Je ne résiste pas au plaisir de retranscrire les propos d'un vieil homme, initialement publliés par Marianne (n° 659), tellement ils me paraissent iconoclastes ! Mais la dissidence d'un jour, l'histoire en témoigne, ne devient-elle pas, bien souvent, la vérité du lendemain? J'y ajouterai deux petits commentaires à propos de la gauche.
"Contre les tabous indiscutés par Maurice Allais
Le point de vue que j’exprime est celui d’un théoricien à la fois libéral et socialiste. Les deux notions sont indispensables dans mon esprit, car leur opposition m’apparaît fausse , artificielle. L’idéal socialiste consiste à s’intéresser à l’équité de la redistribution des richesses, tandis que les libéraux véritable se préoccupent de l’efficacité de la production de cette même richesse. Ils constituent à mes yeux deux aspects complémentaires d’une même doctrine. Et c’est précisément à ce titre de libéral que je m’autorise à critiqer les positions répétées des grandes instances internatinales en faveur d’un libre-échangisme appliqué aveuglément.
Le fondement de la crise : l'organisation du commerce mondial
La récente réunion du G20 a de nouveau proclamé sa dénonciation du « protectionisme », dénonciation absurde à chaque fois qu'elle se voit exprimée sans nuance, comme cela vient d'être le cas. Nous sommes confrontés à ce que j'ai par le passé nommé « des tabous indiscutés dont les effets pervers se sont multiplés et renforcés au cours des années » (1). Car tout libéraliser, on vient de le vérifier, amène les pires désordres. Inversement, parmi les multiples vérités qui ne sont pas abordées se trouve le fondement réel de l'actuelle crise : l'organisation du commerce mondial, qu'il faut réformer profondément, et prioritairement à l'autre grande réforme également indispensable que sera celle du système bancaire.
Les grands dirigeants de la planète montrent une nouvelle fois leur ignorance de l'économie qui les conduits à confondre deux sortes de protectionismes : il en existe certains néfasres, tandis que d'autres sont entièrement justifiés. Dans la première catégories se trouve le protectionisme entre pays à salaires comparables , qui n'est pas souhaitable en général. Par contre, le protectionisme entre pays de niveau de vie très différents est non seulement justifié, mais absolument nécessaire. C'est en particulier le cas à propos de la Chine, avec laquelle il est fou d'avoir supprimé les protections douanières aux frontières. Mais c'est aussi vrai avec des pays plus proches, y compris au sein même de l'europe. Il suffit au lecteur de s'interroger sur la manière éventuelle de lutter contre des coûts de fabrication cinq ou dix fois moindres - si ce n'est des écarts plus importants encore - pour constater que la concurrence n'est pas viable dans la grande majorité des cas. Particulièrement face à des concurrents indiens ou surtout chinois qui outre leur très faible prix de main-d'œuvre, sont extrêmement compétents et entreprenants.
Il faut délocaliser Pascal Lamy !
Mon analyse étant que le chômage actuel est dû à cette libéralisation totale du commerce, la voie prise par le G20 m'apparaît par conséquent nuisible. Elle va se révèler un facteur d'aggravation de la situation sociale. A ce titre elle constitue une sottise majeure, à partir d'un contresens incroyable. Tout comme le fait d'attribuer la crise de 1929 à des causes protectionnistes constitue un contresens historique. Sa véritable origine se trouvait déjà dans le développement inconsidéré du crédit durant les années qui l'ont précédée. Au contraire les mesures protectionnistes qui ont été prises, mais après l'arrivée de la crise, on certainement pu contribuer à mieux la controler. Comme je l'ai précédemment indiqué nous faisons face à une ignorance criminelle. Que le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, ait déclaré : « Aujourd'hui, les leaders du G20 on clairement indiqués ce qu'ils attendent du cycle de Doha : une conclusion en 2010 », et qu'il ait demandé une accélération de ce processus de libéralisation m'apparaît une méprise monumentale. Je la qualifierais même de monstrueuse. Les échanges, contrairement à ce que pense Pascal Lamy, ne doivent pas être considérés comme un objectif en soi, ils ne sont qu'un moyen. Cet homme, qui était en poste à Bruxelles auparavant, commissaire européen au commerce, ne comprend rien, rien, hélas ! Face à de tels entêtements suicidaires, ma proposition est la suivante : il faut de toute urgence délocaliser Pascal Lamy, un des facteurs majeurs de chômage !
