraisonnables par la fragilité de l'espoir qu'elles ont su entretenir alors ces lignes n'auront pas été inutiles. Je veux enfin rendre hommage à la mémoire du regretté général André Bach, ancien chef du Service historique de l'Armée de Terre, qui fut la première personnalité à saisir la nécessité du travail engagé par sa consœur, à lui exprimer publiquement son soutien lorsqu'elle fut attaquée sur des fondements malveillants.
Il est bon de préciser que l'ouvrage le plus complet sur le sujet est paru à l'automne 2024 sous le titre «Le massacre de Thiaroye; 1er décembre 1944; Histoire d’un mensonge d'État»[1] Par ailleurs une source actualisée d'informations sur les procédures et les démarches initiées par l'historienne ou par les familles concernées est disponible sur le blog Médiapart[2] tenu par celle-ci. Les deux lectures sont complémentaires l'une de l'autre. Elles donnent à voir une étroite ouverture à travers laquelle l'écriture d'une autre histoire est possible. Une histoire qui part d'une enquête sur un meurtre de masse, rendu inaccessible par la fictionnalisation judiciaire, mais qui n'en reste pas moins pensable, et même partiellement descriptible, susceptible d'être élucidé pour peu qu'une éthique incarne cette quête de savoir. La plupart des historiens et des historiennes renoncent, se dérobent à l'appel. Ils préfèrent que rien n'arrive, que le temps de la reconduction des représentations dominantes ne souffre pas d'accroc.
On analysera un peu plus loin la teneur de la déclaration prononcée par le Président François Hollande en ce 30 novembre 2014. Pour le moment contentons-nous de dégager un point pivot. La déclaration admet que les hommes n'ont pas perçu les sommes qui leur sont dues ce que les autorités françaises ont toujours nié. Au sens du droit pénal, cela constitue un fait nouveau. Il ouvre la voie à une saisine de la Cour de cassation afin d'obtenir la réhabilitation judiciaire de l'un des 34 condamnés: le caporal Antoine Abibou. La requête est portée par son fils, Yves Abibou, en étant étayée par le travail de l'historienne. Elle se fonde sur l'article 622 du code pénal selon lequel:
«La révision d'une décision pénale définitive peut être demandée au bénéfice de toute personne reconnue coupable d'un crime ou d'un délit lorsque, après une condamnation, vient se produire un fait nouveau ou à se révéler un élément inconnu de la juridiction au moment du procès de nature à établir l'innocence du condamné ou à faire naître un doute sur sa culpabilité.»
La décision en irrecevabilité est prononcée le 14 décembre 2015 par la commission d'instruction de la Cour de révision et de réexamen. Elle mérite qu'on s'y attarde.
Dans ce qui suit, les officiers désignés par général D... et lieutenant-colonel A... sont respectivement le général Dagnan et le lieutenant-colonel Le Berre.
Première partie du jugement du 14 décembre 2015
Elle reprend les faits pour lesquels le Caporal Antoine Abibou (désigné en tant que Antoine X) est déclaré coupable par le tribunal militaire permanent de Dakar le 6 mars 1945. Sont rappelés le refus d'obéissance, l'outrage à un supérieur et, plus grave, sa participation à une rébellion commise par des militaires armés, au nombre de huit au moins, envers la force armée sous le commandement du lieutenant-colonel Marcel Le Berre.
Seconde partie
Elle rend compte du contexte historique tel qu'il se dégage de l'acte d'accusation, des procès-verbaux d'information et des procès verbaux d'interrogatoire. Lisons-la intégralement[3]:
Les pièces de la procédure font apparaître les faits suivants:
Antoine X... ou HX, né en 1913 ou 1914 au Dahomey, s'était engagé, le [...] 1938, dans les troupes coloniales, pour une durée de quatre ans. Désigné pour continuer ses services à l'extérieur, il avait débarqué à Bordeaux le [...] 1939 et avait été affecté au 12^{ème} régiment de tirailleurs sénégalais. Selon les déclarations qu'il a faites lors de l'instruction, il avait été capturé par les allemands le [...] 1943, était allé à Paris et, quelques semaines plus tard, avait rejoint le maquis.
