Il y a quelques semaines, j’ai découvert la sortie du livre L’école n’a pas dit son dernier mot: le coup de gueule d'un recteur qui refuse de baisser les bras (Robert Laffont, 2025) de Christophe Kerrero, l’ancien recteur de l’académie de Paris. Le titre est accrocheur et irritant. Piquée de curiosité, je lis la critique du Monde, puis le billet de François Jarraud. Les deux billets saluent les points positifs de l’ouvrage : franchise concernant les personnalités et sphères politiques qu’il a côtoyées durant sa carrière, partage de son parcours personnel et de la manière dont il se qualifie d’élève « moyen », qui a gardé en bandoulière idéologique l’intime conviction que l’école était faite pour les très bons élèves issus des classes socio-professionnelles favorisées. Reste tout ce qui dépasse des coutures, les angles morts d’un récit personnel dont les contradictions et compromissions sont gommées.
C’est précisément ce qui transpire de son interview à France Culture. Face à Louise Tourret, M. Kerrero botte en touche quand elle s’approche des coutures les plus fragiles : la question de sa participation au cabinet de M. Blanquer ou encore de sa souscription — ou non — à un projet large de libéralisation du système scolaire. L’interview dure une heure, et c’est un aller-retour entre des opinions somme toute honorables sur l’Éducation (faire une école plus égalitaire, qui donne sa chance à toutes et à tous — « démocratisée », comme il le répète en corrigeant son interlocutrice qui cite son ouvrage en disant « école moyenne »), et des fragilités évidentes quand viennent des questions qui nécessitent de se positionner politiquement et techniquement.
Voici donc un florilège de ces fragilités qui rendent ce « coup de gueule » creux, lui donnant des allures d’entreprise personnelle de réhabilitation politique.
La première énormité est lâchée dès les premières minutes, lorsque M. Kerrero affirme — je l’imagine sans ciller — qu’il y a « un professeur devant chaque classe dans l’immense majorité des cas ». Pour quelqu’un qui souhaite parler sans langue de bois de son expérience et de l’Éducation nationale qui l’a désavoué, il balaye très rapidement un des problèmes les mieux documentés et médiatisés du monde de l’éducation. Alors que 3 185 postes ne sont pas pourvus pour la session 2024, qu’un enseignant sur dix est contractuel — et que ce chiffre est amené à augmenter très fortement, notamment dans les zones les plus défavorisées —, déclarer avec autant d’aplomb que c’est un problème marginal relève au mieux du déni, au pire de l’idéologie.
L’interview se poursuit sur la question de la mixité sociale dans les classes préparatoires. M. Kerrero explique à juste titre qu’elle est largement insuffisante et déplore que ces classes prestigieuses ne soient encore que trop peu accessibles aux élèves issus de milieux scolaires et sociaux défavorisés. En 2024, il tente d’imposer plus de mixité aux lycées accueillant des CPGE en utilisant la refonte de la carte scolaire comme levier, occasionnant une levée de boucliers de la part d’un certain nombre de lycées, puis finalement de sa propre hiérarchie, le poussant vers la sortie. Son constat est noble, la volonté d’agir l’est encore plus, mais encore une fois, tout sonne creux. Il faudrait plutôt comprendre pourquoi tant d’élèves en France n’accèdent pas à un certain niveau scolaire, plutôt qu’à un établissement. Le niveau d’excellence des classes préparatoires est un niveau qu’il faudrait souhaiter pour toutes et tous.
La vraie question, c’est : qu’a fait M. Kerrero pour combler les inégalités scolaires qui se forgent en primaire et se cristallisent au collège durant toutes ses années passées à l’Éducation nationale ? Combien de projets de formation çà et là ? De réunions où tout le monde s’auto-congratule de sa modernité pédagogique ? Quelle quantité de moyens financiers et humains dans des communications allant des chaînes de mails que personne ne lit, aux dispositifs indigents comme celui de la lutte contre le harcèlement, en passant par les spots télé neu-neu ?
Kerrero s’enorgueillit, certes, d’avoir mis en place le dédoublement des classes dans le primaire durant les années Blanquer. Mais pour combien de postes supprimés ? Combien de budgets rognés, d’heures de cours supprimées ? Qu’a fait l’administration Blanquer pour régler la racine du problème en profondeur ? Plus de mal que de bien. Les chiffres actuels le montrent en long, en large et en travers.
