N. B. : Ce billet part d'un commentaire que j'ai fait sur "On a parfaitement le droit d'écrire un livre islamophobe", en réponse à un autre commentateur.
Le racisme, au sens strict, n'est pas une phobie mais une théorie. La xénophobie n'est ni une théorie, ni une opinion, mais un sentiment. Un sentiment qui pousse à la formation de certaines opinions tout en faisant barrage à d'autres opinions, mais un sentiment tout de même. Et c'est parce qu'il s'agit d'un sentiment qu'il est si difficile de lutter contre elle.
Je pense que le sentiment xénophobe peut être ressenti particulièrement pour une ou plusieurs communauté(s) particulière(s). Ou pas. C'est le résultat d'histoires individuelles et d'histoires communautaires. Lorsqu'enfant on a toujours vu dans les films, les livres, les discours des adultes, et aussi dans la réalité, les noirs, les portugais, les maghrébins dans des rôles, des situations inférieures, se forme inconsciemment dans l'esprit l'impression que ces gens sont par nature inférieurs. C'est tout à fait banal et, souvent, cela reste assez bénins et facilement guérissable (pour moi, il m'a tout de même fallu un voyage lointain pour m'en débarrasser totalement). D'autres fois, cela prend des formes extrêmes, lorsque le xénophobe fait le choix, généralement communautaire, de nourrir sa xénophobie. En la rationalisant (d'où le puissant rôle des théories racistes, entre autres).
C'est une bêtise et une absurdité de prétendre que le racisme n'est pas une opinion mais un délit. Soit on prend ce mot au sens strict, et alors il s'agit d'une théorie qui constitue une opinion dès qu'on la défend. Soit on l'emploie en lieu et place de "xénophobie", et alors il faut se demander comment un sentiment pourrait être un délit. Dans le premier cas, il est bien question d'un délit d'opinion, dans l'autre d'un délit d'exister. La propagande antiraciste ne vaut parfois pas mieux que la propagande raciste, l'une et l'autre se ressemblent même parfois comme deux gouttes d'eau. Aussi, croyant se combattre, ils se nourrissent l'un l'autre.
Racisme et antiracisme sont, en particulier, des concepts aussi simplistes l'un que l'autre, bien éloignés de la riche complexité des réalités qu'ils visent. Il est bien entendu que la "xénophobie" que j'ai décrite plus haut n'en est qu'une forme, celle dont je parle le plus volontiers parce que c'est la seule que je connaisse intimement. Cette forme-là, on peine à la deviner derrière le mot "racisme" ou bien derrière le mot "xénophobie". S'il s'agit bien d'un sentiment – qui, donc, n'est pas un racisme tant qu'il n'est pas rationalisé, et rationalisé sous cette forme –, il ne s'agit pas non plus d'une peur mais plutôt d'une sorte de sentiment de supériorité, en fin de compte, un sentiment qui peut n'être qu'à peine conscient. C'est à cette xénophobie-là, ou à ce racisme- là, que participe un innocent ouvrage comme Tintin au Congo, par exemple ; ou que participait, lorsqu'il n'était qu'une voix semblable à presque toutes les autres.
Mais il faut prendre en compte aussi ce que, dans la chrétienté, l'on nomme esprit de clocher. J'oublie parfois d'en parler parce que j'en suis totalement dépourvu (et l'esprit de clocher, lui, ne peut sans doute pas être ou rester inconscient). Il s'agit encore, à la base, d'un sentiment, au moins lorsqu'il se manifeste chez les supporteurs d'équipes de football, par exemple. Mais lorsqu'il se manifeste au plus haut de l’État sous la forme d'un appel à l'unité nationale contre l’extrémisme islamiste, alors il s'agit d'une volonté rationnelle. On me dira que cela n'a rien à voir avec l'esprit de clocher, mais alors pourquoi faire appel à "la nation" plutôt qu'à l'humanité, l'humanité en chacun de nous et l'Humanité en tant que peuple de la Terre ? Par pragmatisme ? J'en doute fort, et pense que ce ne serait de toute façon pas un bon calcul. Ce n'est pas aux "nations" à se dresser contre les folies meurtrières, encore moins à une "nation" particulière, c'est à l'humanité de le faire. D'autant plus que les États n'évitent pas toujours de qualifier cet extrémisme d'islamisme, qualificatif qui semble fait pour prêter à confusion parce que construit comme christianisme, judaïsme, communisme… Il semble désigner l'ensemble du monde de culture musulmane. Il faut être de parfaite mauvaise foi pour le nier (1).