Le 5 novembre 1944, il quittait la France métropolitaine à bord du Circassia, en même temps que mille trois cents tirailleurs sénégalais regagnant l'Afrique après avoir été retenus en captivité dans les camps de Rennes, La Flèche et Versailles. Le Ciracassia arrivait à Dakar le 21 novembre 1944. Le détachement était dirigé vers le camp de Tiaroye ou Thiaroye où il devait être procédé à diverses opérations administratives préalables à la mise en route des tirailleurs vers leurs corps d'affectation d'origine.
Lors de l'embarquement à Morlaix, des incidents s'étaient produits, liés à des revendications financières émises par certains tirailleurs qui se plaignaient de ne pas avoir reçu leur solde ou de n'en avoir perçu qu'une fraction. Selon un rapport par le chef d'escadron B..., commandant du détachement de ces rapatriés, les tirailleurs de Versailles avaient perçu la quasi totalité de leur solde et, en tout cas, davantage que ceux de La Flèche, mais ceux de Rennes n'avaient pas été payés du tout. La moitié des mille six hommes composant le détachement avait, dans un premier temps, refusé d'embarquer mais, sur ce nombre, cinq cent avaient finalement accepté de monter à bord après avoir été payés «d'après les taux approximatifs appliqués au[sic] tirailleurs de Versailles».
Peu après l'arrivée au camp de Thiaroye, les revendications financières reprenaient, les tirailleurs affirmant qu'il leur avait été indiqué, avant leur départ à Morlaix, que les sommes qu'ils avaient perçues ne constituaient qu'une avance. Le 27 novembre, des menaces été proférées et, selon sa déposition, le lieutenant-colonel C..., commandant du dépôt des isolés coloniaux de Tiaroye, n'était autorisé à quitter le camp que sous la condition «de se rendre à Dakar pour voir le Général et téléphoner à Paris et de revenir le lendemain avec l'argent sinon je resterais leur prisonnier». Il revenait le lendemain, 28 novembre, accompagné du général D..., commandant la division Sénégal-Mauritanie. Des tirailleurs qui devaient partir vers leur colonie, située dans le centre de l'Afrique occidentale française, refusaient de monter à bord du train qui devait les transporter. Un groupe, composé d'une centaine de personnes, se rassemblait à proximité du bureau du camp, s'opposait au départ du général en immobilisant sa voiture et présentait les revendications de l'ensemble des rapatriés par l'intermédiaire d'un sous-officier indigène. Ils réclamaient un rappel de solde sur quatre ans, une indemnité forfaitaire de combat, une indemnité de maintien sous les drapeaux au-delà de la durée légale et une prime de démobilisation. Le général D... s'engageait à étudier ces demandes mais précisait qu'il ne pouvait les accueillir de sa propre autorité. Il lui était répondu que les tirailleurs acceptaient d'attendre mais ne quitteraient pas le camp avant d'être payés. Le général pouvait alors partir, les cailloux qui avaient été placés sous les roues de son véhicule pour les bloquer étant retirés.
Le 29 novembre au matin, certains tirailleurs s'opposaient encore au départ de leurs camarades vers leur colonie d'origine, mais un détachement d'une quinzaine d'hommes pouvait prendre le train en direction de Thiès (Sénégal) après qu'un officier leur eut remis une attestation mentionnant que leur situation pécuniaire n'était pas réglée. Aucun incident particulier n'était signalé pour la journée du 30 novembre.