Quand M. Kerrero nous parle de ses convictions et de ses ambitions pour l’école, et qu’on met tout cela en balance avec les traits saillants de sa carrière fulgurante au sein de la maison, on finit naturellement par se poser des questions sur la sincérité et la place de ses intérêts personnels. Où était la force de ces convictions lorsqu’il a travaillé avec M. Blanquer, M. Chatel ou encore à l’IFRAP ?
Je veux bien consentir à me faire l’avocate du diable sur quelques lignes. Il est vrai qu’on ne peut reprocher à quelqu’un sa conviction profonde qu’on peut changer les choses en grimpant la hiérarchie. On peut encore moins pécher par naïveté et reprocher à ces personnes de devoir travailler avec des gens qui n’ont pas les mêmes opinions politiques. C’est inévitable quand on commence à atteindre le haut-fonctionnariat. Naviguer dans ces sphères est difficile, s’y faire une place encore plus, et j’imagine qu’on consent à avaler bon nombre de couleuvres pour travailler à de petites et grandes victoires. On devrait donc être indulgents avec M. Kerrero, qui a fait ce qu’il a pu. C’est apparemment l’intention de son ouvrage : montrer ce qu’il a pu faire tout au long d’une vie et d’une carrière dans un environnement difficile à naviguer.
Mais ce serait ignorer que ces écarts entre convictions affichées et positionnements techniques sont légion dans l’Éducation nationale. Lorsque vous dialoguez avec des gens qui travaillent à la Direction académique, à l’Inspection et plus haut, il n’y a que des gens qui adorent le système et le service public. Que des gens qui déplorent les inégalités, le manque de moyens, et j’en passe. Vous entendez forcément à un moment de la conversation : « On a tous le même objectif. On est tous d’accord ».
Non, nous ne sommes pas tous d’accord, et cette manière de toujours vouloir lisser les opinions dans l’Éducation nationale est un poison, probablement rangé sur la même étagère que le poison du « pas de vague ». C’est un poison qu’on retrouve aussi dans les grands ministères sociaux et qui masque un entrisme récent et très fort des idées ultralibérales dans le monde de l’éducation. La santé y est déjà passée, c’est à notre tour, à grands renforts de personnalités comme celles de M. Kerrero, rompus à l’exercice du propos soi-disant apolitique, qui sert une démarche, elle, totalement politique.
On peut entendre ces poisons suinter dans la suite de l’interview de M. Kerrero, lorsque Louise Tourret le confronte plus sérieusement et l’interroge sur son passage à l’IFRAP, qui prône la réduction des dépenses publiques. Il répond qu’il a été approché, qu’il ne se renie pas, qu’il a toujours été un gaulliste social et qu’il n’a pas toujours été d’accord avec tout. Travailler avec l’IFRAP, personne ne l’y a obligé, et sa carrière d’agent public s’en serait aisément passée.
On est à la moitié de l’interview, et M. Kerrero commence à s’agacer. C’est imperceptible, mais il botte de plus en plus en touche et on peut entendre une raideur obséquieuse dans sa voix. C’est à ce moment que les coutures sautent.
À propos de l’enseignement catholique français, il reconnaît qu’il a vu des dérives sectaires et communautaires dans le hors contrat. Il explique avoir réagi, diligenté des inspections, puis parle de Stanislas en soulignant qu’il l’a vécu (main character syndrome). Puis il se défend : ils ne pouvaient pas tout voir malgré tous leurs efforts : « Si les gens ne parlent pas, on ne peut pas le savoir ». Cela se passe de commentaire. Louise Tourret mentionne le cas de Bétharram. Il soupire : « Ça ne pourrait plus arriver aujourd’hui ». On est ravis de l’apprendre. Quel soulagement.
Échaudé, je l’imagine, par ce passage sur l’affaire Bétharram, à laquelle aucun haut fonctionnaire de l’Éducation ne souhaite se frotter, il explique qu’il faut profiter de la baisse démographique pour réduire les effectifs dans les classes et améliorer le taux d’encadrement, à grand renfort d’une seule anecdote : il lui est arrivé de fermer des classes de trois élèves. Louise Tourret, surprise, lui fait remarquer que ce n’est tout de même pas très courant. On retourne finalement à la case départ : il ne manque quasiment pas de profs en France et on peut encore fermer des classes, et donc supprimer des heures et des postes. Rognons encore plus, c’est pour le bien des élèves. Mais attention, ne politisons pas l’Éducation.
Sur la question des salaires, il reconnaît qu’aujourd’hui, le salaire d’un enseignant ne permet plus de vivre correctement, notamment dans les grandes aires urbaines, avant d’évoquer le cas de l’Allemagne où les enseignants sont très bien payés, mais qui connaît aussi une crise d’attractivité du métier, et que donc, augmenter les salaires, ça ne peut pas être la seule solution. Les allers-retours entre bons sentiments et opinions réelles se raccourcissent.
