"...Mais les bonnes manières de lire aujourd'hui, c'est d'arriver à traiter un livre comme on écoute un disque, comme on regarde un film ou une émission télé, comme on reçoit une chanson : tout traitement du livre qui réclamerait pour lui un respect spécial, une attention d'une autre sorte, vient d'un autre âge et condamne définitivement le livre. Il n'y a aucune question de difficulté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. Pop' philosophie. Il n'y a rien à comprendre, rien à interpréter. Je voudrais dire que c'est un style. C'est la propriété de ceux dont on dit d'habitude "ils n'ont pas de style...". Ce n'est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée, ni une orchestration, ni une petite musique. C'est un agencement, un agencement d'énonciation. Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue. C'est difficile, parce qu'il faut qu'il y ait nécessité d'un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Être comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite.
(...)
Il se peut qu'écrire soit dans un rapport essentiel avec les lignes de fuite. Écrire, c'est tracer des lignes de fuite, qui ne sont pas imaginaires, et qu'on est bien forcé de suivre, parce que l'écriture nous y engage, nous embarque en réalité. Écrire, c'est devenir, mais ce n'est pas du tout devenir écrivain. C'est devenir autre chose. Un écrivain de profession peut se juger d'après son passé ou d'après son avenir, d'après son avenir personnel ou d'après la postérité ("je serais compris dans deux ans, dans cent ans", etc.). Tout autres sont les devenirs contenus dans l'écriture quand elle n'épouse pas les mots d'ordre établis, mais trace d'elle-même des lignes de fuite. On dirait que l'écriture par elle-même, quand elle n'est pas officielle, rejoint forcément les "minorités", qui n'écrivent pas forcément pour leur compte, sur lesquelles non plus on n'écrit pas, au sens ou on les prendrait pour objet, mais en revanche dans lesquelles on est pris, bon gré mal gré, du fait qu'on écrit. Une minorité n'existe jamais toute faite, elle ne se constitue que sur des lignes de fuite qui sont aussi bien sa manière d'avancer et d'attaquer. Il y a un devenir-femme dans l'écriture. Il ne s'agit pas d'écrire "comme" une femme. Madame Bovary, "c'est" moi - c'est une phrase de tricheur hystérique. Même les femmes ne réussissent pas toujours quand elles s'efforcent d'écrire comme des femmes, en fonction d'un avenir de la femme. Femme n'est pas nécessairement l'écrivain, mais le devenir-minoritaire de son écriture, qu'il soit homme ou femme. Virginia Woolf s'interdisait de "parler comme une femme" : elle captait d'autant plus le devenir femme de l'écriture. Lawrence et Miller passent pour de grands phallocrates ; pourtant l'écriture les a entraînés dans un devenir-femme irrésistible. L'Angleterre n'a produit tant de romancières que par ce devenir, où les femmes ont autant d'efforts à faire que les hommes. Il y a des devenir-nègres dans l'écriture, des devenir-indiens, qui ne consistent pas à parler peau-rouge ou petit nègre. Il y a des devenir-animaux dans l'écriture, qui ne consistent pas à imiter l'animal, à "faire" l'animal, pas plus que la musique de Mozart n'imite les oiseaux, bien qu'elle soit pénétrée d'un devenir-oiseau. Le capitaine Achab a un devenir-baleine qui n'est pas d'imitation. Lawrence et le devenir-tortue, dans ses admirables poèmes. Il y a des devenir-animaux dans l'écriture, qui ne consistent pas à parler de son chien ou de son chat. C'est plutôt une rencontre entre deux règnes, un court-circuitage, une capture de code où chacun se déterritorialise. En écrivant on donne toujours de l'écriture à ceux qui n'en ont pas, mais ceux-ci donnent à l'écriture un devenir sans lequel elle ne serait pas, sans lequel elle serait pure redondance au service des puissances établies. Que l'écrivain soit minoritaire ne signifie pas qu'il y a moins de gens qui écrivent qu'il n'y a de lecteurs ; ce ne serait même plus vrai aujourd'hui : cela signifie que l'écriture rencontre toujours une minorité qui n'écrit pas, et elle ne se charge pas d'écrire pour cette minorité, à sa place ni à son propos, mais il y a rencontre où chacun pousse l'autre, l'entraîne dans sa ligne de fuite, dans une déterritorialisation conjuguée. L'écriture se conjugue toujours avec autre chose qui est son propre devenir. Il n'existe pas d'agencement fonctionnant sur un seul flux. Ce n'est pas affaire d'imitation, mais de conjonction. L'écrivain est pénétré du plus profond, d'un devenir-non-écrivain."
Gilles Deleuze. "Dialogues", avec Claire Parnet.