Il y a certains matins qui t’arrachent la gueule très fort. Je dis “certains” par coquette politesse mais c’est chaque putain de matin. Le seum profond et primaire d’exister. La tendresse et l’innocence du flou des 10 premières secondes après le réveil laissent place à un abîme de dégoût et de rage. Oh putain, j’avais oublié le temps d’un miraculeux moment que je vivais dans cette putain de réalité.
Ainsi donc commence ma macabre morning routine qui, dans un effort désespéré de survie, consiste à faire l’inventaire de chaque personne, physique ou morale, chaque dispositif social et politique, formel et informel, qui peut me buter. Me voilà, popstar postcoloniale à la pétillante mélancolie, à commencer chaque journée avec une bonne dose de violence, parce que je préfère mille fois supporter la tension constante de la menace plutôt que d’être dégommée par ce qui peut surgir de nulle part. Mon gros cul devrait plutôt être posé dans un transat à la plage avec une pina colada et des calamars frits. La go est aigrie, saoulée, l’abricot est sec.
Si seulement mon seum n’engageait que moi. Le cas échéant, je serais la plus ravie des connasses. Parce qu’au moins, j’aurais une quête à mener : cesser d’être aussi frigidement engagée dans le déplaisir et nourrir un rapport lumineux à la réalité. C’est sûr que c’est facile de nouer un lien apaisé avec une société qui s’est jurée de t’arracher toutes les ailes que t’auras eu le culot de te faire pousser. A ce stade, énumérer les innombrables dommages que les quinquennats Macron ont causés, c’est même pas enfoncer des portes ouvertes, c’est foncer dans les murs vissée sur une boule de démolition Miley-style. Le chômage ? Pouf, on t’emmerde le chômage. La retraite ? Pouf, nique ta race la retraite. Les services publics ? On va les privatiser tellement fort qu’on va faire passer le festival de Cannes pour une brocante de quartier all-inclusive. Protéger les habitants des actes de violences qui pullulent dans l’impunité et la décomplexion ? Et puis quoi encore ?
Jamais je n’aurais cru constater dans ma vie de commentatrice délicieusement bootleg un spectacle politique aussi effarant que celui dont on nous gratifie depuis le début de la pandémie de Covid-19. Pourtant, ce n’est pas comme si les mois précédents avaient été les témoins d’un souci particulier de nos gouvernants pour nos besoins. Rappelez-vous, le premier confinement a été imposé au milieu d’une vague de mobilisation contre une réforme des retraites imposée Manu militari, sans oublier, bien entendu, le rendez-vous annuel préféré des Français : la présentation de la collection automne-hiver d’islamophobie et de racisme, cousue main à partir de polémiques stériles sur le dos de boucs émissaires qui galéraient déjà assez comme ça. Donc ouais, la France est un boeuf bourguignon de tourments socio-politiques depuis des décennies, la pandémie n’a rien inauguré. Cependant, ce qui distingue cette période qui commence avec l’instauration d’un confinement et d’un dispositif répressif plus large sous couvert de crise sanitaire, c’est bien l’allégeance des gouvernements Macron à un néo-conservatisme prédateur, avec pour résultat, l’intensification des nécropolitiques propres aux racines colonialistes de notre tendre République.
Que de mots compliqués pour vous dire que vous avez dû constater combien la mort était présente dans les vies collectives mais aussi dans les subjectivités individuelles des personnes dominées socialement et politiquement. Dans nos perspectives, dans nos comportements, dans nos psychés malmenées par des traumas bien trop fréquents. T’en prends par gamelles alors que t’as même pas fini de digérer le premier service. Si vous ne voyez pas de quoi je parle, je suis ravie pour vous mais c’est plus qu’un euphémisme que de dire que ça ne va pas fort du tout du côté des meufs sucrées comme moi. Celles qui ont eu la chance d’être à la fois trans, à la fois migrantes, celles qui transitionnent jeunes et seules, celles qui, pré-transition, n’ont jamais connu cette fameuse masculinité dominante qu’octroie le mythe de la socialisation primaire, puisqu’on est souvent habituées très tôt aussi bien à l’aliénation et l’infantilisation misogyne qu’à la délégitimation par le grotesque. Bref, que du miel, que du soin mais attention, nous ne sommes pas les seules à être gâtées dans cette économie. Cette sur-présence de la mort n’est pas l’apanage des femmes trans et des personnes trans au sens large. L’immense luxe d’être forcé à contempler sa propre mortalité ainsi que sa propre tuabilité est également offert aux hommes noirs et arabes, français et migrants, aux descendants et descendantes des immigrations post-coloniales, bref, tous les indigènes qui ont l’abjecte audace de ne pas s’auto-détruire au nom de l’assimilation. L’été 2023 a d’ailleurs posé un nouveau jalon dans la consécration de notre tuabilité : lorsque l’assassin du jeune Nahel a été récompensé d’un bon million d’euros pour ses services à la Nation. Oui, tuer un arabe, tuer un noir, ce n’est pas seulement permis, c’est aussi requis.
