S'il y a bien une chose que ma mère m'a martelé et martelé en amont de mon arrivée en France, c'est "ne fais pas de vagues". "Surtout, ne fais pas de vagues, fais preuve de discrétion, ne montre pas tes cheveux frisés, n'aies jamais l'air négligée. Pas de vagues". Que de détours pour m'implorer de ne pas faire l'Arabe, de ne pas faire ma blédarde boueuse perdue dans la grande métropole civilisée. De toute manière, j'avais déjà compris qu'il fallait prestement apprendre à travestir mon africanité si je voulais réussir à m'en sortir, que ce soit en France ou au Maroc. Quand on naît dans une société aux plaies coloniales béantes, qui apprend à ses administrés qu'ils ont tout intérêt à avoir le joli minois et le beau-parler des dominants aux cheveux d'or et de lumière, qu'ils soient européens ou arabes, et que la clé pour un semblant de légitimité et de reconnaissance de son humanité, c'est de leur ressembler autant que possible, on a chaud au cul. Et cette brûlure caniculaire, qui nous laisse marqué à vie, irradie directement du système assimilationniste français.
On a donc chaud au cul et on peut être amené à se lancer dans des entreprises de mimétisme compensatoire aussi absurdes que sinistres. Quelques effets secondaires sont néanmoins à prévoir : le risque de délaisser nos langues maternelles au profit de langues coloniales, le saccage de nos cheveux à grand renfort de lissages chimiques, l'empoisonnement de la peau avec des crèmes miracles au mercure, dans un élan désespéré et désespérant de blanchiment. Le pire de ces effets ? Développer une détestation irrationnelle et sans limites pour soi-même, ses semblables et toutes les personnes dont les corps et cultures ne sont pas du blanc immaculé de l'Europe et de ses belles entreprises d'épuration raciale.
Comment se fait-il qu'au sein d'une société qui a pourtant acquis son indépendance il y a 7 décennies, il soit dramatiquement impératif de se plier en mille pour participer activement à sa propre disparition sociale ? Comment se fait-il que les logiques coloniales d'éradication de la sauvagerie indigène par la force civilisatrice continuent d'irriguer, si abondamment, la façon dont on se construit, même quand on naît 40 ans après l'indépendance ? Les mécaniques de haine de soi instillés par le racisme colonial n'ont rien de reliquaire. Il ne s'agit en aucun cas de vestiges d'un temps révolu, de cicatrices qu'il faut encore laisser guérir. Tout ce qui pousse les individus colonisés à se tourner contre eux-mêmes et à préférer les voies impénétrables du colon est le fruit d'un assimilationnisme entretenu, tambour battant, par le système néocolonialiste en place.
Parce que l’assimilation en France est une évidence. Pour un certain nombre de Français, il semble en effet parfaitement souhaitable pour un immigré de laisser sa culture aux portes du pays et d’embrasser une fraîche identité de bon étranger qui respire français à pleins poumons. Nouvelle langue, nouvel accent, nouveaux centres d’intérêt, nouveau prénom, nouvelle culture. Bien sûr, pourquoi en serait-il autrement ? A Rome, on fait comme les Romains, ce n'est pas à la minorité de tyranniser les honnêtes gens. C'est à la minorité de s'adapter à la juste majorité. Et on se prépare vite à s’y adapter, à cette majorité, on s’y prépare bien avant l’arrivée au pays. Parce que si on est issu d’un groupe social vulnérable, du fait de la précarité qui appelle à des solutions désespérées, du fait de la dissidence politique qui expose aux persécutions, du fait de politiques de genre mortifères qui entraînent exclusion socio-économique et violences impunies, on se prépare vite à partir. Aucune de ces tensions ne marque les migrations blanches et aisées. Les expatriations ne sont jamais des exils, elles n’ont pas le sang et les larmes du déracinement contraint.
