Tribunal de Paris, été 2023. M. le Délégué du Procureur de la République m’annonce ma sentence : je suis convoqué à un stage de citoyenneté destiné à me « rappeler les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité humaine sur lesquelles est fondée la société ». Durée : 2 jours, lieu : la mairie d'un arrondissement parisien. Interpellé sur le motif «d'outrage à personne dépositaire de l'autorité publique» ma participation à une manifestation contre la réforme des retraites m'a valu deux plaintes , 20h de privation de liberté et une amende déguisée de 150€ sous la forme d’un stage de citoyenneté, alternative aux poursuites judiciaires. Monsieur le délégué du Procureur de la République est « un gentil », il ne requiert pas de peine de prison ni d’amende à quatre chiffres pour ma sortie de route (pourvu qu’elle ne se reproduise pas). Grand seigneur.
Voici, quelque temps après, un retour sur cette expérience singulière, un rapport d’étonnement à l’issue de ce stage de citoyenneté :
Lundi matin, 09h00, début du stage, le café est offert. Tout commence avec une évaluation sous forme de QCM sur « les droits et devoirs du citoyen ». Parmi les questions : « Combien de critères discriminants la loi stipule-t-elle ? » ; « Quelle est la sanction prévue par la loi en cas de discrimination avérée ? » (montant de l’amende et durée de la peine) ou encore « Qui ne pourra PAS m’aider à faire valoir mes droits en cas de discrimination ? » (1- Une association, 2- Le Défenseur des droits, 3- Un avocat, 4- Mon dentiste). Ce retour sur les bancs de l’école commence bien.
Sur les participants : parmi la quinzaine de personnes présentes, il y a majoritairement des jeunes hommes qui sont là pour des altercations plus ou moins violentes avec un collègue, un voisin, un contrôleur RATP… Il y a en tout quatre femmes, trois desquelles ne citeront pas le motif de leur convocation. La dernière, qu’on appellera Catherine (tous les noms ont été changés), s’étend longuement sur les raisons de sa présence -une histoire de chien du voisin qu’elle était chargée de promener et qui est parti sans laisse se battre avec un autre chien, pour essayer de négocier une dispense de stage, sans succès. Autre profil notable, un supporter du Stade Rennais qui a versé « par mégarde » une bière sur un stadier au Parc des Princes ; sans avocat il a écopé de 22h de GAV et de ce stage à Paris alors qu’il habite à Morlaix, dans le Finistère. À ma surprise il n’y a aucun autre manifestant, malgré le nombre important d’interpellations en marge du mouvement social du début de l’année ; l’État a-t-il été particulièrement clément ou, au contraire, sévère avec mon cas ?
Sur les intervenants : on pourrait s’attendre à un cours « d’éducation civique » avec des formateurs condescendants et des intervenants institutionnels (voire quelques policiers). Nous nous retrouvons à la place face à Patrice, la cinquantaine, ex- policier au Benin, aujourd’hui membre d’une association qui agit en faveur de l’insertion auprès des jeunes et des délinquants. Archétype de la réussite légitime des personnes issues des « quartiers »[1], Patrice est sympa mais pas trop, mettant en garde les retardataires et utilisateurs de smartphone du risque d’expulsion du stage, synonyme de poursuites judiciaires. Patrice est là pour « nous expliquer le droit » afin que l’on puisse « réfléchir à nos actes et à leurs conséquences».
Tout au long du stage, Patrice fera, à ma surprise, des constats objectifs (la Police est une institution structurellement raciste, les médias sont des chiens de garde, il y a pantouflage et collusion entre les milieux « des affaires » et de la politique, un déficit de légitimité démocratique du pouvoir en place…). Il se refuse pourtant à toute analyse sur ces constats, et appelle plutôt à un changement qui « viendra quand il viendra ».
Sur le fond : sans surprise, c’est un nivellement par le bas, nous sommes pris pour des imbéciles.
Un module de présentation du pouvoir judiciaire rappelle -ou présente le fonctionnement de la justice en France. Cette présentation rappelle, de manière plus involontaire qu’explicite, que la Justice est aux mieux dépourvue de moyens pour agir selon les principes qui sont censés la guider, sinon complice d’un État en voie de fascisation et un outil de légitimation des dominations.
Les trois autres modules portant sur « les droits et devoirs du citoyen », la lutte contre les discriminations et les médias s’appuient sur un argumentaire qui perd en coercition ce qu’il gagne en bêtise. Tout est mis sur le dos de la responsabilité individuelle : de la « nécessaire fraternité pour le vivre ensemble » à la « bonne lecture » des médias. Aucune mention n’est faite des phénomènes structurels qui sont à l’origine des discriminations, du manque de fraternité ou de la multiplication des « fake news ». On ne s’interroge pas sur le manque de légitimité démocratique ni, par exemple, sur les problèmes liés à la sacralisation de l’élection présidentielle comme seul moment d’expression de la légitimité populaire … En bref, on s’attaque au symptôme, pas à la maladie. Une approche consternante de naïveté.