En dehors de la France hexagonale, si l’on prend en compte l’aridité du service public et les difficultés d’accès aux droits dans les colonies de la France d’Outre-mer, on ne peut refouler le constat d’une gestion politique par la terreur où l’imbrication de la mort et de la précarité garde les sujets dans un stade d’asservissement à peine camouflé. Si on prend l’exemple de Mayotte, on parle quand même d’un département français, donc, a priori, au même titre que les Hautes-Alpes ou la Vienne, où chaque aspect de la vie sociale est dramatiquement compliqué. Mayotte constitue le désert médical le plus grave du pays, avec 86 généralistes pour 100 000 habitants en 2021, contre 339 pour l’Hexagone. Pourtant, les mahorais n’ont toujours pas accès à la Complémentaire Santé Solidaire qui permet justement aux plus précaires de se soigner un tant soit peu. Au-delà des dispositifs sociaux soit absents soit inaccessibles, il n’y a même pas accès à l’eau potable. Dans un département français. Vous pensez vraiment qu’on laisserait la Vendée crever de soif comme ça ?
Parler de nécropolitique face à ces constats, c’est, pour moi, tenter de situer l'irresponsabilité mortifère de nos pouvoirs publics dans une histoire coloniale, postcoloniale et néo-coloniale et essayer de rétablir des liens de généalogies entre les différentes forces politiques mortifères et leurs imaginaires. Parler de néo-conservatisme, c’est tenter d’identifier les idéologies contemporaines qui viennent sous-tendre les forces politiques et économiques qui prennent d’assaut les débats publics, les espaces médiatiques, la production de savoirs, dans le but de pouvoir imposer une société purifiée racialement et socialement, qui prospère sur l’exploitation des Autres. Je précise également que lorsque le terme de “néo-libéralisme” sera employé dans ce texte, ce sera pour désigner aussi bien les courants théoriques et les politiques économiques qui visent, en gros, à créer un marché économique, dérégulé, aussi stimulé que possible par la concurrence effrénée, la réduction du rôle de l'État et du service public. Le paradis du jeune entrepreneur sans foi ni loi quoi.
En tout état de cause, pour tous les Jean Moulin du dimanche, ceux qui se sont toujours dits qu’ils auraient résisté sous la France de Vichy, vous voila servis, vous avez une opportunité d’éprouver vos valeurs. Face à nos enjeux actuels et futurs, on va vraiment pouvoir mesurer vos supposées capacités de résistance. Jusqu’ici, vous ne vous faites pas honneur.
Biopolitiques et rationalismes modernes : rallier les brebis égarées :
Si vous êtes dans mes cercles proches, vous devez savoir combien je suis obsédée par la notion de “nécropolitique”. Pour cause, je pense qu’on a cruellement besoin de démocratiser des cadres d’analyse qui ne font pas l’économie des enjeux de mort et de cruauté qui entourent certaines questions socio-politiques prioritaires. Ainsi donc, durant un été radieux de 2003 (ou peut-être était-ce un hiver opalin, je ne sais pas, je ne sais plus), l'historien et politologue Achille Mbembe publie l’essai Nécropolitique, à partir de l’hypothèse selon laquelle l’expression ultime de la souveraineté réside largement dans le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir. En d’autres termes, décider qui vit, qui meurt et pourquoi, constituerait le critère de l’exercice des plus hauts pouvoirs, selon les cultures politiques qui tiennent actuellement les rênes des Etats. Mbembe se pose donc les questions suivantes : dans quelles conditions concrètes s’exerce ce pouvoir de faire mourir, de laisser vivre ou d’exposer à la mort ? Qui est le sujet de ce droit ? Que nous dit la mise en œuvre de ce pouvoir sur la personne qui est ainsi mise à mort, et de la relation d’inimitié qui oppose cette personne à son meurtrier ? La notion de biopouvoir rend-elle compte de la manière dont la politique fait aujourd’hui du meurtre de son ennemi son objectif premier et absolu, sous le couvert de la guerre, de la résistance, ou de la lutte contre la terreur ?