Selon le rapport établi par le lieutenant-colonel A..., du 6ème régiment d'artillerie coloniale, le 30 novembre au soir étaient arrêtées les conditions dans lesquelles devait avoir lieu, le lendemain, sous l'autorité de cet officier, une opération ordonnée par le général commandant la division Sénégal-Mauritanie. Vers 20 heures, le lieutenant-colonel A... recevait un renseignement selon lequel «beaucoup de mutins» étaient armés de pistolets, de revolvers et peut-être de grenades et de pistolets-mitrailleurs, et avaient l'intention de «descendre» le lieutenant-colonel C... Il était également indiqué que les «mutins» avaient installé un poste de guet à une intersection située à environ cinq cents mètres des premières baraques du camp. A l'issue d'une réunion à laquelle participaient le lieutenant Max Z... et le capitaine E..., il était décidé qu'une colonne motorisée, composée chacune de trois auto-mitrailleuses, d'un char, de deux autochenilles et de quatre voitures de reconnaissance portant chacune une arme automatique de type mitrailleuse ou fusil-mitrailleur, entrerait dans le camp, suivie de trois camionnettes transportant au total quarante hommes européens qui, sous les ordres du capitaine E..., se déploieraient en silence à l'intérieur du camp «avec mission de faire rassembler les ex-prisonniers sur le terre-plein». L'usage des armes n'était autorisé que l'ordre du lieutenant-colonel A... qui devait prendre place dans le premier véhicule de reconnaissance.
Le 1er décembre, à 6h30, sur ordre du général commandant la division Sénégal-Mauritanie, deux pelotons de gendarmes à cheval se mettaient en position à deux kilomètres du camp, avec mission de surveiller l'espace compris entre la voie ferrée et la route de Rufisque, d'empêcher les «tirailleurs mutins» de s'enfuir et de les rabattre vers le camp. Cette mission se déroulait sans incident.
Vers 7 heures, le détachement d'intervention aux ordres du lieutenant-colonel A..., pénétrait dans le camp. Selon les rapports et dépositions figurant au dossier, l'ordre donné aux «rapatriés» de se rassembler sur l'esplanade n'était exécuté qu'avec retard et seulement par une partie d'entre eux. Les autres, dont certains étaient armés (armes blanches, armes à feu, grenade, barres de fer) prenaient à partie les militaires du détachement d'intervention, proféraient des menaces de mort à leur encontre et incitaient leurs camarades à la désobéissance. Un groupe, tentait de s'emparait d'une auto-mitrailleuse. Un «rapatrié» mettait en joue le sous-lieutenant F... avec une arme de poing. Le sous-lieutenant G... était jeté à terre et son pistolet lui était arraché des mains. Quelques coups de feu étaient tirés à partir du «camp des rebelles». A 9 heures 20, jugeant la situation critique, le lieutenant-colonel A... faisait distribuer des munitions aux sections d'intervention et, après avoir fait sonner une dernière fois le garde-à-vous et fait tirer une salve en l'air, donnait l'ordre d'ouvrir le feu sur les «mutins», au nombre d'environ cinq cents selon le rapport du lieutenant-colonel A... et le témoignage du lieutenant H..., dont la moitié était armée de baïonnettes ou de couteaux.
Au cours des opérations, le tirailleur I..., du détachement d'intervention, était blessé à la main gauche par une balle de mousqueton, quelques instants après avoir reçu l'ordre de se coucher, peut-être au moment de la salve en l'air. Une expertise du projectile révélait qu'il ne pouvait pas avoir été tiré par l'unique mousqueton placé sous scellé et avait atteint la victime après avoir ricoché.
Après la cessation du feu, il était procédé, sur les lieux du rassemblement, à l'identification et à l'interpellation des militaires suspectés d'avoir commis des actes de désobéissances et de rébellion, parmi lesquels Antoine X...
Une fouille des hommes et du camp permettait la découverte d'armes et munitions: soixante-quatorze baïonnettes françaises ou allemandes; un sabre-baïonnette; un chargeur de pistolet mitrailleur contenant dix-huit cartouches, plusieurs pistolets (leur nombre est difficilement lisible sur l'inventaire), certains avec chargeurs et cartouches, six revolvers, plusieurs autres armes à feu, dont un mousqueton, deux grenades ainsi que de nombreuses cartouches.
Troisième partie
Elle est consacrée à l'arrestation du Caporal Abibou et aux témoignages incriminants pour son comportement au matin du 1er décembre mais également la veille. Selon les dires d'un adjudant effectuant une patrouille le soir du 30 novembre, Antoine Abibou se serait adressé à d'autres ex-prisonniers en tenant ces propos de nature à avertir d'une conjuration: «attention, à partir de 9 heures personne dehors».