Que se passe-t-il si l’on reste, si l’on décide de mettre un pied de nez à la France et qu’on reste fidèle à ses racines ? On fait face à l'assimilationnisme arabe, propulsé de plein fouet par l’émergence des nationalismes arabes à l’aube des indépendances. Dans les milieux les plus arabisés de la société marocaine, et par extension, des sociétés maghrébines, les nationalismes arabes sont considérés, sans surprise, comme des âges d’or en matière de gloire et d’espoir. Ils sont même investis d’une dimension profondément anti-coloniale, puisqu’ils auraient été les ferments des mouvements indépendantistes. Et pourtant, ça n’a pas empêché Kaïs Saïd, le président tunisien, de crier au grand remplacement de la population tunisienne, supposément arabo-musulmane par essence, par les personnes noires qui avaient immigré dans le pays. Ça ne l’a pas empêché d’ appeler à la persécution massive des personnes noires en Tunisie, qu’elles soient tunisiennes ou non. Ça n’a pas non plus empêché le Maroc d’écraser régulièrement toute velléité d’émancipation de la part de ses administrés amazighs, que ce soit au Rif ou au Sahara occidental, ou de participer à la mort de dizaines de personnes qui essayaient de passer la frontière à Melilla, main dans la main avec la police aux frontières espagnoles. Très sérieusement, comment peut-on encore considérer le Maghreb comme décolonisé ? Comment peut-on considérer que la décolonisation au sens large a effectivement eu lieu ? Nos mondes continuent de tourner autour des mêmes dominants, de leur rectitude macabrement égocentrique et on n’a pas d’autre choix que de rester dans cette orbite.
C’est d’autant plus lamentable qu’à ce stade, nous avons collectivement la capacité de faire sens des siècles de violences coloniales et post-coloniales pour construire d’autres choses. Nous avons les techniques, les technologies, les savoirs, les sensibilités et éthiques éprouvées par l’histoire et le quotidien, pour dresser des historiographies des peuples, des groupes sociaux, de toutes les manifestations culturelles qui demeurent étouffées par le bâillon colonial. La mise en connexion généralisée des sociétés et des individus par les mondialisations forcées ont aussi montré que même en plein chaos, on peut récolter des fragments de vérité et d’inspiration. Il n’y a qu’à regarder la pop culturelle actuelle : ça n’a pas le moindre sens quand on prend un recul global, c’est beaucoup de bruit, c’est beaucoup d’argots, le plus souvent issus de l’appropriation culturelle. Mais c’est aussi des connexions entre individus, des expressions de vulnérabilité plus sincères et décomplexées que jamais, des créations de sous-cultures qui n’ont pas besoin d’une figure antagoniste de l’Autre pour exister. C’est aussi des partages de savoirs, des partages de ressources intellectuelles et artistiques, on continue d’avoir des espaces utopiques de libre-accès, malgré la mise à mort de la neutralité du Net.
Au morbide de l’injonction à l’assimilation et de ses institutions, il y a la voie de la contre-création, de la contre-construction. Il reste les possibles excavations de nos passés meurtris pour tirer du sens, pour découvrir ce que nos prédécesseurs ont mis en place. Il reste les potentialités collectives de mobilisation, d’invention sociale, poétique, politique. Il reste le pari de l’immortalité : rendre éternels nos cultures, nos arts, nos rituels par le récit, l’étude et la transmission et surtout, en refusant férocement d’être engloutis dans le néant, même si nos corps finissent par tomber. Et pour ma part, je pense qu’un de mes actes de résistance sera de m’accrocher à tout ce que l’effort d’assimilation ne m’aura pas pris. J’ai beau mieux parler les langues coloniales que ma propre langue natale, j’ai beau mieux connaître le programme télé de MTV dans les années 2000 que l’histoire de ma terre natale. Les villes, les paysages, les plages, tout semble si lointain. Pourtant, il me reste une galaxie de souvenirs qui me ramènent à des petits éclats de journées qui me paraissaient les miens, où je n’étais pas étrangère dans mon propre pays, et que j’ai réussi à garder pour moi. J’espère du plus profond de mon cœur que c’est le début d’une quête qui ne me permettra rien de plus que récupérer ce qui m’a été retiré : une stabilité, un ancrage, l’accès à la dignité et la justice. Et des putains de perspectives, la vie de ma mère.