Mbembe s’appuie donc sur les travaux de Michel Foucault et sur la notion de biopouvoir, ce domaine de la vie sur lequel le pouvoir a établi son contrôle, soit la façon dont le contrôle politique s’exerce premièrement sur nos comportements, nos corps, nos individualités mais également nos subjectivités. Ce sont ces fines caractéristiques qui appartiennent au domaine du personnel et qui se retrouvent à être employées comme rouages des mécaniques d’un conditionnement social. Si Foucault parle de biopouvoir, c’est pour marquer une rupture avec les paradigmes politiques de l’Ancien Régime, où l’enjeu principal du souverain était d’exercer sa souveraineté avant tout sur des territoires. L’avènement des républiques laïques, des démocraties et des Etats-nations a ensuite précipité le déclin des souverainetés médiévales et antiques, à grand renfort de rationalisme pseudo-humaniste, prétendant à la maîtrise pure et parfaite du monde tangible et manipulable. Mais attention, on n’est pas comme ces tarés de religieux qui justifient les pires atrocités par la volonté de Dieu. Nous, on fait couler le sang parce que la Raison le dicte et on ne peut s’opposer à ça que lorsqu’on est foutrement déraisonnable. J’espère que vous apprécierez ma narration express de la démocratisation de la philosophie des Lumières via la Révolution Française et la naissance de la Première République. Historiographes de France, bouffez votre seum.
Ainsi, la modernité sur le plan politique s’illustre par la consécration de la répression par des institutions tutélaires et des dispositifs de contrôle encadrant la désobéissance. Que ce soit l’école, les hôpitaux, la surveillance dans l’espace public, les prisons et les systèmes de justice, tout est conçu pour produire le parfait citoyen et son double maléfique, le pire criminel, avec ses copains les monstres, les malades, les déviants en tout genre. Pour étayer tout cela, il a bien fallu rationaliser cette prise de contrôle massive du vivant par la science, avec la criminologie par exemple, qui s’est rapidement employée à définir les notions d’ennemi de l’Etat et de la société. C’est en tout cas ce qui s’est passé dans le monde européen, dans la société civilisée mais de l’autre côté de la barrière, dans les sombres abysses du monde sauvage et indigène, les dispositions socio-politiques ont été prises avec nettement moins de civilité. En tout cas, vous pouvez, à ce stade, vous dire que la notion de biopouvoir permet de se figurer le processus selon lequel le pouvoir investit le domaine du vivant. On va donc aussi parler du biopouvoir comme du pouvoir, lui-même, qui s’exerce en s’emparant toujours plus étroitement des aspects les plus infimes du vivant : les habitudes sociales, les processus biologiques, les espaces publics, les sensibilités, les émotions, les imaginaires, les intimités, à un niveau aussi bien individuel que général. L’intérêt de la notion de nécropouvoir que Mbembe pose vient donc donner une nouvelle dimension au biopouvoir : un pouvoir qui, non seulement, articule le vivant mais le délimite également par la mise à mort. Au nom de la destruction d’un ennemi dont la mort permettrait la préservation de la vie, la vraie, la seule. Selon ses propres termes, des formes de cruauté plus intimes, plus horribles et plus lentes.
