Que ce Cahuzac ait jugé bon de faire passer en Suisse une partie de ces gains n'est sans doute pas très folichon, surtout de la part d'un élu, mais c'est pourtant de peu d'importance vis-à-vis du bien commun, comparé à la méthode qu'il a utilisé pour obtenir les gains en question. Et que l'on vende de la "viande de cheval" en la faisant passer pour de la "viande de bœuf" est, vis-à-vis du bien commun et sauf alerte sanitaire sur une des deux espèces, de peu d'importance comparé au fait que ce qui est ici appelé "viande" n'est identifiable que par des analyses biologiques et non par le goût ! Les industries pharmaceutiques et alimentaires sont a priori les industries les moins susceptibles de se moquer de leurs clients car il en va de la santé et de la survie des clients en question, et pourtant elles trichent sans vergogne ! Que penser, alors, des autres industries ? La conclusion est facile à faire : toute notre industrie – "notre industrie", c'est-à-dire l'"industrie capitaliste", pas particulièrement l'"industrie française", la notion d'industrie nationale étant d'ailleurs assez archaïque sinon anachronique –, toute notre industrie cherche à produire à moindre coût par tous les moyens, et à vendre par tous les moyens au besoin en déguisant l'inutile en nécessaire et le nuisible en utile, en plus de considérer la main d’œuvre comme un mal provisoirement nécessaire et non comme partie prenante. Il ne s'agit pas d'exceptions, ce sont là les grands principes de reproduction et d'accroissement du capital, principes dont le respect garanti le maintient et la croissance de la fortune de Bernard Arnault, fortune essentielle à la bonne santé de notre civilisation, comme chacun sait (s'il fallait couper une tête dans ce coin du monde appelé France, ce serait plutôt celle-ci que celle du petit Hollande, son serviteur, même si son secteur d'activité, le luxe, n'est a priori pas le plus dangereux).
Mais comment est-il possible que notre industrie fonctionne ainsi alors que, en dehors de nos périodes de chômages, nous y participons tous – y compris, indirectement, les gens de "l'administration" ? Simone Weil remarquait déjà en 1934 que "les progrès de la technique et la production en série réduisent de plus en plus les ouvriers à un rôle passif et qu'ils en arrivent à une forme de travail qui leur permet d'accomplir les gestes nécessaires sans en concevoir le rapport avec le résultat final" et que de toute façon "une entreprise est devenue quelque chose de trop vaste et de trop complexe pour qu'un homme puisse pleinement s'y reconnaître", "d'ailleurs, dans tous les domaines, tous les hommes qui se trouvent aux postes importants de la vie sociale sont chargés d'affaires qui dépassent considérablement la portée d'un esprit humain". Comme, en plus, le caractère social et grégaire de l'être humain le pousse d'abord, dès lors que sa reconnaissance par la communauté est en jeu, à imiter plutôt qu'à critiquer, à obtempérer plutôt qu'à s'opposer, il n'y a pas à s'étonner de la marche des choses. L'abjection peut longtemps rester invisible à qui a grandi dedans, et les murs de la prison rester pour lui la simple limite du monde connu.
La banalité du mal dont parlait Hannah Arendt à propos d'Eichmann, on la trouve dans notre quotidien. Nous aussi, dans nos ateliers et nos bureaux, nous utilisons "un langage administratif où les mots n'ont plus la fonction d'exprimer le réel" (1), langage qui cache à nos propres yeux nos victimes – qui sont souvent nous-mêmes, entre autres. En même temps, pourtant, ce langage administratif et la routine ne nous cachent pas tout. Qui, dans l'industrie alimentaire, ignore les limites de la traçabilité et le côté tout à fait volontaire de ces limites? Qui n'a pas conscience de participer un petit peu à ce que j'appellerais par gentillesse cet "à peu près" ? Ce n'est pas pour rien que pour toutes les industries, toutes les filières, normes et labels se sont multipliés ces dernières décennies, c'est parce qu'il a fallu tenter de contrecarrer la tendance intrinsèque de l'industrie capitaliste à tricher pour enrichir Bernard Arnault (de fait, celui-ci se tient bel et bien au sommet de la pyramide : il gruge les riches, ceux qui grugent les autres), quitte à mettre en danger non seulement le client mais l'humanité toute entière.
Tant que l'argent et la concurrence seront les moteurs de notre industrie, nous n'avons rien à espérer et Bernard Arnault peut craindre pour sa tête (car l'absence d'une révolte collective laisse la place aux révoltes individuelles). Tant que l'argent et la concurrence seront les moteurs de notre industrie, c'est par choix que nos politiciens maintiendront et accroîtront la pauvreté et la misère (la pauvreté n'est pas la conséquence de crises monétaires ou autres mais la conséquence d'un choix politique) pendant que Bernard Arnault se charge du décor des puissants. Nous connaissons pourtant des moyens d'affaiblir considérablement ces pouvoirs : les monnaies parallèles, le revenu inconditionnel pour tous, l'organisation horizontale des associations et municipalités et des systèmes de production… moyens pas si difficiles que cela à mettre en œuvre progressivement et ne remettant absolument pas en cause la démocratie (la vraie), bien au contraire !
(1) J'ai emprunté cette expression à Annette Wieviorka, qui l'utilise dans un article sur le film consacré à Hannah Arendt et au procès Eichmann, article paru dans la revue L'Histoire de ce mois-ci.