On repart alors pour un tour de manège : M. Kerrero sait que les profs se sentent abandonnés et qu’il faut les entendre. Mais selon lui, on ne parle jamais de pédagogie. Vous ne voyez pas le rapport ? Moi non plus. Il faudrait apparemment chercher des publics différents, comme Jules Ferry allait « chercher des paysans » pour les former au professorat, recruter plus tôt et diversifier les voies. Il faut comprendre ici qu’il est sans doute d’accord avec la réforme à venir consistant à faire passer les concours de l’enseignement en fin de licence. Certainement une idée appréciée dans les bureaux de ses anciens collègues de l’IFRAP. À chaque niveau de diplôme son salaire ; une solution parfaite pour mettre enfin un terme à ce problème de rémunération. Rien sur le gel du point d’indice, ni sur la réforme désastreuse du PACTE.
Louise Tourret sent bien que l’interview touche à sa fin et le questionne sur les enseignants contractuels, auxquels le ministère a de plus en plus recours pour boucher les trous. Il balaye sa question et le masque tombe enfin : M. Kerrero s’emporte. Il veut qu’on « arrête de dire que l’école, c’est cata, parce qu’à force on n’arrive plus non plus à convaincre les étudiants que c’est un métier extraordinaire ».
À partir de là, tout devient lunaire. Quand on demande à ce monsieur comment il faudrait faire la promotion du métier, la réponse est gênante, mais édifiante. Il leur dirait que c’est un métier extraordinaire, que les yeux pétillants d’un enfant qui finit par comprendre un truc, c’est une récompense extraordinaire. Et nous y sommes. Une carrière entière dans l’Éducation nationale pour venir expliquer qu’il faudrait en fait juste positiver. Positiver alors que le bateau coule ? Je suis pantoise devant autant de déconnexion, et finalement d’irrespect pour les personnes qui vivent le naufrage au quotidien. C’est indigne de son ancienne fonction que d’utiliser le même répertoire que les boomers et autres quidams des sections commentaires de Facebook et Instagram : la Vocation.
Vient alors le bouquet final, ma phrase préférée de toute l’interview : « En chaque Français sommeille un ministre de l’Éducation nationale ». Louise Tourret finit admirablement le travail et rappelle que Blanquer avait lui aussi publié un ouvrage, et lui demande si finalement sa démarche n’est pas tout simplement un appel du pied politique. Il refuse de répondre et dit qu’il faut arrêter de trop politiser l’Éducation.
Il ne faut pas politiser l’Éducation nationale, tout cela en présentant un ouvrage finalement politique pour soi-même : c’est très fort. Après avoir quitté l’Éducation nationale suite à des manœuvres politiques. Après avoir bénéficié de sa proximité avec la famille Sarkozy (dont un des fils était scolarisé dans l’établissement dont il était adjoint et qu’il appréciait particulièrement). Après avoir travaillé pour l’IFRAP, qui souhaite passer le secteur public à la tronçonneuse.
On demande à tout le monde de ne pas politiser l’Éducation nationale, surtout aux enseignants, quand ils alertent et s’insurgent contre la catastrophe à venir, les faisant passer pour des éternels insatisfaits à l’indignation systématique et folklorique. La politisation de l’Éducation nationale, c’est pour la tête pensante de la machine, ce que M. Kerrero qualifie de « grande horloge suisse », « bien huilée », où tout est « préparé un an à l’avance ». Cette grande hypocrisie prospère dans les bureaux, épuise dans les salles de classe. C’est le rouleau-compresseur sémantique du néolibéralisme.
En tout cas, on peut accorder à M. Kerrero que son ascension est bel et bien terminée. D’élève qui a souffert des inégalités scolaires et qui s’est hissé aux sommets de l’administration publique à la force de ses bras — là où on ne l’attendait pas —, il est désormais pleinement de cette grande famille d’administrateurs dont l’ambition ne cesse de gonfler, qui écrivent leurs légendes personnelles à coups de grands discours et de mensonges blancs. Qu’on ne s’y trompe pas : M. Kerrero écrit pour continuer d’exister, et s’il pense que l’école n’a pas dit son dernier mot, c’est parce qu’il ambitionne encore d’en dire les louanges, d’en déplorer les plaies, tout en administrant les mauvais remèdes.
Ainsi va l’Éducation nationale.