Extrait.
"Une plainte fréquente des libéraux progressistes d'aujourd'hui est celle-ci : ils aimeraient bien rallier une "révolution" (un mouvement émancipateur plus radical que d'habitude), mais ils ont beau chercher celle-ci désespérément, ils "ne la voient pas venir" (ils n'aperçoivent nulle part dans l'espace social un agent politique qui aurait la volonté et la force de s'engager sérieusement dans ce genre d'activité). Bien qu'il y ait du vrai là-dedans, on devrait ajouter que c'est l'attitude même de ces libéraux qui pose problème : si l'on ne fait qu'attendre de "voir venir" un mouvement révolutionnaire, il est certain que celui-ci ne surgira jamais et, donc, ne se présentera jamais à la vue de quiconque. Ce que dit Hegel du rideau qui sépare les apparences de la réalité véritable (derrière le voile de l'apparence il n'y a rien, rien d'autre que ce que le sujet regardant y a placé) s'applique également au processus révolutionnaire : "vue" et "désir" sont ici inextricablement liés, c'est à dire que le potentiel révolutionnaire n'attend pas d'être découvert tel un fait social objectif, on l' "avise" uniquement si on le "désire" (si l'on s'engage soi-même dans le mouvement). Il n'est guère étonnant que les mencheviks et tous ceux qui désapprouvèrent l'appel insurrectionnel de Lénine durant l'été 1917 "n'aient pas vu" que les conditions d'une révolution étaient "réunies" et aient pointé le caractère "prématuré" de cette initiative - c'est simplement qu'ils ne voulaient pas la révolution. Autre version de cet argument sceptique sur le "fait de voir" : selon les libéraux, le capitalisme est aujourd'hui tellement global et englobant qu'ils ne lui "voient" aucune alternative sérieuse, ne lui imagine aucun "dehors" réalisable. Quand bien même leur argument serait sincère, nous répondrons qu'ils ne voient pas tout court : la tâche consiste non pas à voir le dehors mais à ouvrir tout simplement les yeux (à saisir la nature du capitalisme d'aujourd'hui) - le pari marxiste est qu'à partir du moment où nous "voyons" telle ou telle situation, nous voyons assez, y compris pour savoir comment en sortir... Ainsi, aux libéraux progressistes avides de rallier la révolution, et tourmentés de ne lui voir aucune chance d'émergence nulle part, notre réponse devrait être celle qu'on livre à l'écologiste hanté par la perspective de la catastrophe : ne vous inquiétez pas, la catastrophe viendra..."
Slavoj Zizek, "Pour défendre les causes perdues".