Dans un article publié dans Orient XXI[1], Meriem Laribi rappelle qu’entre le 7 octobre 2023 et le 30 janvier 2024, 626 procédures pour délit d’« apologie du terrorisme » ont été ouvertes en France, chiffre qui n’a cessé de croître par la suite, au fur et à mesure de la multiplication des actions de protestation contre le génocide en cours à Gaza et de la répression qui s’abat sur le vaste mouvement de solidarité avec les palestiniens de Gaza. Dans ce cadre, l’accusation a tendance à considérer systématiquement toute évocation du contexte dans lequel ont eu lieu les attaques des brigades El Qassam et du Djihad islamique le 7 octobre 2023, ainsi que toute tentative d’en analyser les causes historiques, comme une « apologie du terrorisme ». Pour l’avocate Dominique Cochain, citée dans le même article:
« L’explication de la cause à effet est souvent considérée comme de l’apologie. (..) Quand des personnes tendent à expliquer que cet évènement n’a pas surgi comme ça, ex nihilo, on vient leur dire : puisque vous prétendez que le 7 octobre est peut-être la conséquence de quelque chose, quelque part vous l’excusez. »
En effet, dire que ce qui s’est passé le 7 octobre a une cause objective, ne signifie pas le justifier moralement. Evoquer une relation de causalité n’est pas émettre un jugement moral. Dire qu’en vertu d’une loi de l’histoire, si l’on oppresse un peuple, il se révolte, est énoncer un « falloir-être ». De la même manière que l’on dira, en évoquant une loi physique, « si l’on chauffe un corps métallique, il se dilate ». C’est précisément l’exemple utilisé par le grand juriste Hans Kelsen (1881-1973) pour expliquer la différence entre causalité et imputation, à l’aide des notions kantiennes de « falloir-être » et de « devoir-être » :
« Dans la règle, par laquelle la science de la nature décrit le rapport qui existe entre la chaleur et la dilatation d'un corps métallique : ‘ Si on chauffe un corps métallique, il se dilate’, la connexion est de condition à conséquence, de cause à effet ; c'est une connexion causale ; la nécessité du rapport est un falloir-être. Il n'est pas possible, dans l'état actuel de nos connaissances, de chauffer un corps métallique sans que celui-ci se dilate, tout en considérant bien entendu que notre expérience peut changer et qu'il faut alors changer aussi notre description de la connexion causale. Cela est aussi exact quand - comme cela arrive souvent dans la physique moderne - la nécessité de la connexion causale vaut non pas comme une nécessité absolue, mais seulement comme une nécessité relative, c'est-à-dire comme une simple probabilité. Il s'agit donc de la chose suivante : la connexion de cause à effet est décrite dans l'énoncé : si A existe, alors B existe (ou existera). » [2]
Ainsi, le « falloir-être » définit une relation causale, c’est-à-dire une nécessité absolue ou relative (probabilité). Par contre, le « devoir-être » renvoie à une relation normative, il relève non d’une causalité, mais d’une imputation, en vertu d’une norme, qu’elle soit morale ou juridique :
« Lorsque l'éthique décrit une norme morale générale dans la proposition : ‘Si quelqu'un est dans le besoin, on doit le secourir’, ou si la science du droit décrit une norme juridique générale dans la proposition : ‘Si quelqu'un a reçu un prêt, il doit le rembourser’, alors la connexion de condition à conséquence n'a manifestement pas le caractère d'une nécessité causale. Elle est exprimée par un ‘devoir-être’ et non par un ‘falloir-être’. C'est une nécessité normative, et non causale. »[3]
D’aucuns argueront que les lois de l’histoire ne sont pas des lois de la nature, comme l’affirmaient « naïvement » au 18e siècle les philosophes des Lumières, ou après eux Marx, qui croyait en une science de l’histoire. Certes, la pensée sur cette question a bien évolué aujourd’hui, et la tendance serait plutôt à prendre en compte la multiplicité des déterminants des faits historiques et la complexité des relations de causalité en histoire, ce qu’une science comme la cliométrie s’est donné pour tâche d’étudier en quantifiant ces relations.
On voit bien que tout cela renvoie à un vaste débat, qui dépasse l’objet de cet article. Ce débat prend un tournant inédit à notre époque, avec l’émergence de l’anthropocène et la prise de conscience de l’ampleur de l’empreinte humaine sur la nature, qui amène à revoir notre définition même de la nature et de ses lois. Ainsi avancent la pensée et la science, par remises en question incessantes.
