"Quand j'ai découvert qu'en divisant un nombre pair, quelle que soit la quantité de ses chiffres, on arrivait inéluctablement à un, je me suis senti proche d'Einstein et je n'ai pas hésité à me déclarer passionné par les mathématiques mais, comme on le sait, le bonheur est éphémère et l'arrivée du pourcentage est venu me gâcher la fête.
Je ne comprends pas qu'une usine où travaillent cent personnes subisse une réduction de 18,5 % du personnel. Cela signifie-t-il que dix-huit types perdent leur boulot tandis qu'un seul garde la moitié du corps près des machines et continue de produire, mais deux fois moins ? Et quelle partie du corps reste dehors? La semaine dernière, un journal assurait que sur le pourcentage total de lecteurs (comment détermine-t-on cette somme magique?!) 57,3% étaient des femmes. Quelles sortes de femmes font partie de ce 0,3%? Les plus petites, celles qui ne lisent que le tiers d'un livre? En Argentine, le gouvernement pronostique que, si les choses restent ce qu'elles sont, la croissance stagnera à un point. De quel point parle-t-on? Un pays ruiné, dont on a volé aux habitants le livret de Caisse d'épargne, les paris sportifs et le misérable Loto, peut-il croître? Le Chili, dont l'économie est, selon la macro-statistique, la plus solide d'Amérique du Sud, a un taux de croissance de deux points annuels, mais 80% de ses habitants continuent de vivre sur et sous le seuil de pauvreté. Combien de points faut-il avoir pour que personne ne souffre de la faim, du froid et de la marginalisation? À qui faut-il présenter les points pour obtenir le prix?
En Espagne, le président du gouvernement informe l'opposition que les résultats de la police ont triplé en l'an 2000. Comment? Cela signifie-t-il que chaque policier a capturé trois voyous de plus que l'année précédente? Que les brigades anti-émeutes ont distribué trois fois plus de coups de matraque? S'il en est ainsi, conformément à la loi de l'offre et de la demande qui détermine notre vie, cela veut-il dire que l'augmentation de la productivité policière est proportionnelle à l'augmentation de la délinquance et du mécontentement?
Les administrateurs de l'entreprise globale, appelée autrefois planète verte, s'expriment dans un langage cryptique de points et de pourcentages, mais ceux qui pâtissent de leurs résultats parlent le langage de tous les jours et appellent pain le pain, vin le vin, ce qui risque de devenir un jargon subversif. Tout cela nous rappelle l'Égypte ancienne où existait deux types d'écriture : hiéroglyphique, comprise uniquement par les prêtres et les initiés, qui fixait les points de croissance des pyramides et les pourcentages d'augmentation ou de diminution de la masse musculaire employée ; et démotique, reflet du langage populaire, qui nommait les morts par leurs noms et massifiait la popularité des mères des pharaons.
Les Chicago Boys, les thatchériens et les amis de Tony Blair affirment que les mathématiques ne mentent pas. Ce bijou est pour eux : la durée moyenne de vie dans le monde est de soixante ans, c'est à dire 525 600 heures, dont un tiers, soit 175 200 heures, est employé à dormir, un autre tiers aux loisirs (lecture, cinéma, bar, sport, etc.) et le troisième à travailler. Mais des 175 200 heures destinées au travail il faut décompter l'enfance et l'éducation entre la naissance et dix-huit ans, ce qui fait 157 680 heures. Comme si cela ne suffisait pas, nous devons considérer qu'entre les dimanches, les vacances et les jours fériés, nous perdons 100 000 heures. D'autres rubriques seraient à déduire mais restons-en là. Le résultat final nous indique que des 525 600 heures de notre vie, nous ne travaillons pas une seule ; mieux : dans le langage cryptique des administrateurs, on dirait que nous travaillons "moins 82 480 heures".
Les mathématiques ne mentent pas. Alors de quoi nous plaignons-nous?"
(Extrait de "Une sale histoire ; notes d'un carnet de moleskine" L. Sepúlveda , Métaillé Edit.)