La violence de la soustraction
Matérialisme démocratique et matérialisme dialectique
Dans Logiques des mondes, Badiou donne une définition concise du "matérialisme démocratique" et de son opposé, la "dialectique matérialiste" : l'axiome qui condense le premier est "Il n'y a que des corps et des langages", ce à quoi la dialectique matérialiste ajoute "sinon qu'il y a des vérités". Cette opposition n'est pas tant entre deux idéologies ou philosophies qu'entre certaines présuppositions/croyances non réfléchies où nous nous mouvons "jetés" en proportion de notre immersion dans notre monde-de-vie, et l'attitude réflexive de la pensée proprement dite qui nous permet de nous soustraire à cette immersion, de nous "débrancher", comme Morpheus le dit dans Matrix, un film fort apprécié par Badiou, qui contient aussi une description précise de la nécessité (évoquée par Badiou) du contrôle de soi - lorsque Morpheus explique à Néo le lot des gens ordinaires totalement pris dans ("branchés à") la Matrice, il a cette formule : "Toute personne qui n'est pas débranchée est un agent potentiel." C'est pourquoi l'axiome badiousien du "matérialisme démocratique" éclaire la question de nos croyances idéologiques spontanées (non réflexives) : "Qu'est-ce que je pense quand je n'ai pas le contrôle de moi-même ?" Ou plutôt : "Quelle est notre (ma) croyance spontanée ?" En outre, cette opposition est immédiatement liée à ce qu'on appelait (jadis) "la lutte des classes en philosophie", une orientation évoquant surtout les noms de Lénine, Mao Zedong et Althusser - voici la formulation concise de Mao : "C'est seulement quand il y a lutte des classes qu'il peut y avoir philosophie".
La classe dominante (celle dont les idées prédominent) est représentée par l'idéologie spontanée, tandis que la classe dominée doit se frayer son chemin par un âpre travail conceptuel, ce pour quoi, aux yeux de Badiou, la référence clé est ici Platon - non pas sa caricature, le philosophe antidémocratique qui réagit en aristocrate à la démocratie athénienne, mais celui qui, le premier, revendiqua nettement le champ de la rationalité en le libérant des croyances héritées. Après tous les jugements négatifs portés sur la dimension "phono-logocentrique" de la critique platonicienne de l'écriture, le temps est peut-être venu d'affirmer son aspect positif, égalitaire-démocratique : dans l'État despotique prédémocratique, l'écriture était le monopole d'une élite dirigeante, elle détenait un caractère sacré, l'énoncé "ainsi est-il écrit" constituait le sceau ultime de l'autorité, le sens mystérieux et présupposé du texte était l'objet de croyance par excellence. La critique platonicienne sert donc ici un double objectif : priver l'écriture de son caractère sacré et ouvrir le champ de la rationalité en le débarrassant des croyances dont il est jonché, c'est à dire distinguer le logos (le domaine de la dialectique, du raisonnement rationnel qui n'admet aucune autorité extérieure) du mythos (l'ensemble des croyances traditionnelles) :
La signification de la critique de Platon est ainsi claire : retirer à l'éciture son caractère sacré. Le chemin de la vérité n'est pas l'écriture mais la dialectique , c'est à dire le langage parlé qui implique deux ou plutôt trois parties : l'orateur, l'auditeur et la langue qu'ils partagent. Grâce à cette critique, Platon dégagea, pour la première fois dans l'histoire de l'homme, la notion de rationalité comme telle, libre de tout mélange avec la croyance. (Moustapha Safouan, "Pourquoi le monde arabe n'est pas libre. Politique de l'écriture et terrorisme religieux".)
Le paradoxe s'accroît ici du fait que la notion de Voix présente à soi, pure, représentée/copiée par l'écriture, cet ultime support de la "métaphysique de la présence" qui constitue l'objet de la déconstruction derridéenne (1), est elle-même un produit de l'écriture : lorsque des philosophes attaquaient la primauté platonique du discours sur l'écriture,
ils critiquaient un sous-produit de l'écriture phonétique. On peine à imaginer l'émergence d'une philosophie telle que le platonisme au sein d'une culture orale. Il est tout aussi difficile de concevoir un phnéomène de ce genre en Sumérie. Comment un monde de Formes incorporelles pouvait-il être représenté par des pictogrammes ? Comment des entités abstraites pouvaient-elles être représentées comme réalités ultimes dans un mode d'écriture qui rappelait encore le domaine des sens ? (John Gray, "Straw Dogs : Thoughts on Humans and Other Animals")
...à suivre.
Sinon, on peut ouvrir "Pour défendre les causes perdues", Slavoj Zizek, pp. 223-228, puisque cela en est extrait.
(1)Jacques Derrida, "L'Écriture et la différence".