Mais cela signifie-t-il que l’on a abandonné l’idée de l’existence de régularités historiques et de la possibilité de les théoriser ? Bertrand Binoche voit dans cet abandon un « préjugé de notre temps ».[4] La forme ultime de ce préjugé est probablement dans la thèse de la fin de l’histoire, de Francis Fukuyama[5]. A ce stade, les historiens sont condamnés à décrire et commenter les faits historiques, sans pouvoir les expliquer. Une telle négation de l’histoire ouvre la porte à toutes les manipulations, comme celle qui consiste à rapporter un épisode historique à un moment désigné arbitrairement, en effaçant les faits qui l’ont précédé. Ainsi, les évènements du 7 octobre auraient surgi ex nihilo, sans explication par des causes antérieures. Cette expulsion de l’histoire laisse la place à des visions apocalyptiques, à des interprétations anachroniques et délirantes de prophéties bibliques pour justifier et légitimer l’occupation, la colonisation, l’apartheid, et enfin le génocide.
Il n’en reste pas moins que considérer, sur la base de l’observation de régularités historiques, qu’il existe une relation de causalité objective entre des évènements, n’a rien à voir avec un jugement moral, ou une quelconque « apologie ». Dès lors, se voir reprocher par un tribunal de croire à l’existence de lois de l’histoire, n’est rien d’autre qu’être soumis à une police de la pensée.
En confondant « falloir-être » et « devoir-être », cause et imputation, fait et norme, certains magistrats semblent revenir à un mode de raisonnement digne des tribunaux du Moyen-âge. A ce rythme, serons-nous un jour soumis à l’épreuve du feu ou ordalie, pour prouver notre innocence ? Si l’accusé survivait par miracle au bûcher, alors seulement il était innocenté.
Mais continuons avec Kelsen et sa définition du « devoir-être » cette fois. Ainsi, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ou droit à l'autodétermination, inscrit dans la Charte des Nations-Unies de 1945, est une norme juridique contenue dans le droit international. C’est une nécessité normative et non causale. Ce qui signifie que même si les conditions sont réunies pour considérer qu’un peuple peut légitimement revendiquer ce droit, cette norme ne peut s’appliquer que si les nations qui composent l’ONU se mettent d’accord pour la rendent effective, ce qui ne sera pas possible tant que des membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, France, Royaume-Uni, Russie et États-Unis) y opposeront leur veto. Pour la même raison, la Cour internationale de justice (CIJ), plus haute instance judiciaire des Nations unies, a été impuissante à imposer la mise en application par Israël des mesures conservatoires qu’elle lui a ordonnées le 26 janvier 2024, après avoir reconnu un « risque plausible de génocide à Gaza ». Cette juridiction, tout comme le Tribunal Pénal International, a pour mission, en vertu de normes juridiques, de qualifier et punir les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides. Mais ces normes ne s’appliquent pas de manière causale. Leur mise en application peut être repoussée, entravée, voire empêchée du fait de la volonté humaine.
Enfin, c’est en vertu d’une norme morale qui dit que si un peuple est massacré par une puissance occupante il faut en être solidaire, que des milliers, voire des millions de gens manifestent aujourd’hui dans le monde entier pour réclamer le cessez-le feu à Gaza, et font tout ce qui est en leur pouvoir – rassemblements, marches, pétitions, dons, flottilles humanitaires, occupation des lieux publics et des universités, grèves, prises de parole, interventions dans les champs politique et médiatique, diffusion dans les réseaux sociaux, boycott des produits israéliens et des entreprises qui soutiennent Israël, boycott des évènements auxquels participe Israël, grèves de la faim, jusqu’à l’immolation par le feu[6] - pour obtenir l’arrêt des massacres et la fin du génocide.
Fatiha Talahite, 12 Mai 2024
Notes
[1] Meriem Laribi, Gaza/Israël 2023—2024 « Apologie du terrorisme ». Les pères fouettards des tribunaux jouent à faire peur, Orient XXI, 9 mai 2024. https://orientxxi.info/magazine/apologie-du-terrorisme-les-peres-fouettards-des-tribunaux-jouent-a-faire-peur,7311
[2] Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 6, § 1,1979, PUF, 1996, p. 27-28.
[3] Ibid.
[4] « Qui donc prétendrait invoquer les lois de l’histoire aujourd’hui sans se voir aussitôt reprocher au mieux son archaïsme, au pire son stalinisme, par ceux qui se croient lucides en adhérant aux préjugés de leur temps ? ». Bertrand Binoche, Lois de la nature, lois de l'histoire, Dix-huitième siècle, 2013/1 (n° 45), p. 217-229. https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2013-1-page-217.htm
[5] Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York: The Free Press, 1992.
[6] Ainsi le dimanche 25 février 2024, un soldat américain de 25 ans, Aaron Bushnell, s’est immolé par le feu devant l’ambassade israélienne à Washington, pour protester contre le soutien américain à Israël.