Plus concrètement, les règles à dégager sont d'une simplicité folle : du chômage résulte des délocalisations elles-mêmes dues aux trop grandes différences de salaires... A partir de ce constat, ce qu'il faut entreprendre en devient tellement évident ! Il est indispensable de rétablir une légitime protection. Depuis plus de dix ans, j'ai proposé de recréer des ensembles régionaux plus homogènes, unissant plusieurs pays lorsque ceux-ci présentent de mêmes conditions de revenus, et de mêmes conditions sociales. Chacune de ces « organisations régionales » serait autorisée à se protéger de manière raisonnable contre les écarts de coût de production assurant des avantages indus à certains pays concurrents, tout en maintenant simultanément en interne, au sein de sa zone, les conditions d'une saine et réelle concurrence entre ses membres associès.
Un protectionnisme raisonnée et raisonnable
Ma position et le système que je préconise ne constitueraient pas une atteinte aux pays en développement. Actuellement les grandes entreprises les utilisent pour leur bas coût, mais elles partiraient si les salaires y augmentaient trop. Ces pays ont intérêt à adopter mon principe et à s'unir à leur voisins dotés de niveaux de vie semblables, pour développer à leur tour ensemble un marché interne suffisamment vaste pour soutenir leur production, mais suffisamment équilibré aussi pour que la concurrence interne ne repose pas uniquement sur le maintient de salaires bas. Cela pourrait concerner par exemple plusieurs pays de l'est de l'Union européenne, qui ont été intégrés sans réflexion ni délais préalables, mais aussi ceux d'Afrique ou d'Amérique latine. L'absence d'une telle protection apportera la destruction de toute l'activité de chaque pays ayant des revenus plus élevés, c'est-à-dire de toutes les industries de l'Europe de l'Ouest et celles des pays développés. Car il est évident qu'avec le point de vue doctrinaire du G20, toute l'industrie française finira par partir à l'extérieur. Il m'apparaît scandaleux que des entreprises ferment des sites rentables en France ou licencient, tandis qu'elles en ouvrent dans les zones à moindre coût, comme cela a été le cas dans le secteur des pneumatiques pour automobiles, avec les annonces faites depuis le printemps par Continental et par Michelin. Si aucune limite n'est posée, ce qui va arriver peut d'ores et déjà être annoncé aux Français : une augmentation de la destruction d'emplois, une croissance dramatique du chômage non seulement dans l'industrie, mais tout autant dans l'agriculture et les services.
De ce point de vue , il est vrai que je ne fais pas partie des économistes qui emploient le mot « bulle ». Qu'il y ait des mouvements qui se généralisent, j'en suis d'accord, mais ce terme de « bulle » me semble inapproprié pour décrire le chômage qui résulte des délocalisations. En effet, sa progression revêt un caractère permanent et régulier, depuis maintenant plus de trente ans. L'essentiel du chômage que nous subissons - tout au moins du chômage tel qu'il s'est présenté jusqu'en 2008 - résulte précisément de cette libération inconsidérée du commerce à l'échelle mondiale sans se préoccuper des niveaux de vie. Ce qui se produit est donc autre chose qu'une bulle, mais un phénomène de fond, tout comme l'est la libération des échanges, et la position de Pascal Lamy constitue bien une position sur le fond.
