Dans une interview mise en ligne sur facebook https://www.facebook.com/watch/?v=882470453522218 , Edwin Plenel expose des idées universalistes très généreuses sur les questions palestinienne et coloniale. Ma note ne porte pas sur l’ensemble de l’entretien, très riche et intéressant au demeurant, mais sur le jugement qu’il émet sur le Hamas ainsi que sur la comparaison qu’il fait entre les trois mouvements de libération : le Hamas palestinien, le FLN algérien et l’ANC sud-africaine.
Concernant le Hamas, s’agit-il pour E. Plenel d’exprimer une opinion, comme si on était dans le cadre d’un débat d’idées démocratique ? Car on n’est pas dans ce cadre. Il faut être clair. L’injonction à la dénonciation du Hamas, comme préalable à toute prise de position publique sur ce qui se passe à Ghaza, ne s’inscrit pas dans un débat démocratique. C’est un argument d’autorité, une pression exercée sur des individus pour qu’ils souscrivent au « droit de tuer » que s’est arrogé Israël sur le Hamas et sur tous les palestiniens qu’il associe à ce mouvement, dans leur grande majorité, des civils désarmés. Il faut bien que ceux qui se prêtent à ce rituel le sachent. Et ce qui est terrifiant, c’est qu’il y a dans l’opinion occidentale une acceptation de cette déshumanisation, au point de trouver normal qu’ils soient tués sans aucune forme de procès. Cette idée qu’il faut faire un tri parmi les palestiniens quant à leur humanité fait déjà partie du génocide. Pour cette raison, je trouve troublante la manière dont E. Plenel participe à la diabolisation du Hamas, sans tenir compte de ce contexte.
Edwin Plenel compare le Hamas à deux mouvements de libération, le FLN et l’ANC, qui ont acquis une reconnaissance et participent désormais à la vie politique dans des pays indépendants, respectivement l’Algérie et l’Afrique du Sud.
Son analyse est fausse sur plusieurs points.
Rappelons que ces trois mouvements ont été accusés de terrorisme, parce qu’ils se sont dotés chacun d'une branche armée et ont utilisé la contre-violence dans leur résistance et leur réaction à la violence de la domination coloniale. Ce qui permet d'ailleurs de relativiser la diabolisation actuelle du Hamas. Mais ce n’est pas sur cela que porte le jugement d’E. Plenel sur le Hamas, c’est principalement sur son identité religieuse. Il lui oppose l’exemple « positif » de l’ANC « laïque », mais ne dit pas un mot sur le sort de la branche laïque de l’OLP, qui a perduré à travers l'autorité palestinienne. On voit bien que la question n'est pas là. Le Hamas est une composante de la représentation politique palestinienne, et et en tant que tel, il n’est pas responsable du recul du pluralisme en son sein, de même que la présence de partis chrétiens dans les pays occidentaux n’est pas contraire au pluralisme politique. Pour ce qui est de l’Islam, il a été un puissant facteur de résilience des peuples colonisés et il continue à l'être, en dépit de toutes les instrumentalisations et manipulations des puissances colonisatrices. Si recul du pluralisme il y a eu, il faut d’abord l’imputer à la politique d’apartheid menée par Israël, à partir du moment où cet État s’est défini comme exclusivement juif, dans une acception ethnique et religieuse du terme, ne laissant aucun espace politique aux Arabes palestiniens. Quant au pluralisme dans la société palestinienne, musulmans et chrétiens ont continué à vivre ensemble dans l’enclave de Ghaza sous l’administration du Hamas, où ils partagent les mêmes souffrances. Tandis qu’en Cisjordanie, les Arabes palestiniens sont privés de liberté de circulation et parqués dans des bantoustans.
Cette comparaison est anachronique, elle ne tient pas compte des différences de contexte national et international entre les trois mouvements décoloniaux. Donner des leçons au Hamas - et, dans la foulée, au FLN - en leur opposant l'ANC comme exemple historique positif n'a pas de sens. Et j’irai même plus loin. Si l’on devait trouver une différence saillante entre l’ANC et le FLN, elle résiderait dans le fait que l’ANC, bien qu’ayant réussi à mettre un terme à l’apartheid, n'a pas décolonisé l'Afrique du Sud. Les blancs sont toujours là et ils continuent à dominer l'économie, qui est restée intégrée au capitalisme occidental. Au plan social et politique, une mince couche de noirs et d'indiens a émergé mais le peuple est resté dans la misère et les inégalités perdurent et s'approfondissent. Certes, à bien des égards, la situation n’est pas plus reluisante en Algérie, mais la domination coloniale du peuplement européen a pris fin.
Le Hamas est confronté aujourd’hui à un génocide qui vise à éradiquer toute perspective décoloniale en détruisant physiquement le peuple colonisé lui-même. Depuis près de deux ans, Ghaza est sous le feu incessant des bombardements de l’armée israélienne, qui y a déversé en termes de puissance explosive deux fois plus que les américains sur Hiroshima et Nagasaki réunies[1], et les Ghazaouis sont en train de mourir de faim, d’épuisement et de maladie.
Mais cela ne doit pas nous faire oublier que sous son administration, et malgré le blocus et la guerre permanente que lui menait Israël, Ghaza était couverte d'écoles, d'universités, d'hôpitaux, de musées, de centres de documentation et de recherche. Le pourcentage de Ghazaouis de niveau universitaire dans la population était alors le même qu’en France. On pourra dire que cela s’est fait grâce à l’aide humanitaire internationale, mais beaucoup de pays dans le monde bénéficient d’aide extérieure sans réaliser de telles prouesses. D’autant que cette aide ne leur arrivait pas directement mais passait par les autorités israéliennes qui en profitaient pour l’instrumentaliser, la détourner et la pervertir. Avant sa destruction par le génocide, Ghaza a produit par centaines et milliers des médecins, infirmiers, enseignants, journalistes, chercheurs, artistes, poètes. Par leur compétence, leur talent, leur engagement et leur héroïsme, nombre d’entre eux ont forcé le respect à travers le monde et contribué à populariser la cause palestinienne. C’est cela qu’Israël veut effacer par le génocide. Le paradoxe, c’est que l’opinion, qui dans sa majorité ignorait leur existence, la découvre aujourd’hui à travers les informations, livrées avec parcimonie par les médias, sur les morts et les blessés dans leurs rangs. Ainsi, le 10 juillet 2025, le bombardement d’une tente qui abritait des journalistes palestiniens d’Al Jazeera, meurtre abject assumé par Israël sous le prétexte fallacieux que l’un d’eux aurait appartenu au Hamas, a scandalisé l’opinion mondiale.
L’impasse faite sur toutes ces réalisations des Ghazaouis, la diabolisation du Hamas par la propagande israélienne et la réduction de son bilan au terrorisme et à la corruption, font partie du déni de l’existence du peuple palestinien, de sa vie, de sa culture, de son histoire, de sa société et ses institutions et bien sûr de ses droits. Elle participe du génocide.
[1] Un rapport d’expert publié en juillet 2024 estimait que la puissance explosive utilisée par l’armée israélienne était comparable à celle des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki plus les bombardements de Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale. Depuis, les frappes israéliennes se sont intensifiées, ce qui suggère que cette puissance n’est probablement pas loin d’avoir doublé. Douglas C. Youvan, A Comparative Analysis of the Explosive Impact on Gaza and Historical Bombings: Lessons from Hiroshima, Nagasaki, and Dresden, July 19, 2024.