Nécropouvoirs esclavagistes et coloniaux : expérimentations européennes avec la cruauté :
On pourra alléguer qu’il n’y a pas grand chose de choquant à l’idée d’admettre que la bataille contre l’ennemi doit se solder par sa mort. Pour cause, considérons l’existence des imaginaires guerroyants chers à nos fachos qui présentent l’Europe médiévale comme un bain de sang et de testostérone. Ce sont des imaginaires contemporains assez faciles à identifier, nourris par une multitude de pans de nos cultures populaires, comme avec cette pelletée de films hollywoodiens sur les Croisades ou n’importe quelle autre guerre pré-moderne plus ou moins iconique. Pas très gaulois d’ailleurs. Attendez que nos fachos se rendent compte que les Templiers n’ont rien à voir avec la réalisation de Kingdom of Heaven et qu’en plus de ça, Matrix, c’est un truc de tranny. Blague à part, l’Ancien Régime en Europe est en effet une période historique de guerres constantes entre royaumes concurrents à des fins de conquête ou de reconquête mais ce qui les distingue notamment des guerres modernes et post-modernes, c’est un droit de la guerre assorti de la notion de guerre juste. Selon la propre définition de Saint Thomas d’Aquin, folle du désert, dans La Somme Théologique : pour qu’une guerre soit juste, elle doit être déclarée par une autorité publique compétente, la cause doit en être juste, et l’intention de celui qui la mène doit être droite. Forcément, cela dicte des modalités de guerre où la destruction de l’ennemi et de son patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel, ne constitue pas l’objectif premier mais un dernier recours. Ca ne veut pas nécessairement dire qu’on va faire l’économie de la brutalité militaire mais tant qu’on annexe l’ennemi, qu’on dispose de son territoire et de ses ressources, on a calé l’affaire.
En revanche, là où on ne s’est pas embarrassé de considérations humanistes, c’est avec les territoires et populations colonisées. Ben non, pourquoi le ferait-on ? Dans “humanisme”, y’a “humain”. L’humanisme, c’est pour les humains et le sauvage n’est pas humain. En effet, selon les mots de Mbembe, le fait que les colonies peuvent être gouvernées dans l’absence absolue de loi vient du déni raciste de tout point commun entre le conquérant et l’indigène. Aux yeux du conquérant, la vie sauvage n’est qu’une autre forme de vie animale, une expérience horrifiante, quelque chose de radicalement autre (alien), au-delà de l’imagination ou de la compréhension. Si une telle distorsion intervient dans le rapport du colon aux populations qu’il colonise, ce n’est pas simplement en vertu d’une différence de couleur de peau. En citant Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme : ce qui rendait les sauvages différents des autres êtres humains était moins la couleur de leur peau, que le fait « qu’ils se comportaient comme partie intégrante de la nature, qu’ils traitaient la nature comme maître incontesté ». Ainsi la nature reste, « dans toute sa majesté, la seule et toute-puissante réalité - en comparaison, [eux-mêmes] faisaient figure de fantômes irréels, illusoires. Les sauvages sont, pour ainsi dire, des êtres humains “naturels”, à qui il manquait le caractère spécifiquement humain, la réalité spécifiquement humaine, à tel point que lorsque les Européens les massacraient, ils n’avaient pas, au fond, conscience de commettre un meurtre. En d’autres termes, vu que les sauvages aiment tout particulièrement se comporter comme des petites nymphes sylvestres en dehors de toute considération de vie pratique et concrète, ça ne change rien de les éliminer. Des PNJ de merde quoi.
Tuer un sauvage, c’est même tout à fait souhaitable. C’est la BA du jour, comme planter un arbre avec Lilo. Il faut bien comprendre la nécessité pour les imaginaires coloniaux de disposer d’un terrain où l’horreur, habituellement délimitée par la légalité, est permise. En effet, pour Mbembe, toutes les manifestations de guerre et d’hostilité rendues marginales par l’imaginaire légal européen, trouvent dans les colonies un lieu pour ré-émerger. Ici, la fiction d’une distinction entre « fins de la guerre » et « moyens de la guerre » s’effondre tout comme l’idée selon laquelle la guerre fonctionnerait comme un affrontement soumis à des règles, s’opposant au pur massacre sans risque ou justification instrumentale. Pratiques ces colonies n’est-ce pas ? Inutile de réfléchir à des buts légitimes de faire la guerre, de prévoir des moyens proportionnés pour les atteindre et de s’engager à faire perdurer la paix après le conflit. Avec une entité politique et territoriale légitime, on entre en guerre et on sort de la guerre. Guerre et paix s’articulent selon des séquences finies, autour d’une dialectique fixée. Lorsqu’on est en territoire colonisé, la guerre est perpétuelle et la violence est illimitée. Pourquoi ? Déjà, parce que ça fait plaisir de pouvoir tout à la fois extraire des ressources sans commune mesure et tuer, violer, asservir, de façons aussi fonctionnelles que ludiques, tout en ayant toutes les largesses de conscience pour moraliser ce qui serait qualifié de crime monstrueux dans d’autres contextes. Le mieux, c’est qu’on s’octroie aussi par la même occasion un espace d’expérimentation pour les formes les plus macabres d’exercice de souveraineté. On mesure l’efficacité de la violence sur des ersatz d’humains, on met au point de nouvelles façons pour contrôler massivement les groupements de population. On en profite pour tester de nouvelles armes, on enrichit nos tactiques et surtout, on peut employer l’émotion et l’état psychologique de terreur comme un outil politique aussi rationnel qu’immoral.
