Pardonnez-moi d'être un peu fou, c'est une sagesse que je cultive ...
..."Concilier relativité générale et physique quantique est une tâche extraordinairement difficile à laquelle se sont attelés les plus grands esprits depuis près d'un siècle. L'approche la plus aboutie ne nécessitant aucune hypothèse révolutionnaire est certainement la gravitation quantique à boucles. Ces boucles constitueraient l'espace lui-même, formé de petits "atomes" élémentaires dans lesquels nous vivrions.
Appliqué à l''Univers, ce modèle transforme radicalement notre vision cosmologique : le Big Bang, la singularité primitive, disparaît et se trouve remplacé par un "grand rebond". Autrement dit, il existerait un "avant Big Bang", un espace en contraction qui aurait rebondi lorsque sa densité devint gigantesque, donnant ainsi naissance à l'expansion actuellement observée. Cette théorie rigoureuse et mathématiquement bien définie est de plus potentiellement testable, puisque ce rebond titanesque pourrait avoir laissé de fines empreintes décelables dans le rayonnement fossile.
Mais il existe une autre approche, la théorie des cordes, qui invite à poser la question vertigineuse de l'existence d'univers multiples. En effet, l'inflation -augmentation considérable de la "taille" de l'Univers dans ses premiers instants- aurait créé non pas un, mais une infinité d'univers-bulles, structurés selon des lois physiques différentes (dictées par les cordes), éventuellement très éloignées de celles qui régissent notre propre bulle. Nouvelle blessure narcissique, après celles qui furent infligées par Nicolas Copernic, Charles Darwin et Sigmund Freud à l'idée que l'homme se faisait de son statut d' "élu" : c'est notre univers lui-même qui choit de son piédestal et se voit réinterprété comme un îlot dérisoire et contingent dans ce vaste "plurivers". Ailleurs, des mondes sans lumière, des mondes sans matière, des mondes à dix dimensions...
Chaque univers-bulle aurait son propre Big Bang, peut-être sa propre dimensionnalité. Tout ou presque deviendrait finalement possible. Au sein de cette structure gigogne d'univers multiple, nous nous trouverions dans l'un de ceux favorables à l'existence de la complexité, et donc de la vie - infime parcelle où la physique a pris la forme étrange et gracieuse que nous lui connaissons. Tout comme notre planète n'est pas du tout représentative de l'ensemble de notre univers, ce dernier n'est très certainement pas représentatif de l'ensemble du multivers. Ce n'est pas là une théorie, mais une prédiction de certaines théories, et c'est en cela que ce modèle est testable au sens usuel du terme, bien qu'évidemment très spéculatif. Le réel serait davantage pluriel que ne tend à le penser une tradition vertébrée par les mythes de l'Un et de l'Ordre. Ce qui n'est d'ailleurs pas sans faire écho à une tradition de pensée parallèle qui irait des atomistes grecs à certains philosophes analytiques en passant par François Rabelais, Gottfried Wilhelm Leibniz, Ludwig Wittgenstein ou Jacques Derrida.
Ces hypothèses ne renient rien des exigences de rigueur de la physique usuelle. Mais elles ouvrent, peut-être, de nouvelles portes. Elles vivent sur les frontières pour les dissoudre ; elles envisagent la possibilité d'une déconstruction. Ce qui, à l'évidence, pose la question de nos attentes par rapport à la science de la nature. Cette approche invite à porter une attention scrupuleuse aux détails oubliés par la tradition, aux points de friction, aux paradoxes et aux apories. Elle engage à déchiffrer la physique comme une construction, et à lui reconnaître le droit de ne pas être la seule version correcte du réel. Il s'agit peut-être aujourd'hui de décupler les modes possibles de notre rapport au(x) réel(s). L'extraordinaire diversité du monde requiert sans doute d'envisager une nouvelle pluralité dans nos manières de l'appréhender. Le manque d'imagination a toujours été plus préjudiciable aux sciences que l'excès d'idées audacieuses.
 Résister, c'est créer", écrivait le philosophe Gilles Deleuze. C'est exactement sur ce mode que se déploie (ou devrait se déployer) aujourd'hui la création scientifique : résistance contre les idées reçues, contre le désintérêt politique pour la recherche fondamentale, contre la facilité du conformisme, contre la multiplication des instances de notation aussi nuisibles que superficielles, contre l'inflation ubuesque de la bureaucratie, contre l'importation systématique des dogmes libéraux même là où leur échec est inévitable, contre la précarisation généralisée qui contribue à instituer un système intellectuellement inhibiteur. Comme le souligne Carlo Rovelli, "c'est la rébellion des générations précédentes face aux visions du monde acquises, leurs efforts pour penser le neuf, qui ont fait notre monde. Notre vision du monde , nos réalités, sont leurs rêves accomplis. Il n'y a pas de raison d'avoir peur du futur : nous pouvons continuer à nous rebeller, à rêver d'autres mondes possibles, et à les chercher".
Aurélien Barrau. "Trois hypothèses pour un Big Bang", article complet et passionnant disponible dans "Le Monde Diplomatique" de février 2012.