Nous tous, tant que nous sommes, nous sentons bien moins préoccupés par les maladies de la biosphère – même lorsqu'elles ont commencé à être visibles de chez soi – que par la nécessité pour chacun de se nourrir, de s'abriter, d'élever ses enfants, d'avoir une vie sociale et de se sentir avoir prise sur son monde. La catastrophe écologique n'est présente dans beaucoup d'esprits que parce qu'elle a été intégrée à la problématique et à la propagande officielle des pouvoirs – comme le dit excellemment le premier billet d'Antoine Trouillard, On sait par ailleurs que le système de l’accumulation capitaliste ne connaît en lui-même aucune limite, et fera toujours feu de tout bois. De fait, la "croissance verte" proposée comme échappatoire à l’abîme auquel il nous mène consiste ni plus ni moins en l’achèvement de son programme d’exploitation de la nature, à travers la marchandisation intégrale de ce qu’il en reste. Il a même été inventé le concept d'économie circulaire, où les principes de l'écologie naturelle (le recyclage permanent) sont intégrés aux processus de constructions/destructions capitalistes : les produits deviennent matières premières d'autres produits. Mais, de tout cela, nous ne sommes préoccupés que si nous sommes rassasiés et avec des amis ou de la famille autour d'un feu ou sous un toit. Déjà isolés, affamés, frigorifiés, que peuvent nous faire les menaces écologiques ?
Et même une fois rassasié matériellement et socialement, nos préoccupations environnementales concernent plutôt le proche et l'immédiat : la carrière ou l'usine "Seveso" d'à côté, le projet d'autoroute, etc. Parce que si nos idées peuvent être "globales", nos émotions restent "locales". Et notre mince pouvoir d'action le demeure aussi à priori, local. De même, si le monde industriel marchand s'entend à appauvrir une partie de la population mondiale pendant qu'il se contente d'appauvrir socialement et culturellement l'autre partie, en permutant de temps en temps ces populations, cela n'est jamais ressenti comme tel : ce qui se passe à l'échelle globale ne peut être ressenti mais seulement analysé et pensé. Or, pour convaincre largement et rapidement, il faut toucher au niveau du ressenti – seuls les machines sont "rationnelles", elles ont des programmes algorithmiques à la place de nos émotions.
Aussi, le sentiment d'urgence de la démocratie est-il moins lié à l'urgence dite "écologique" qu'à la nécessité de subvenir vraiment aux besoins humains primordiaux, ce dont ne se soucie pas "le Marché". "Le Marché" (1) ignore particulièrement l'un de ces besoins, celui de se sentir avoir prise sur son monde et son devenir, de le maîtriser, ce qu'on appelle aussi "sentiment de liberté", ou simplement "liberté" (2). Pour certains, lyncher un immigré ou un voleur (ou un flic…) procure un tel sentiment de liberté : la maîtrise de son monde y est illusoire mais le sentiment est réellement éprouvé, ce qui compte pour l'auteur du lynchage.
Une vie sociale incapable de procurer un tel sentiment de maîtrise, de liberté, n'est pas une vie sociale. Ce sentiment, associé à la dimension sociale, c'est-à-dire partagé et acquis dans le partage, à travers des activités en coopération, se transforme en un sentiment d'appartenance bien plus puissant que toutes les "identités". La mise en jeu par la voie des prochaines présidentielles de la constitution française me semble de nature à répondre un moment – essentiel – à ces besoins primordiaux de vie sociale, de liberté et d'appartenance, d'une manière beaucoup plus réelle, et infiniment plus positive et constructive, que n'importe quel lynchage (même seulement "médiatique"). C'est dans le sens de la vie, contre la mégamachine technique, hiérarchique, bureaucratique et idéologique.
Mais cette proposition de refondation telle que présentée par Antoine Trouillard semble ne pas s'adresser à tout le monde mais à la gauche écologique, et en particulier au Front de Gauche. On comprend pourquoi, mais il reste que cela exclue d'emblée beaucoup de monde (3). Ce qui n'est pas un bon départ vers la démocratie. Eh puis un parti peut-il réellement être démocratique et défendre la démocratie ? Il y a d'une part les idéologies, les cultures, et il y a d'autre part des gens de bien et des égoïstes (malades sociaux ?). Les gens de bien comme les égoïstes, cela se rencontre non seulement sous toutes les latitudes mais aussi sous toutes les couleurs, toutes les idéologies, et même sans doute toutes les professions. Il faut donc s'adresser à tout le monde.
Le texte du 5 septembre d'Antoine Trouillard parle, à propos du processus constituant, d'un an ou deux de travail sur l'ensemble du territoire (c'est moi qui souligne). Dans l'esprit du texte, il ne s'agit évidemment pas seulement de faire en sorte que cela se passe sur tout le territoire, mais aussi dans tous les milieux, ce qui n'est pas forcément très simple et nécessite de commencer par s'adresser à tous (et tout le monde n'a pas encore développé une fibre écologique"). Mais nous savons qu'entre l'idéal et la pratique il reste toujours une distance, aussi faudra-t-il peut-être s'appuyer sur les associations existantes bien que tout le monde n'ait pas non plus développé une fibre associative et que, surtout, les associations sont elles-mêmes souvent partisanes. Il s'agit de dépasser la guerre entre partis, ce qui revient à dépasser les partis. Chercher à instituer quelque chose de nature à répondre vraiment aux besoins primordiaux des humains. Toutes les idéologies sont à jeter aux orties en tant qu'idéologies, sans forcément pour autant jeter tous les bébés avec l'eau de ces bains. Peut-être que la future constitution naîtra-t-elle toute seule de ce qu'il aura fallu inventer pour mettre au point un "processus constituant"…
Quoi qu'il en soit, il était devenu lassant d'être toujours contre – contre l'aéroport, contre les immigrés, contre la croissance, contre "l'ouvrier polonais", contre la mondialisation, contre l'Europe, contre la finance (4) –, cela soulagera tout le monde de pouvoir se dire, se battre et vivre enfin pour quelque chose.
(1) Plutôt que "le Marché", j'écrirais bien "les spéculateurs/usuriers", mais cela fâcherait ! Je le ferais pourtant sans intention de viser des gens personnellement, mais seulement leur rôle social actuel ; les personnes aujourd'hui haut placés dans les banques et autres organisations financières, industrielles et marchandes doivent évidement être accueillies dans la démocratie à venir, y participer pleinement, mais pas les rôles qu'elles jouent actuellement. De même pour les professionnels de la propagande marchande (excellent passage à ce propos dans le billet d'Antoine Trouillard du 11 septembre – la "lettre ouverte au Front de Gauche").
(2) On parle souvent de "sens", d'absence et de recherche de "sens", de nos jours. J'ai l'impression que cela a directement à voir avec ce besoin de maîtrise de son monde et de son devenir. Si ce que l'on fait – ce à quoi l'on participe au turbin, par exemple –, ne procure pas un tel sentiment, on dit que cela n'a pas de sens.
(3) Cela exclue beaucoup de monde tout en incluant certains dont on peut douter qu'ils soient porteurs d'une volonté démocratique (je pense aux partisans du PC en particulier).
(4) La panoplie des "contre" est vaste et il y en a pour tous les goûts, toutes les personnalités, toutes les situations et cultures. Pour ma part, j'avais bien privilégié le "contre l’État" (l’État en général).