Parler de terreur en des termes politiques revient assez souvent à parler de terrorisme, soit la violence illégitime de petites gens qui emploient des techniques de guerrilla pour fragiliser l’ordre hégémonique. Pourtant, la République française a sa propre histoire avec la terreur au sein de sa vie politique, comme une force permettant de distinguer, par la vertu morale, le raisonnable de l’aberration. Robespierre, par exemple, est le parfait candidat au titre de Miss Tatiana Terreur, avec sa tiare en toc, justement pour son attachement à cette conception de la vertu en politique. Ainsi, dans le contexte de la Terreur de 1793 qui a suivi la Révolution Française, la terreur avait principalement un rôle de purification de l’espace politique au profit des idéaux républicains fraîchement institués. Néanmoins, face aux populations colonisées mais aussi celles qui sont réduites en esclavage dans le système de la plantation, la terreur quitte le domaine de l’exception et consitue une modalité fonctionnelle. Spécifiquement au sujet du système esclavagiste des plantations, Achille Mbembe note qu’en tant qu’instrument de travail, l’esclave a un prix. En tant que propriété, il a une valeur. Son travail répond à un besoin et est utilisé. L’esclave est par conséquent gardé en vie mais dans un état mutilé, dans un monde fantomatique d’horreurs et de cruauté et de désacralisation intenses. Le cours violent de la vie d’esclave est manifeste si l’on considère la disposition du contremaître à agir de manière cruelle et immodérée ou le spectacle des souffrances infligées au corps de l’esclave. La violence devient ici une composante des « manières comme le fait de fouetter l’esclave ou de prendre sa vie : un caprice ou un acte purement destructeur visant à instiller la terreur. Mbembe emploie ici le terme de “manières” au sens de Norbert Elias, à savoir ce qui est « considéré socialement comme un comportement acceptable », les « préceptes de conduite » et le cadre de la « convivialité ». En clair, dans le contexte socio-culturel du plantationnisme, les surenchères de cruauté sont nécessaires non seulement au maintien de l’esclave dans un état physique et politique d’asservissement complet mais aussi dans l’entretien de moeurs et d’un imaginaire symbolique et esthétique qui renforcent les fictions identitaires de l’esclavagiste. Ainsi, la vie de l’esclave est, à maints égards, une forme de mort-dans-la-vie. Ce n’est donc pas une vie qui fait continuellement face à la mort et à sa mortalité mais plutôt une façon d’exister définie fondamentalement par la terreur de la mort et la violence qui l’inflige. Ici, le but de la terreur est d’être tellement présente qu’on supprime toute possibilité à l’esclave de se subjectiver, de potentiellement s’identifier à l'esclavagiste et de se révolter en vertu de son humanité malmenée.
L’occupation coloniale, c’est aussi une mainmise sur les espaces et une fragmentation de l’espace public au détriment des colonisés. A ce sujet, Achille Mbembe cite Frantz Fanon dans les Damnés de la Terre : pour lui, l’occupation coloniale implique avant tout une division de l’espace en compartiments. Elle suppose la mise en place de bornes et de frontières internes, représentées par les casernes et les postes de police ; elle est régulée par le langage de la force pure, la présence immédiate et l’action fréquente et directe ; et elle est fondée sur le principe d’exclusivité réciproque. Je pense que vous devez avoir la vision dans un contexte urbain : on parle bien de villes où les points de contrôle policiers sont omniprésents, où la mobilité des colonisés est dictée par la répression et sa terreur de façon à ce qu’on ne puisse même pas envisager de s’approprier l’espace. En outre, il y a aussi un intérêt symbolique et sémiotique à cette tactique. Selon Fanon, la ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. Ainsi donc, la ville, le quartier, la zone du colonisé, c’est un espace qui signifie fortement la mort et qui d’une certaine façon, permet d’entretenir la tuabilité de ses habitants, en légitimant le bourreau dans son action d’opérer la mort d’un côté, en habituant le colonisé à son inévitable sort de l’autre. Une banalisation de la cruauté en somme, profondément marquée jusque dans l’espace.
