" (...) Que faut-il faire aujourd'hui, après le mouvement "Occupons Wall Street", maintenant que les protestations jusqu'alors dispersées ont atteint le centre névralgique de l'économie capitaliste? À ce stade, précisément, il s'agit d'éviter le transfert de l'énergie protestataire dans un catalogue de revendications "concrètes". Les protestations ont créé un vide dans le champ de l'idéologie hégémonique, et un certain temps sera nécessaire pour combler de manière appropriée ce vide qui, empli de possibles, constitue une ouverture au vrai Nouveau. Gardons toujours à l'esprit que tout débat ayant lieu ici et maintenant demeure cantonné au terrain de l'ennemi : il faut du temps pour déployer le nouveau contenu. Désormais, tout ce que nous disons peut être détourné, faire l'objet d'une récupération - tout sauf notre silence. Ce silence, ce rejet du dialogue, de toute forme d'aggrippement, est notre "terreur", inquiétante et menaçante comme il se doit.
Le geste négatif des protestataires ne nous renvoie-t-il pas à Bartleby de Melville, au "Je préférerais ne pas" de Bartleby ? Nous voici donc ramenés à la distinction kantienne entre jugement infini et jugement négatif. En refusant ainsi de se plier à l'ordre du maître, Bartleby ne nie pas le prédicat, mais affirme un non-prédicat : il ne dit pas qu'il ne veut pas le faire, mais qu'il préfère (veut) ne pas le faire. Ainsi passons-nous de la politique de la "résistance", qui parasite ce qu'elle nie, à une politique ouvrant un espace nouveau, hors de la position hégémonique et de la négation de celle-ci. Les protestataires de "Occupons Wall Street" disent non seulement qu'ils préféreraient ne pas entrer dans la danse du capital, ni participer à sa circulation, mais aussi qu'ils "préféreraient ne pas" émettre un vote critique" (en faveur de "nos" candidats), ni s'engager dans un quelconque "dialogue constructif". Tel est le geste de la soustraction dans toute sa pureté, la réduction de toutes les différences qualitatives à une différence minimale purement formelle qui ouvre l'espace du Nouveau.
Long est le chemin qui reste à parcourir, et nous allons bientôt devoir affronter les questions véritablement épineuses, portant non sur ce dont nous ne voulons pas, mais sur ce que nous voulons réellement. Quelle forme d'organisation sociale peut remplacer le capitalisme actuellement existant ? De quel nouveau type de dirigeants avons-nous besoin ? Et quels organes, y compris ceux de contrôle et de répression, seront nécessaires ? Il est clair que les alternatives du XXéme siècle n'ont pas fonctionné. Même s'il est exaltant de connaître les plaisirs de l' "organisation horizontale", de s'immerger dans les foules protestataires, foyers de solidarité égalitaire et de débats bouillonnants, ces derniers devront non seulement fusionner autour de quelques signifiants-maîtres, mais aussi fournir des réponses concrètes à la vieille question léniniste "Que faire ?"
Le 3 décembre 1969, Lacan lançait aux étudiants en révolte de l'Université de Vincennes : "Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c'est à un maître. Vous l'aurez." Si ce diagnostic/pronostic doit être rejeté en tant qu'énoncé universel valant pour chaque soulèvement révolutionnaire, il contient toutefois une parcelle de vérité : dans la mesure où la protestation en reste au niveau d'une provocation hystérique adressée au maître, sans programme positif permettant de substituer un nouvel ordre à l'ancien, elle fonctionne effectivement comme un appel (désavoué, bien sûr) à un nouveau maître."
Slavoj Zizek. Préambule à l'édition française de "Pour défendre les causes perdues". Flammarion 2012