Crise et mondialisation sont liées
Les grands dirigeants mondiaux préfèrent, quant à eux, tout ramener à la monnaie, or elle ne représente qu'une partie des causes du problème. Crise et mondialisation : les deux sont liées. Régler seulement le problème monétaire ne suffirait pas, ne réglerait pas le point essentiel qu'est la libéralisation nocive des échanges internationaux. Le gouvernement attribue les conséquences sociales des délocalisations à des causes monétaires, c'est une erreur folle.
Pour ma part, j'ai combattu les délocalisations dans mes dernières publications (2). On connaît donc un peu mon message. Alors que les fondateurs du marché commun européen à six avaient prévu des délais de plusieurs années avant de libéraliser les échanges avec les nouveaux membres accueillis en 1986, nous avons, ensuite, ouvert l'Europe sans aucune précaution et sans laisser de protection extérieure face à la concurrence de pays dotés de coûts salariaux si faibles que s'en défendre devenait illusoire. Certains de nos dirigeants, après cela, viennent s'étonner des conséquences !
Si le lecteur voulait bien reprendre mes analyses du chômage, telles que je les ai publiées dans les deux dernières décennies, il constaterait que les événements que nous vivons y ont été non seulement annoncés mais décrits en détail. Pourtant ils n'ont bénéficié que d'un écho de plus en plus limité dans la grande presse. Ce silence conduit à s'interroger.
Un prix Nobel... téléspectateur
Les commentateurs économiques que je vois s'exprimer régulièremet à la télévision pour analyser les causes de l'actuelle crise sont fréquemment les mêmes qui venaient auparavant pour analyser la bonne conjoncture avec une parfaite sérénité. Ils n'avaient pas annoncé l'arrivée de la crise, et ils ne proposent pour la plupart d'entre eux rien de sérieux pour en sortir. Mais on les invite encore. Pour ma part, je n'étais pas convié sur les plateaux de télévision quand j'annonçais, et j'écrivais, il y a plus de dix ans, qu'une crise majeure accompagnée d'un chômage incontrôlé allait bientôt se produire. Je fais partie de ceux qui n'ont pas été admis à expliquer aux Français ce que sont les origines réelles de la crise alors qu'ils ont été dépossédés de tout pouvoir réel sur leur propre monnaie, au profit des banquiers. Par le passé j'ai fait transmettre à certaines émissions économiques auxquelles j'assistais en téléspectateur le message que j'étais disposé à venir parler de ce que sont progressivement devenues les banques actuelles, le rôle véritablement dangereux des traders, et pourquoi certaines vérités ne sont pas dites à leur sujet. Aucune réponse, même négative, n'est venue d'aucune chaîne de télévision et ce, durant des années.
Cette attitude répétée soulève un problème concernant les grands médias en France : certains experts y sont autorisés et d'autres, interdits. Bien que je sois un expert internationalement reconnu sur les crises économiques, notamment celles de 1929 ou de 1987, ma situation présente peut donc se résumer de la manière suivante : je suis un téléspectateur. Un prix Nobel... téléspectateur. Je me retouve face à ce qu'affirment les spécialistes régulièrement invités, quant à eux, sur les plateaux de télévision, tels que certains universitaires ou des analystes financiers qui garantissent bien comprendre se qui se passe et savoir ce qu'il faut faire. Alors qu'en réalité ils ne comprennent rien. Leur situation rejoint celle que j'avais constatée lorsque je m'étais rendu en 1933 aux Etats Unis, avec l'objectif d'étudier la crise qui y sévissait, son chômage et ses sans-abris : il y régnait une incompréhension intellectuelle totale. Aujourd'hui également, ces experts se trompent dans leurs explications. Certains se trompent doublement en ignorant leur ignorance, mais d'autres, qui la connaissent et pourtant la dissimulent, trompe ainsi les Français.
Cette ignorance et surtout la volonté de la cacher grâce à certains médias dénotent un pourissement du débat et de l'intelligence, par le fait d'intérêts particuliers souvent liés à l'argent. Des intérêts qui souhaitent que l'ordre économique actuel, qui fonctionne à leur avantage, perdure tel qu'il est. Parmi eux se trouvent en particulier les multinationales qui sont les principales bénéficiaires, avec les milieux boursiers et bancaires, d'un mécanisme économique qui les enrichit, tandis qu'il appauvrit la majorité de la population française mais aussi mondiale.