Nécropolitiques françaises et continuités coloniales : désolée Céline, le temps d’avant, ce n’est pas le temps d’avant :
Il y aurait encore tant de choses à dire sur les travaux d’Achille Mbembe sur la nécropolitique mais pour l’heure, on retiendra surtout la notion pour sa capacité à esquisser des généalogies de la violence fasciste et néofasciste, avec, à son origine, un terrain esclavagiste et colonial d’expérimentation de la terreur, de la cruauté et de la mise à mort. On aboutit ensuite vers des façons plus techniques et complexes de gouverner à travers la mort. L’Etat nazi, par exemple, est devenu l’archétype d’une formation de pouvoir qui a combiné les caractéristiques de l’État raciste, l’État meurtrier et l’État suicidaire. Un État particulièrement rationalisé, par et pour l’extermination des ennemis en son propre sein, via une organisation hautement industrialisée de la mise à mort massive. La Palestine colonisée est également, selon Mbembe, l'objet d'une forme particulièrement accomplie de nécropouvoir dans sa combinaison du disciplinaire, du biopolitique et du nécropolitique. En très schématique, il comprend dans cette formule l’imbrication de dynamiques de fragmentation territoriale, les limitations de mobilité par la répression policière, un déploiement militaire dernier cri sur tous les niveaux, que ce soit le terrain, le sous-terrain ou le ciel, et des destructions qui affectent principalement les civils et leurs accès aux ressources les plus élémentaires. On ne se contente donc pas de donner la mort, on instaure un cadre radical et lancinant de mort et de dépérissement. Tout cela en vertu de narrations historiques et identitaires qui octroient un droit divin à l’existence à l'État colonial.
Si je me suis mise en tête de porter à votre attention un tel inventaire de la mort à travers l’Histoire, ce n’est pas que pour ruiner vos soirées. C’est aussi parce que nous sommes dans l’antichambre de l’installation du néofascisme en plein dans nos institutions politiques, avec plus de capacités que jamais à modeler nos réalités matérielles. En outre, il est probable que ce néofascisme soit un nécropouvoir qui s’assume et se légitime par des dispositifs de répression brutaux, répressifs et radicaux avec en prime, un appareil moral et symbolique pour façonner la culture autour de funestes idéaux. Il n’y a qu’à voir les domaines de la vie politique française dans lesquels on peut d’ores et déjà constater des exemples de nécropolitiques. Prenons les services de l’immigration en France : on est très concrètement sur un durcissement phénoménal des procédures d’accès au séjour qui permet de filtrer le flux migratoire par la dissuasion plutôt que de faciliter la régularisation bête et basique des personnes. On ne gardera que les immigrés les plus aisés, ceux qui n’ont pas prévu de rester très longtemps ou qui, dans le cas contraire, seront enclins à se porter garant de la grandeur nationale, quoi que ça leur coûte, en signant ce contrat à double tranchant qu’est l’assimilation. Cette illusion de légitimation où on n’accède certainement pas à l’humanité des dominants mais qui permet, au moins, de ne pas tomber dans le gouffre comme les Autres.
Ces Autres, ce sont ceux à qui on réservera un système administratif qui fait de l’irrégularisation une norme et de la régularisation, une exception au caractère quasiment miraculeux. Ainsi donc, on parle de personnes qui ne seront pas prises en charge par des structures de suivi social ou qui le seront extrêmement mal, avec distance, désengagement et pourquoi pas, dédain. Ce sont celles qui ne bénéficieront pas des aides sociales, qui ne bénéficieront pas d’une solidarité particulière, même de la part de leurs semblables. Ce sont celles qui enfreignent la loi par le simple fait de leur situation administrative dite “irrégulière”. Que quelqu’un se présente tout de suite à l’assemblée pour expliquer le bien-fondé d’un système administratif supposément démocratique qui criminalise l’irrégularité tout en la nourrissant abondamment. Bien sûr, émettre ce genre de critiques, c’est partir du postulat qu’être sujet politique d’une société prétendument démocratique, c’est accessible à tous et toutes, au-delà des considérations de citoyenneté ou de non-citoyenneté. Vous excuserez la réfugiée arrogante que je suis d’oser prétendre à une reconnaissance de la part de la société qui l’exploite. De toute manière, ce ne serait pas tant de l’arrogance que de la naïveté.