Quatrième partie
Elle traite des propos tenus par Antoine Abibou lors de la procédure d'instruction. Sa version des faits consiste à rappeler qu'il était malade, ayant contracté une dysenterie lors de la traversée. Pour cette raison, il affirme être resté couché dans sa case le soir du 30 novembre alors que ses camarades étaient partis danser. Il affirme également s'être rendu de bonne heure à l'infirmerie du camp ce premier décembre et y avoir demeuré jusqu'à ce que d'autres tirailleurs l'informent de leur intention de rejoindre le rassemblement. Il déclare avoir été sur l'esplanade de son plein gré, non contraint pas la menace d'une arme comme l'avance l'aspirant Idrac qui l'accuse de lui avoir désobéi et de l'avoir outragé par ses propos: «je suis chez moi ici, je n'ai pas d'ordre à recevoir et personne ne doit me faire sortir d'ici» et «si le sang noir coule aujourd'hui, attention à vous, ce sera la fin de tout le monde ici».
Il est à noter qu'Antoine Abibou est arrêté alors qu'il est présent sur le lieu du rassemblement.
Cinquième partie
Elle concerne la fin de l'enquête conduite en 1944 par l'officier de police judiciaire et l'acte d'accusation dressé le 15 février 1945. Les principaux éléments à charge portés contre le Caporal Abibou y sont résumés. La partie se termine par le rappel de la légalité de la procédure:
«Par décision du 17 avril 1945, le tribunal militaire de cassation permanent d'Alger rejetait le recours formé par l'ensemble des condamnés, aux motifs qu'aucun moyen n'était produit, que le tribunal militaire était composé conformément à la loi, que la procédure était régulière et que la peine avait été légalement appliquée aux faits déclarés constants par le dit tribunal.»
Sixième partie
Cette partie conclusive rassemble les attendus du jugement rendu le 14 décembre 2015. Les deux derniers sont ainsi rédigés:
Attendu, enfin, et sans que cette appréciation puisse être considérée comme une approbation des conditions dans lesquelles a été réprimée la rébellion des tirailleurs rapatriés, il apparaît que les circonstances exactes dans lesquelles a été donné et exécuté l'ordre de tir, ainsi que le nombre de tués et blessés est sans lien avec la question de la culpabilité, cette répression ayant, en tout état de cause, été exercée après la commission des infractions reprochées à Antoine X..., à l'exception du refus d'obéissance concomitant à son interpellation;
Attendu qu'il y a lieu, en conséquence, de déclarer irrecevable la demande en révision;
PAR CES MOTIFS,
DÉCLARE IRRECEVABLE, LA DEMANDE PRÉSENTÉE PAR M. X...,
Tandis qu'elle s'en défend, la Cour de cassation adhère sans réserve au récit autour du contexte de l'ouverture du feu et admet que la négligence sur le nombre de victimes est sans incidence sur la lecture qu'elle donne de son contexte. On doit contester cette approche. On doit également lire cette critique du jugement en ayant présent à l'esprit le rejet de la demande d'actes déposée fin 2019 par Yves Abibou, Mamadou Coulibaly et Jacob Diakité auprès du Procueur de Paris. Le rejet fut notifié en 2021.
La Cour de cassation reste prisonnière du récit institué par le tribunal militaire de Dakar. Face au reflet gauchi de sa propre violence, l'institution judiciaire ne parvient pas à dépasser les représentations qu'elle a contribué à forger.
Allons sur le fond. Le point d'entrée de la procédure est la spoliation des soldes de captivité qui a été niée avec constance sur sept décennies. Dans le jugement, ce point est abordé à plusieurs reprises. La première mention est située dans la seconde partie dont le verbatim a été exposé plus haut.