Oui, le même État qui prêche l'antiracisme et dénonce l'amalgame entre extrémisme religieux d'origine islamique et le monde islamique dans sa globalité, cherche en même temps à dresser la "nation" contre l’extrémisme guerrier anti-occidental qui continue de se développer en terres musulmanes (en rayonnant tout autour), et qui n'est anti-occidental que par incapacité à être anti-capitaliste et démocrate, c'est-à-dire réellement libérateur (les démocrates anti-capitalistes d'Occident et d'ailleurs devraient se pencher un peu sur cette incapacité). Ou tout au moins l’État cherche-t-il à dresser la "nation" derrière lui – les objectifs réels n'ayant pas toujours à être exposés au commun des mortels, nous ne sommes pas vraiment en démocratie, voyons !
L’État nommé "France" avait, deux ans plus tôt, tenté une première fois de mobiliser la "nation" contre les autres "nations", mais sans beaucoup de succès. Je parle ici de la guerre économique et de la propagande sur le thème de la compétitivité. Pas très mobilisateur, la compétitivité. Alors l’État français profite d'une série d'exécutions sommaires pour dresser la "nation" contre les barbares (2). Le barbare a toujours été un thème porteur. Le barbare est très pratique quand on cherche pas tous les moyens à acquérir le pouvoir, à le conserver, à le développer.
Lorsqu'on cherche à se distinguer, on dit que l'on est supérieur aux autres. Le mot barbare est à peu près synonyme d'inférieur, avec en plus une notion de malfaisance : le barbare est un être inférieur malfaisant. Ces mots inférieurs, supérieurs, et tous les mots de ce genre, sont la forme sous laquelle les guerriers "pensent" l'altérité et la différence. Les guerriers ne pensent pas vraiment l'altérité, ils pèsent des forces en présence. Lorsqu'ils comparent des cultures, ils ne raisonnent pas différemment que lorsqu'ils comparent des armées : pour eux, il importe essentiellement d'estimer une supériorité ou une infériorité. Et s'il s'avère que l'ennemi possède une supériorité, par exemple une technique ou une arme particulière, alors il faut la lui voler et la rendre inopérante chez lui. Car la volonté de la nation est d'être supérieure aux autres nations, comme la France napoléonienne, comme l'Allemagne nazie, comme l'Israël du peuple élu, comme l'Amérique dominant le capitalisme… Il n'y a pas de nations pacifiques, et le monde occidental moderne est un monde en perpétuelle guerre économique, ce dont il se glorifie sans beaucoup se soucier des innombrables victimes de cette guerre aussi dangereuse et malfaisante que les guerres armées. D'autant plus qu'elle est elle-même armée, en fait, mais sans le dire.
Il y a peu, nous avions à la tête de l’État français un petit bonhomme plus soucieux de sa propre personne que du "destin de la nation française". Il était moins dangereux qu'un Valls. Valls est un guerrier. Un guerrier et un croyant : il croit vraiment en "la nation". Or, Valls contamine François Hollande. Et le peuple toujours facile à contaminer.
Les peuples, les humains sont aujourd'hui aux prises avec deux monstres : le nationalisme et le capitalisme. Deux monstres alliés, depuis des siècles déjà, pour le pire : la séparation des êtres humains, la destruction des communautés et des cités, la disparition de la pensée et de l'action politique derrière l'efficacité économique sans autre but qu'elle-même, l'enterrement de la cité. Et les peuples occidentaux, ou ayant rejoint le monde occidental, continuent d'adorer ces monstres tant qu'ils s'enrichissent. S'ils s'appauvrissent, comme tant d'autres peuples appauvris par le capitalisme conquérant, ils s'agenouillent alors devant d'autres monstres…
Notes :
(1) Mais ce terme d'islamisme peut, de l'intérieur de l'Islam, être utilisé, je suppose, sans ambiguïté. Je réalise cela après avoir constaté que le professeur démissionnaire du Lycée Averroès l'emploie, lui, dans un article publié par le journal Libération. Alors qu'il est musulman. Ce qui m'a, dans un premier temps, étonné. Mais il faudrait se renseigner sur la façon que l'on a de parler de ces "islamistes" dans les langues des musulmans, et sur les mots utilisés.
(2) On peut distinguer deux manières de développer une appartenance : la coopération avec d'autres, alors se forme une appartenance à une communauté de coopérants, et cette communauté elle-même ; en se dressant ensemble contre un autre ensemble (supposé, fabriqué), formant ainsi une unité guerrière. Il est évident que ces deux types d'appartenance ne se valent pas, n'ont pas du tout les mêmes propriétés.