En France, où le cannabis reste soumis à la loi d’exception de prohibition, un article de France 3 region explorait il y a peu le phénomène de femmes jeunes, éduquées et professionnellement stables qui naviguent entre la consommation et la vente de drogues, mettant en lumière leur autonomie et la remise en question des stéréotypes de genre dans un contexte de société qui évolue.
En Californie, là où le cannabis est légal pour différents usages, une thèse de Alisha Adelman publiée il y a 10 ans déjà examinait les interactions entre dynamiques de genre et division du travail dans le secteur de l’agriculture cannabique du comté de Humboldt, où la weed est désormais devenue traditionnelle… Cette thèse soulignait le rôle économique et domestique des femmes ainsi que les défis qu'elles rencontrent face au stigmate de la criminalité et aux attitudes patriarcales dans un secteur dont la légalité est en constante évolution depuis.
Face à ces situations diverses et à la nécessité d’adopter une perspective de genre dans l’approche des questions de légalisation, il est utile de se pencher sur le passé pour préparer l’avenir. En effet, les liens entre les femmes et le cannabis (“chanvre” son nom vernaculaire dans la langue de Rabelais) sont puissants et anciens, et surtout en région Méditerranée.
Dans les régions méditerranéennes (et aujourd’hui surtout du sud) le lien entre les femmes et le chanvre a une longue histoire trop souvent méconnue, qui perdure pourtant jusqu’à nos jours. À l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, il est pertinent d'explorer ces interactions passées et présentes, ainsi que les défis auxquels les femmes sont confrontées dans le secteur du cannabis. En mettant en lumière les contributions souvent invisibilisées des femmes à la culture et à la production de cannabis (mais aussi les contributions à la recherche, en particulier de la sociologue franco-marocaine Kenza Afsahi), ce texte examine également les implications sociales et légales de leur participation et les obstacles persistants à leur reconnaissance et à leur inclusion dans les débats politiques et les réformes en cours.
Femmes et cannabis : des liens millénaires
Une étude publiée dans Scientific Reports en juillet 2023 a révélé que la personne la plus socialement éminente découverte dans les fouilles archéologiques d’une tombe de l'Âge du Cuivre (dans le sud de l’Espagne) n'était pas un homme comme on le supposait précédemment, mais une femme. Surtout, l’article rapporte la découverte de traces chimiques de cannabis aux côtés d’autres objets de valeur accompagnant la dépouille enterrée. Cette découverte suggère que le cannabis faisait probablement partie des substances utilisées par les communautés de l'époque, peut-être à des fins rituelles, cérémonielles, ou comme éléments de prestige dans les offrandes funéraires. Cette référence au cannabis suggère l'importance culturelle et sociale de cette plante dans les pratiques et croyances préhistoriques en Espagne. Surtout, cette étude amène une lumière nouvelle sur les relations qu’entretiennent les femmes avec cette plante en Méditerranée, depuis plus de 4000 ans.
Quand on sait que le cannabis est une plante autochtone de tout le pourtout mediterraneen et d’une grande partie de l’Europe, cela ouvre des horizons… Les nouvelles méthodes de recherche en archéologie promettent de nous apporter de nombreux éclaircissements dans les années à venir sur la place particulière du cannabis dans l’histoire Européenne … et l’histoire féminine en particulier.

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Les femmes et la consommation de chanvre psychoactif
Plus récemment, en 1863, le docteur espagnol Carlos Maillana rapportait les observations suivantes à « Constantine et dans bien d'autres localités de l'Algérie »:
« les femmes préparent au moyen du chanvre, non pas une concoction comme les vieilles égyptiennes et thébaines en font encore aujourd'hui, mais des aliments différents et des gâteaux, qu'elles mangent le soir en société avec leurs amies, pour se régaler et plus spécialement pour bannir les soucis et se procurer du plaisir et de la délectation ; en un mot, pour se réjouir, comme elles le disent elles-mêmes. »
Aujourd’hui, on constaterait que les femmes algériennes préparaient des « space-cakes » et se réunissaient en groupes non-mixtes pour profiter des voluptés de la psychoactivité du chanvre. Et dans la même phrase, nous préciserions que les femmes égyptiennes, de leur côté, préféreraient plutôt des boissons cannabiques, comme le bhang !
Qu’en est-il aujourd’hui ? Existe-t-il encore des veillées similaires combinant dans le même espace-temps la sororité, la détente, le plaisir et la recherche de l’ivresse ? Les Morales et préjugés qui ont imposé des standards culturels de sobriéte perpétuelle, avec la prohibition de plantes aux effets “stupéfiants”, a-t-elle eu raison de ces pratiques adultes, traditionnelles et ritualisées ?
A notre grand regret, nous n’avons pas pu mener une discrète enquête de terrain en sillonnant la région de Constantine pour y glaner les témoignages et souvenirs d’une éventuelle subsistance de telles pratiques au XXIème siècle. Pourtant, cette citation extraite ci-dessus invite à mettre l’accent sur la relation historique des femmes à la consommation de chanvre=cannabis (il s’agit bien de la même plante, “chanvre” est le terme en français vernaculaire tandis que “cannabis” en est le synonyme en latin comme généralement on nomme les plantes en botanique ; c’est pourquoi nous utilisons invariablement ces synonymes).