Pour en revenir à la production et la criminalisation simultanée de l’irrégularité administrative, qui dit crime, dit châtiment. Pour l’horrible crime qui consiste, peu ou prou, à ne pas avoir eu la possibilité ou la capacité de littéralement soutirer des papiers à la France, on va tout simplement vous enfermer dans des Centres de Rétention Administrative. Dans des conditions extrêmement insalubres, qui ne respectent en rien la dignité humaine, avec des geôliers particulièrement prompts à rire de la situation. Ben oui, c’est jouissif de voir les sauvages contemporains perdre la tête dans des bulles hermétiques qu’on ne connaîtra jamais. Pour ceux qui ne seront pas emprisonnés, on va les laisser errer dans l’espace public en brisant chaque dynamique d’installation collective dans des camps de fortune par l’intimidation, le matraquage, le gazage et la destruction des tentes et autres pièces d’équipement de première nécessité. Encore une fois, les enjeux de spatialisation de la terreur et de la cruauté sont particulièrement appréciables, notamment à travers ce dispositif policier reposant sur une surenchère de la dissuasion.
Terreur répressive et manipulations médiatiques : la réaction néoconservatrice en marche :
On pourrait s’indigner que les horreurs puissent perdurer aussi librement dans l’impunité la plus complète. Ce serait oublier que nos espaces médiatiques sont le théâtre d’âpres tensions entre la vérité et la non-vérité, la vérité et la contre-vérité, la vérité et le mensonge, sachant que la distinction entre les trois repose, pour moi, sur des questions de situations d’énonciation, d’intentions et de buts poursuivis. Bien que j’adorerais approfondir ce point, l’heure tourne et ma Maybach va bientôt redevenir la citrouille qu’elle était donc Miss Amabilité va aller à l’essentiel. Cet essentiel, c’est le bordel médiatique qu’on se tape depuis 2015, à grands renforts de fake news et de réactions politiques et culturelles aux grands mouvements d’émancipation des minorités sociales et des dominés politiquement. De désinformation en désinformation, nous sommes passés à l’Âge d’Or des complotismes numériques qui ont fleuri comme un merveilleux printemps avec la pandémie de Covid et les confinements à travers le monde.
Honnêtement, il n’y a pas de raison de s’étonner. A moins que vous ayez passé vos confinements dans des poches spatio-temporelles, vous savez que les confinements ont été des périodes prononcées de terreur. Que ce soit la terreur sanitaire face à un virus dangereux, contagieux et imprévisible, la terreur de la répression policière et son ciblage des quartiers populaires et de leurs habitants racisés ou la terreur économique liée à la perte ou au ralentissement de son activité, nos esprits ont eu mille raisons de fuser dans tous les sens. Surtout lorsqu’on a collectivement constaté l’irresponsabilité phénoménale du gouvernement à gérer rationnellement la crise, en fonction des besoins matériels manifestés, et qu’on s’est rendu compte que notre démocratie n’était qu’une illusion qui ne tenait qu’à un fil. D’ailleurs, ça fait combien de temps que le terme de “démocratie” n'apparaît plus du tout dans les éléments de langage fédérateurs de nos gouvernants ? Plus depuis que l’état d’urgence a été institué comme état permanent. Et ça, ça arrive un peu tous les quatre matins en France depuis les attentats de 2015 et ça a pris un nouveau tournant avec la “lutte” contre le séparatisme de 2020 et 2021.
