D'autres l'on dit bien avant moi mais, le monde étant un peu dur d'oreille, il est bon de le répéter encore : l'essentiel d'un voyage n'est pas l'arrivée mais le chemin. Notre époque ne s'intéresse qu'à l'arrivée. Que ce soit dans ses plaisirs, ses travaux, ses échanges… En tout, elle croit que ce qui importe est l'arrivée, jusque dans les rapports sexuels (l'orgasme). Et ils sont nombreux ceux qu'on nomme "les croyants", qui prétendent que l'essentiel dans la vie, c'est la mort.
C'est pourquoi les gens de notre époque se dépêchent toujours, gâchant le meilleur (pourtant condition de l'arrivée en des contrées inespérées), vivant à côté de la vie. Nous gagnerions à envisager et pratiquer nos activités comme un voyage, un vrai voyage tranquille, une réalisation. Par exemple le travail, quel qu'il soit. Ainsi que notre vie politique : ce qui fait la réalité et la solidité d'une démocratie est le chemin des débats, pas l'arrivée dans les urnes. Même dans les révolutions – luttes pour la liberté et la démocratie –, surtout dans les révolutions, c'est le chemin qui importe, c'est lui qui défriche et invente. Une telle révolution ne se termine jamais ; elle est comme la vie : lorsqu'elle est terminée, elle n'est plus.
Ne pas se presser n'est pas perdre son temps, c'est au contraire le prendre. Encore faut-il savoir cheminer…
Pour l'adulte, et pour les peuples très cultivés, le monde entier est le monde de l'évident, du lieu commun. C'est pourquoi l'homme applique ses étiquettes, avec le prix et – le cas échéant – des informations sur la marchandise – partout. Ceci est un champ, ceci est l'océan, ceci est un cheval, voici ma propre mère, le drapeau national, voilà deux jeunes garçons. Mais pour l'enfant, ou l'adolescent, et aussi pour un certain type d'artiste – un peu moins pour les écrivains – il n'en va pas ainsi ! Partout où il s'avance, tout resplendit d'une lumière sans origine.
Anna Maria Ortese, "Là où le temps est un autre".
P.-S. : (le 13 septembre 2014) Je viens de terminer la lecture d'un texte pour moi fort étrange, Rhizome, de Deleuze et Guattari (1). L'utilisation d'analogies faussement empruntées au vivant (arbres, racines, rhizhomes) m'a souvent laissé perplexe. Ces analogies avec le vivant sont fausses et déroutantes parce que n'est retenu que la forme apparente des êtres vivants, formes qui durent aussi un moment à l'état mort – il est légitime de parler d'arbres généalogiques, par exemple, parce qu'on a à faire à une forme arborescente, mais à condition de ne pas oublier que cela n'a rien à voir avec les arbres sinon cette forme ; de la même façon nous pourrions parler d'arbres hiérarchiques, arbres sens dessus dessous. Les mots "arbres", "racines" et "rizhomes" ne me parlent pas du tout, me semble-t-il, de la même façon qu'à Deleuze et Guattari, ils ont pour moi bien d'autres significations. L'arbre, par exemple, qui puise son énergie par ses ramifications supérieures, ses nutriments par ses ramifications inférieures, et que cette recherche de nutriments et d'énergie fait croître par le haut et par le bas (quel rapport, en effet, avec la généalogie ?).
Eh puis s'ajoutait à cela, et en partie à cause de cela, le soupçon de n'être confronté ici, avec, Rhizome, qu'à du vent ou de la brume intellectuelle. Voire même qu'à une vaste plaisanterie. Peut-être pour me consoler de ne pas réussir à tout comprendre.
C'est alors qu'à quelques pages de la fin je suis tombé sur ceci :
Ce qui est en question dans le rhizome, c'est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l'animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l'artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de "devenirs".
Un plateau est toujours au milieu, ni début ni fin. Un rhizome est fait de plateaux. Gregory Bateson se sert du mot "plateau" pour désigner quelque chose de très spécial : une région continue d'intensités, vibrant sur elle-même, et qui se développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure. Bateson cite en exemple la culture balinaise, où des jeux sexuels mère-enfant, ou bien des querelles entre hommes, passent par cette bizarre stabilisation intensive. "Une espèce de plateau continu d'intensité est substitué à l'orgasme", à la guerre ou au point culminant. C'est un trait fâcheux de l'esprit occidental, de rapporter les expressions et les actions à des fins extérieures ou transcendantes, au lieu de les estimer sur un plan d'immanence d'après leur valeur en soi (2).
J'en suis resté tout décontenancé !
(1) Aussi introduction à Mille plateaux, le tome II de Capitalisme et Schizophrénie.
(2) Bateson, Vers une écologie de l'esprit, t. I, Ed du Seuil, pp.125-126.