Dans ce paragraphe, deux faits inexacts sont présentés comme étant des éléments de contexte. Le dossier produit en appui de la requête fournissait d'utiles précisions à leur sujet. En premier lieu, le rapport Quinchard est un rapport mensonger écrit sur ordre de ses supérieurs un mois après la commission du meurtre. L'officier qui était responsable du détachement sur le territoire métropolitain n'a pas pu embarquer sur le navire pour raison de santé. La distance géographique qui le sépare de ses hommes au moment où il rédige son rapport invite à la plus grande circonspection, d'autant que les dires des officiers à Dakar ne valident pas ses allégations. En second lieu, le chiffre des tirailleurs censés embarquer, situé à 1600 hommes, est également inexact. Ils étaient pas loin de 2000 d'après une fiche des Renseignements Généraux et, parmi eux, se trouvent 315 ex-prisonniers qui refusent de monter à bord du navire. Cela fait un total d'environ 1650 rapatriés à l'arrivée à Dakar et non 1300 comme le suggère le calcul indiqué. Ces données inexactes résument sans détour la nature de ce qu'Armelle Mabon nomme la machination. Le récit fictionnel de l'incrimination doit faire disparaître le bilan exact des victimes. Pour que ce bilan puisse être minoré d'un facteur proche de dix, il est nécessaire de remonter à la source des chiffres et de minorer, de plus de 300, le nombre d'ex-prisonniers qui prennent la mer. De cette comptabilité macabre ressort la concordance numérique entre la minoration du nombre de rapatriés et le bilan dissimulé des victimes. On ne s'étonnera pas que de nombreux documents produits à l'issue de la fusillade font état de 1200, 1280 ou 1300 rapatriés débarqués à Dakar. Ce même chiffre apparaissant dans des documents antérieurs au 1er décembre 1944, ces derniers s'en trouvent antidatés.
Lorsque la Cour de cassation entend signifier qu'elle n'approuve pas les conditions d'ouverture du feu elle commet une erreur de droit en négligeant de s'assurer du bien fondé des éléments de contexte qui président à la compréhension des faits reprochés aux condamnés. Les attendus formés à propos des soldes de captivités font entendre d'étranges dissonances:
Attendu qu'il ne ressort pas des pièces de la procédure que les revendications financières des tirailleurs étaient illégitimes; qu'en particulier l'acte d'accusation, qui ne reflète au demeurant que la position de l'autorité remplissant les fonctions du ministère public auprès du tribunal militaire, ne fait état que du versement d'avances sur solde payées avant leur embarquement à Morlaix ou pendant la traversée; qu'en tout état de cause, la légitimité de ces revendications ne constituait pas un fait justificatif autorisant la commission des infractions dont Antoine X... a été reconnu coupable; qu'il s'en suit que les pièces produites par le demandeur dans ses mémoires en révision, qui établiraient que les tirailleurs rapatriés n'avaient reçu qu'une partie de leur solde qui leur était due, bien que non soumise à l'examen des juges, sont étrangères à la question de culpabilité;
Détacher la culpabilité des condamnés et l'éventuel non-versement des soldes de captivités ou leur versement partiel se lit comme un souci majeur pour la Cour de cassation. Cette manière de procéder relève d'une rationalité argumentative trompeuse. Certainement la même qui précisément fait admettre au Président Hollande que les rapatriés ont été spoliés mais qu'il n'y pas de meurtre commis contre des innocents. Au fondement de cette argumentation figure la non prise en compte du problème du langage et la réduction de la question à une mésentente sur des intérêts purement matériels.
Je précise que les lignes qui suivent doivent beaucoup à l'excellent essai de Jacques Rancière[4] auxquelles elles empruntent certaines formulations tout en les transposant à la situation présente.
Les anciens prisonniers de guerre qui s'adressent à leurs supérieurs pour la satisfaction de leurs droits se font compter comme interlocuteurs et doivent faire comme si la scène sur laquelle ils avancent existait, comme s'il y a avait un monde commun d'argumentation, ce qui est éminemment raisonnable et éminemment déraisonnable, éminemment sage et résolument subversif, puisque ce monde n'existe pas. La lecture des archives, les voix qu'elles font entendre, tiennent de l'exaspération de ce paradoxe leur structure discursives singulières: elles montrent que c'est bien en tant qu'êtres parlants raisonnables prêts à faire valoir leur droits que les rapatriés tiennent à exposer leur griefs. Que l'acte qui les amène à refuser d'embarquer pour Bamako et à rencontrer le général Dagnan, n'est pas un bruit, une réaction violente à une situation pénible mais qu'il exprime un logos, lequel n'est pas seulement l'état d'un rapport de forces mais constitue une démonstration de leur droit, une manifestation du juste qui peut être comprise par l'autre partie.