Question clé : qui détient de la sorte le pouvoir de décider qu'un expert est ou non autorisé à exprimer un libre commentaire dans la presse ?
Dernière question : pourquoi les causes de la crise telles qu'elles sont présentées aux Français par ces personnalités invitées sont-elles souvent le signe d'une profonde incompréhension de la réalité économique ? S'agit-il seulement de leur part d'ignorance ? C'est possible pour un certains nombre d'entre eux, mais pas pour tous. Ceux qui détiennent ce pouvoir de décision nous laissent le choix entre écouter des ignorants ou des trompeurs.
M.A.
(1) L'Europe ne crise. Que faire ? Editions Clément Juglar, Paris 2005
(2) Notamment : la Crise mondiale aujourd'hui, éditions Clément Jugla, 1999, et la Mondialistion, la destruction des emplois et de la croissance : l'évidence empirique, éditions Clément Juglar, 1999. "
Commentaire du jour: Maurice Allais identifie deux catégories d'experts omniprésents sur la scène médiatique: "les ignorants et les trompeurs", c'est, selon moi, un peu réducteur. Je ne dirais pas que les intellectuelles et hommes politiques de gauche qui s'expriment dans les médias "ont des intérêts particuliers" "liés à l'argent", ni qu'ils sont "ignorants" ou "trompeurs". Ils portent, plus honorablement, le fardeau de l'homme blanc constitué d'actes dont ils s'estiment coupables, bien qu'ils n'en soient pas directement responsables. Ceci les conduits à privilégier*, si nécessaire, l'aménagement du Zembèze (le fleuve) plutôt que de la Corrèze (la rivière), mais a pour conséquence d'assurer un avenir politique prometteur à l'héritière de Jean-Marie Le Pen...
*Lu dans Marianne N° 401: Une nouvelle cause pour Kouchner
Invité à plancher devant le mouvement patronal Ethic, Bernard Kouchner a lancé un appel public sur le thème: " Arrêtons de culpabiliser les employeurs qui délocalisent !" Et d'expliquer: "Quand un employeur crée un emploi au Maroc, il fait vire 20 personnes quand il n'en fait vivre qu'une seule en France."Commentaire d'époque (Bernard Kouchner était alors socialiste):Monsieur Kouchner a l'immense mérite de toujours exprimer clairement la pensée compassionelle qui unit dans un même combat, la droite opportuniste, la gauche humaniste, des patrons "progressistes", des syndicalistes, des experts en "bonne gouvernance" (de Pascal Lamy à Michel Camdessus) et des journalistes ou politologues "de référence"... Mais cette nouvelle alliance, parce qu'elle nourrit la pensée "réactionnaire" de droite et de gauche (aujourd'hui le terme "réactionnaire" a perdu son sens historique) est le plus souvent niée par ceux qui l'ont conclue. Merci Monsieur Kouchner !
Pourtant , tout porte à croire que le Peuple « franchouillard » qui a fait « honte » à la France le 21 avril de 2002 pourrait ne pas être insensible à une pensée compassionnelle plus authentique. N'est ce pas lui qui donne généreusement son obole lors des Téléthons et autres appels à la charité publique qui se multiplient aujourd'hui pour pallier les carences d'un Etat que la classe politique s'ingénie à appauvrir ? Qui osera enfin défendre la légitimité républicaine d'une solidarité sociale financée essentiellement par un impôt directe et progressif sur les revenus du travail, du capitale financier et du patrimoine ? Tant que ceux qui disposent de l'aisance financière pourront, impunément, imposer leur volonté et demander des sacrifices, sans vouloir les partager, à ceux qui vivent dans l'insécurité sociale, le « populisme », préférable selon moi à l'atonie citoyenne, pourra légitimement prospérer...