Développons deux exemples pour illustrer ce propos :
Sur les discriminations : à la question « Que vous évoque ce concept ? » les réponses tirées de force d’une classe désintéressée tournent autour du champ lexical du « pas bien » ou du « méchant »[2]. Le formateur de l’association intervenant pour ce module est surpris de m’entendre dire « systémique » et « institutionnalisée »; on me demande d’expliciter ma pensée, je développe avec l’exemple (évident) de l’institution policière. Face à toutes ces prises de parole, je me retrouve systématiquement confronté à la même situation : face à un raisonnement construit, parfois volontairement provocateur pour inciter à la discussion[3], le formateur enfonce une porte ouverte avec une déclaration simpliste (ex : « Effectivement il y a des injustices car nous vivons dans une société injuste »). Ce nivellement par le bas, cette réponse par la bêtise de tue instantanément toute contraction.
A mes propositions de mesures pour (commencer à) limiter la discrimination dans la Police[4], Patrice préfère « que les gens voyagent » ce qui permet «d’élargir son horizon» et de devenir « moins raciste ». Vaincre les discriminations en achetant à tous des billets EasyJet : la belle affaire. Les formateurs continuent « Qu’est-ce que vous voulez faire ? La révolution ? C’est fini tout ça (…) Sinon le communisme ? Si ça existe encore… (rires) ».
Ainsi selon Patrice et son collègue la discrimination est une action que l’on pourrait qualifier de « pas bien », penser des atrocités est « notre droit le plus essentiel »[5] tant qu’on n’agit pas de manière discriminatoire. Ne prenons surtout pas de recul, on risquerait de mettre le doigt sur quelque chose.
Sur les médias : aucune mention faite du rôle des médias comme outil de légitimation du pouvoir en place ni de la concentration de ces canaux d’information entre les mains de quelques milliardaires. Le module nous apprend qu'il appartient au citoyen de s’informer en vérifiant ses sources, en faisant attention à ne pas tomber dans le piège des fake news. Aucune mention n’est faite sur le traitement différencié de l’information selon les sujets, sur les effets performatifs du langage employé par les médias sur la montée de l’extrême droite et des discours racistes.
Quand est évoquée la question de l’impact qu’aurait une arrivée au pouvoir de l’extrême droite sur les discriminations, réponse sidérante des intervenants : « Si Marine Le Pen arrive au pouvoir elle ne pourra pas mettre en place de politiques racistes car cela supposerait qu’elle sorte de l’UE et qu’elle renonce à la Déclaration des droits l’Homme ». Comme si, avant d’arriver à cet extrême, des lois racistes ne pouvaient pas être votées, comme s’il n’y avait pas déjà une brutalisation de la domination policière et une remise en cause de plus en plus flagrante des libertés individuelles, comme si Renaissance et le RN n'avaient pas voté main dans la main le projet de loi immigration, etc.
Mardi, 16h20, fin du stage. Patrice nous laisse partir 10mn avant l’heure. La salle se vide en moins d’une minute ; tout le monde se précipite à l’extérieur, libres, en disant à peine au revoir. Patrice ramasse une à une les feuilles laissées sur les tables, il lui reste 1h30 de RER pour rentrer chez lui. Il sera de nouveau ici lundi prochain pour un autre stage de citoyenneté.
A défaut de le savoir, Patrice doit au moins ressentir la vacuité de sa mission. Il récite seul, face à une population de résignés un discours qui vise à rationaliser l’action punitive d’un État qui créé lui-même ses délinquants. Son association développe une vision institutionnalisée de l’antiracisme, uniquement basée sur le droit (outil de domination) qui ignore les sciences sociales (outil d’analyse des mécanismes de domination), profondément déconnectée des réalités du monde social. Surfant sur le mirage de la responsabilité individuelle, sa rhétorique tient les dominés à l’écart de la scène politique en sapant tout début de volonté de mobilisation collective contre les structures de domination en place (capitaliste, patriarcale, raciste, impérialiste).
A dessein ou non cette association, idiote utile du pouvoir en place, est un artisan de l’abstentionnisme. L’approche dépolitisée de la lutte contre les discriminations, légitimée par l’État, ne peut que décourager tant elle est éloignée des conditions sociales d’existence du public visé. Patrice est dépassé, ringard, mais peu importe. La réponse est ailleurs ; dans la mobilisation collective, appuyée sur une théorie claire qui permet de sortir de la confusion, d’identifier les responsables et d’envisager la lutte contre les structures de domination.
[1] Prenant un rôle de « grand frère », Patrice parle, non sans un soupçon de fierté, de son expérience dans le milieu de la banque et à la police béninoise qu’il a eu « la chance de pouvoir quitter ». Patrice est reconnu par certains stagiaires comme une figure de réussite qui a « la possibilité d’avoir une vie tranquille ». Relais de l’État auprès des populations à (ré)intégrer, Patrice semble faire figure de dominant parmi les dominés. Son statut de porte-parole de la puissance publique explique probablement certaines réactions et angles morts idéologiques développés ci-après.
[2] Notons une exception : Catherine répond « naturelle » en faisant référence au règne animal. Quelques-uns de mes co-stagiaires acquiescent, forcés de constater que « l’humain est un animal aussi ».
[3] Provocation ici matérialisée par le terme « institutionnalisée » qui souligne, plus que le terme « systémique », le caractère volontaire de la discrimination.
[4] Citons par exemple et pour commencer : la dissolution des BAC et BRAV-M ; dissolution de l’IGPN et mise en place d’un organe de contrôle indépendant et démocratiquement contrôlé ; mise à pied de tous les fonctionnaires de police condamnés pour des faits de violence…
[5] Cette formule semble plaire à Patrice qui la répètera plus d’une dizaine de fois pendant le stage