Bien sûr, cette reconnaissance n'a pas lieu parce que ce qu'elle présuppose elle-même n'est pas reconnu, à savoir qu'il y ait un monde commun, sous la forme d'un espace public, où deux groupes d'êtres parlants échangeraient leurs arguments. Or le monde de l'armée, et plus singulièrement celui de l'armée coloniale, est supposé être un univers fermé sur lui-même où un individu s'adresse à un supérieur hiérarchique sans possibilité de recours à une structure médiate susceptible de faire entendre ses arguments à des tiers. La structuration discursive du conflit entre les rapatriés et leur hiérarchie s'enrichit alors d'un second élément, d'un second moment, qui s'énonce ainsi: «nous avons raison d'argumenter nos droits et de poser ainsi l'existence d'un monde commun d'argumentation. Et nous avons raison de le faire précisément parce que ceux qui devraient le reconnaître ne le font pas, parce qu'ils agissent comme des gens qui ignorent l'existence de ce monde commun». Il convient dès lors d'être attentif à ce passage du rapport du général Dagnan:
D'autre part ces tirailleurs prisonniers ont assisté en France comme spectateurs, parfois comme acteurs, à l'éclosion et au magnifique déroulement de la Résistance et de l'action des F.F.I — ils n'étaient pas moralement, intellectuellement et socialement capables de comprendre la grandeur la beauté, la nécessité de ce mouvement qui s'improvisait en dehors de toute autorité régulière pour le salut de la Patrie — il n'en ont reconnu que les procédés d'exécution et la possibilité une fois revenus dans leurs pays, d'appuyer par la force où l'intimidation, leurs revendications, ou l'exécution de missions de désordre émanant d'agents ennemis.
Le syntagme «comprendre» ou «compréhension» est bien ce qui doit diriger notre lecture du rapport Dagnan. La négation de l'existence d'un monde commun sous-tendu par les revendications des rapatriés est mise à mal par la participation de certains d'entre eux à la Résistance sur le sol métropolitain. Antoine Abibou est de ceux-là. Aussi, lorsque le général disqualifie de la manière la plus grossière qui soit l'idée que les rapatriés aient pu saisir l'enjeu derrière ce mouvement il livre, malgré lui, la raison ultime de la mobilisation de la force armée: réduire au silence ceux qui par leur langage font advenir un monde commun.
Le syntagme «comprendre» ou «compréhension» est bien ce qui doit diriger notre lecture de rapport. L'impossibilité de l'existence d'un monde commun sous-tendu par les revendications des rapatriés est mise à mal par la participation de certains d'entre eux à la Résistance sur le sol métropolitain. Antoine Abibou est de ceux-là. Aussi, lorsque le général disqualifie de la manière la plus grossière qui soit l'idée que les rapatriés aient pu saisir l'enjeu derrière ce mouvement il livre, malgré lui, la raison ultime de la mobilisation de la force armée: réduire au silence ceux qui par leur langage font advenir un monde commun. Dès lors, nous ne sommes pas surpris de retrouver ce même syntagme, avec une acception très spécifique, dans la conclusion de ce même rapport:
Ces mesures, j'en ai en mon âme et conscience la certitude absolue, étaient seules capables de ramener les prisonniers rapatriés à la juste compréhension de leurs devoirs. Elles étaient en outre indispensables pour sauvegarder l'ordre et la sécurité publique compromis à Dakar par la proximité de ce détachement en état de rébellion.
Thiaroye, 1er décembre 1944, est un drame du langage. C'est en ce sens qu'on est autorisé à dire qu'il est universel.
- lien-001: Armelle Mabon, Le massacre de Thiaroye; 1^{er} décembre 1944; Histoire d’un mensonge d'État, le passager clandestin,
novembre 2024. - lien-002: Armelle Mabon, blog mediapart. https://blogs.mediapart.fr/armelle-mabon/blog
- lien-003: Document disponible en ligne à l'adresse: https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2016/01/fl0501vt15rev040.pdf
- lien-004: Jacques Rancière, La mésentente, sous-titré: Politique et philosophie, La fabrique éditions, 2025, Page 70 et suivantes.