Quoi qu’il en soit, quand on vit sous le soleil discriminatoire français en étant à la fois la sauvage de l’un et la dégénérée de l’autre, on expérimente déjà des quotidiens marqués par l’appréhension, les sueurs froides et pourquoi pas, l’effroi pur et simple. S’il faut aussi vivre la terreur de la pandémie de plain-pied, en étant potentiellement vulnérable face à la Covid, on atteint déjà un stade de contraintes et de pression qui enragerait l’esprit le plus chill du monde. Mais le plus succulent dans tout ça, c’est qu’il faut aussi supporter les projections les plus farfelues de tous les tocards et les tocardes qui ont décidé de se caler une blouse blanche et faire vivre des paniques morales à grand renfort de sciences galvaudées. S’ils pouvaient rager et élucubrer dans leur coin, je n’aurais pas grand chose à en dire mais le fait est que les paniques morales sont le principal carburant du moteur législatif aujourd’hui. Aux côtés, bien sûr, de toutes les précarisations du service public au profit d’une néo-libéralisation massive de l’économie. Que ce soit l’islamophobie, la xénophobie, la transphobie, la criminalisation anticipée de toute personne déviant de près ou de loin de l’idéal suprémaciste, rien n’est négligé par les forces néo-conservatrices qui s’approprient actuellement le médiatique et l’intellectuel. Honnêtement, je serais bien plus à l’aise à l’idée de dédier un article tout entier au néo-conservatisme et ses accointances et épousailles avec le néo-libéralisme, pour les représenter dans leurs dimensions les plus cruciales. Pour l’heure, on va retenir la stratégie qui consiste à investir des périodes de crise et de terreur en sapant les solidarités populaires et communautaires au profit de ce que Juliette Grange formule, dans son article Le néoconservatisme : le retour à l’ordre moral et religieux comme instrument de l’imposition des valeurs du marché, comme étant la nécessité d’un réenchantement, le souhait d’un pouvoir pastoral, de guides spirituels ou politiques. En clair, nique sa race l’émancipation individuelle et collective, nique sa race la responsabilisation que ça implique. Viens me soulever, daddy, j’ai peur.
L’enjeu de ce type de mainmise idéologique ne réside pas tant dans les résistances individuelles qui font qu’on tombe sous le charme ou non. Le problème est que les campagnes de désinformation néo-conservatrice sont abondantes, omniprésentes. Vincent Bolloré a notamment réussi à mettre en place, à travers Touche Pas à Mon Poste et littéralement chaque programme de CNews, un spectacle politique constant qui garde les pires contre-vérités fumantes et rougeoyantes au centre du débat public. Ça finit forcément par prendre, par l’usure, mais aussi par les collusions avec la République néo-libérale actuelle qui tire ces contre-vérités du domaine médiatique vers le domaine politique et donc, le public et le civil. Nos vies quoi. On n’a pas fini d’avoir le cul dans les ronces n’est-ce pas ? Même qu’on fait que commencer.
Conclusion :
J’espère vous avoir convaincu de l’omniprésence de la mise à mort, directe ou indirecte, dans nos vies publiques et politiques, dans un contexte médiatique où tout est fait soit pour se détourner de ces réalités, soit les légitimer et les moraliser au profit de l’épuration sociale et raciale. J’espère aussi vous avoir montré que les exercices du pouvoir impérialiste et colonialiste ont beau évoluer dans ses modalités, mais qu’il est toujours possible d’identifier les éléments qui établissent des continuités à travers les époques, notamment quand on parle de nécropouvoir. Si j’ai ressenti le besoin impérieux d’écrire à ce sujet, c’est pour aider, à mon échelle, à rétablir les vérités et réalités individuelles dans des continuums politiques qui ouvrent des perspectives de mobilisation collective. Il est nécessaire de continuer d’investir le commun comme on n’a pas l’habitude de le faire et créer les paysages d’identifications qui permettent de se dire : bordel, là ça va pas. Bestie, chope ton corset et tes cuissardes, on va aller se battre. Et d’avoir les moyens matériels et immatériels de se battre, sur le temps long, et de déjouer autant que possible ce qui nous empêchera de le faire. Laisser des traces, des empreintes, créer des cultures qui sont à nous, construire des Histoires, des lignées, des canaux de transmission qu’on n’aurait jamais imaginé. Que voulez-vous, je ne suis qu’une incorrigible idéaliste.
Néanmoins, une question demeure : pourquoi ne pas avoir parlé des femmes trans ? Ce n’est pas comme si elles n’étaient pas hautement concernées par les nécropolitiques, surtout quand elles sont descendantes de colonisés. Où sont les femmes ? Where them girls at ? Dans la merde et le sang, that’s where they at. Juste là où vous les avez laissées.
Alors bon, on aura tout le loisir de parler des infinies couleurs avec lesquelles on peindra le ciel flamboyant de la révolution mais la prochaine fois qu’on se recroisera, chères lectrices et lecteurs, y’aura des calculs à revoir. Miss Amabilité vous remercie d’être arrivée au bout de ce gros cake que je viens de démouler (que Dieu me pardonne), Miss Comptabilité vous donne rendez-vous au prochain clair de lune : celui du règlement des comptes.