Témoignage : “Pas de culture de cannabis sans les femmes” – Les femmes au coeur de l’agriculture cannabicole/chanvrière
Les femmes, aujourd’hui, ne consomment plus de chanvre. Elles ne sont impliquées que dans la culture et la production. La commercialisation et l’usage est généralement un domaine masculin.
Mohamed Aghzout, un ami marocain jeune paysan originaire des montagnes de Ketama où le chanvre est cultivé aussi loin que la mémoire remonte, nous raconte son étonnement que les femmes (dont il estime qu’elles représentent le trois-quarts du secteur cannabique traditionnel marocain) consomment plus naturellement du tabac que du chanvre (toutes choses égales, car c’est quand même une toute petite minorité qui consomme du tabac).
Le tabac, plante sacrée originaire d’Amérique du Sud, a acquis le caractère de plante locale historique, dont personne ne semble questionner l’origine. Face à cela, les discussions autour de l’arrivée du cannabis dans la région sont légion… alors même que les données historiques et archéologiques confirment sa présence depuis plusieurs millénaires (à l’instar de tout le pourtour méditerranéen).
Femmes et cannabis ne riment donc plus aujourd’hui avec usage, mais seulement avec travail.
Les tâches les plus pénibles, mais aussi les plus importantes, sont réalisées par les femmes marocaines, en particulier le laborieux travail d’arrachage des mauvaises herbes, permettant aux pieds de chanvre de se développer convenablement et sans concurrence déloyale d’espèces parasites. Ces tâches agricoles, comme d’autres, sont à la base de la qualité aussi bien écologique et environnementale que relative aux effets, saveurs et goûts des produits finis.
Le chanvre marocain et son “haschisch” demeurent en effet des produits connus et reconnus à travers le monde pour leur exceptionnelle qualité (même si les réalités du marché entre le Maroc et l’Europe, avec ses nombreux intermédiaires et leurs produits de coupe, privent souvent les usagers français de ces caractéristiques).
La chercheuse, les femmes, et le chanvre
Kenza Afsahi est une chercheuse et politologue franco-marocaine de l’Université de Bordeaux, spécialisée dans les questions liées aux politiques de drogues, notamment le chanvre, ainsi que dans les domaines de la justice sociale, des migrations et des droits humains.
Elle publiait il y a presque une décennie l’inévitable « Pas de culture de cannabis sans les femmes. Le cas du Rif au Maroc » (dans le volume 39, numéro 1 du Déviance et Sociétés de 2015) où elle constatait que :
« Les femmes dans le monde seraient moins consommatrices de drogues que les hommes, pourtant les études consacrées à leur consommation sont abondantes. Par contre, au stade de la production de drogues, les études les concernant sont rares. »
En effet, ses travaux mettent en lumière une réalité trop souvent oubliée au nord de la méditerranée : l’implication des femmes dans la culture et la production de “drogues” dans la plupart des pays (elle cite les exemples de l’Afghanistan, de l’Inde, du Laos, du Pérou, de la Turquie, etc.) et les améliorations des conditions de vie, économiques et sociales, que cela leur apporte.
Afsahi se penche en particulier sur la place des femmes dans la culture de cannabis dans la région montagneuse du Rif au Maroc, montrant que les femmes sont des actrices incontournables de cette économie étroitement liée aux marchés de consommation européens, allant jusqu’à défendre l’idée que, sans elles, la culture de chanvre marocain pour le marché récréatif ne serait pas viable.
Elle souligne aussi la contribution essentielle, l’implication et les efforts sans limite des femmes aussi dans la culture et la production (le travail de la terre et dans les différents contextes de production agricole, la transformation et la commercialisation du cannabis) que dans la sphère domestique, soulignant qu’elles « assument, du matin très tôt jusqu’au soir un enchaînement de tâches, à l’intérieur comme à l’extérieur, selon les saisons, et selon le nombre des membres de la famille ».
Alors que le Maroc entreprend des réformes du statut légal du chanvre pour différents usages, une des résultantes tragiques de cette division genrée du travail cannabique est la difficulté d’obtenir des retours d'expériences, des avis, des opinions, et une participation des femmes aux discussions autour des évolutions légales. Ce sont majoritairement des hommes qui prennent part aux discussions politiques et aux mouvements de réforme, participant indirectement à invisibiliser encore plus les femmes en ne facilitant pas une approche spécifique dans le cadre des réformes.
Mais, lorsque la France régulera le cannabis : quelle relation établiera-t-elle avec le Maroc ? Quelle place pour les zones de culture traditionnelle, et notamment pour les femmes qui en constituent l’âme séculaire ? Saura-t-on prendre des mesures pour garantir l’implication et ainsi améliorer la qualité de vie de ces femmes, ou participerons-nous à la disparition de pratiques millénaires, qu’elles ont maintenues à bout de bras dans le contexte de la prohibition ?
En ce 8 mars, il est essentiel de reconnaître le rôle millénaire et aujourd’hui plus que jamais vital des femmes dans la culture et l’agriculture du chanvre sous toutes ses formes et pour tous ses usages en Méditerranée sud, tout en soulignant les défis persistants auxquels elles font face dans leur reconnaissance et leur engagement et participation aux processus de réformes en cours. Au nord de la Méditerranée, il s’agirait, aussi, de renouer avec des histoires locales oubliées, au cœur des traditions européennes liées aux usages du cannabis, aussi psychoactif, et très souvent féminin.
Pour aller plus loin :