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Billet de blog 10 juillet 2023

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Louisa Yousfi a écrit un très beau livre

Si la beauté n'est pas inoffensive... À propos du livre de Louisa Yousfi « Rester barbare ».

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Louisa Yousfi a écrit un très beau livre. Si la beauté n’est pas inoffensive...

Il parle d’un monde que je connais mal – celui des barbares.

Barbares qui ont à résister au racisme d’abord, dans ses manifestations concrètes – en tant qu’il frappe la chair et la psyché, à travers la multitude des violences qui en constituent la réalité vécue, subie. Subie, mais pas seulement – parce que celles et ceux qui sont constitués comme victimes savent se défendre, ce qui les rend tellement insupportables aux colons d’hier et d’aujourd’hui, encore. La révolte peut être étouffée, irréductiblement des êtres résistent - pour les leurs, vivants et morts.

Barbares qui ont à résister, ensuite, à ce que le racisme pourrait faire d’eux. Tant le mal frappe deux fois – instantanément et dans ses effets différés, en tant qu’il frappe et en tant qu’il pénètre. “Quelqu’un à qui on a fait du mal, il pénètre vraiment du mal en lui; non pas seulement la douleur, la souffrance, mais l’horreur même du mal. Comme les hommes ont le pouvoir de se transmettre du bien les uns aux autres, ils ont aussi le pouvoir de se transmettre du mal” (Simone Weil). En quoi la victime d’une injustice peut être deux fois perdante – de la subir, et d’être transformée par l’injustice à tel point qu’elle y participe cette fois activement. Et quelle tentation, quand on se fait insulter, humilier, taper dessus – d’offrir la réaction attendue par le pouvoir (colonial ou non), en devenant aussi laid que ses bourreaux. Alors, s’en sortir, comme c’est difficile... Sur les murs de Lyon il m’est arrivé de lire ce “slogan” terrible – “nous sommes ce que vous avez fait de nous”.

Comment la violence et l’injustice pourraient-elle l’emporter? En faisant de celles et ceux sur qui elles s’exercent des complices d’une domination fondée sur elles. En les rendant aussi laids que les bourreaux. Il faut que le colonisé se comporte comme un sauvage, pour que le colon se trouve justifiée dans son entreprise déshumanisante. Et ainsi tragiquement le colon et le sauvage se répondent-ils, comme des figures d’un même ordre qui répand la laideur sur la face de la terre et abîme, systématiquement, les vivants.

C’est là que le barbare entre en scène – qui déjoue cette mécanique tragique. Le barbare, c’est celui qui résiste à la domination en se refusant à devenir ce que l’ordre colonial (ou néo- et post-colonial) attend qu’il devienne. A l’oppression il oppose son irréfragable, son irréductible liberté. Liberté qui est cet endroit par où il s’échappe à toute prise, cette virginité inentamable de son âme, sa beauté inaliénable. Il y a dans le refus de la civilisation un acte de résistance qui permet de préserver la beauté d’un ordre qui veut tout enlaidir. Nous refusons d’être aussi laids que vous – voilà peut-être le chant du barbare. Car du point de vue du barbare, le Je est un Nous (j’y reviendrai, une autre fois).

La barbarie n’est pas seulement une différence affirmée en opposition à un ordre injuste - c'est ce qui se situe par-delà ou en-deçà des différences, dans un fond d’in-différence où repose la dignité humaine. A partir de là, il s’agit d’inventer des manières de vivre dignes d’une humanité qui ne peut échapper à sa condition historique. Les identitaires blancs feraient bien de l’entendre – en quoi les barbares ont quelque chose à leur apprendre (et ils sont généreux...) –, qui se réfugient dans le fantasme d’un âge d’or passé auquel il s’agirait de faire retour.

Le barbare est donc une figure de la résistance – qui pourrait réunir des êtres hétérogènes dans leurs racines mais unis par une communauté de destin et, peut-être, une consanguinité d’esprit. Communauté victime mais résistante, qui préserve la beauté dans un monde où elle est pourchassée partout où elle s’efforce de fleurir, individuellement et collectivement. Je dirai en ce sens, en tant que Blanc, que les barbares sont notre espoir – qui témoignent de l’inappropriable, de l’inassimilable, de l’impossible à dompter, à domestiquer. Cet ordre colonial qui nous aliène aussi et pèsent sur nos mémoires, il est possible de nous en libérer. Ce sera en renonçant à des privilèges, mais en vue de quelles joies...

Les maîtres peuvent bien abuser, ils ne nous auront pas entièrement... Comme le dit Césaire en parlant de la Négritude – “une communauté d’oppression subie, une communauté d’exclusion imposée, une communauté de discrimination profonde. Bien entendu, et c’est à son honneur, en communauté aussi de résistance continue, de lutte opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance”. La barbarie n’est-elle pas un autre nom de la Négritude?

Alors, comment répondre à l’injustice absolue, si l’on se perd en s’ensauvageant – ce qu’attendent les bourreaux? Je parle en tant que Blanc qui veut être, selon l’expression de Jean Genet, traître à sa race. Que faire? Il faut agir. Il ne suffit pas d’avoir des idées, des sentiments. C’est dehors, que ça se passe – auprès des autres. Simon Weil propose, de “donner à boire du bien parfaitement pur” à celles et ceux qui ont l’âme déchirée. Et de veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux femmes et aux hommes. Donner activement de l’écoute - de la sympathie active - du temps - de l’espace, pour qu’une parole longtemps impossible devienne possible, puisse être prise. Et refuser activement d’être complice de l’injustice, partout où l’on s’y trouve confrontée. Cela suppose de renoncer à une certaine quête du bonheur qui se confond avec la recherche effrénée d’une jouissance solitaire, pour se consacrer à autre chose. Et le bonheur viendra autrement, de surcroît. Cela suppose de ne pas se taire, quitte à mettre sa position en danger. Il faut choisir son camp. Et le camp des barbares, c’est le camp de celles et ceux qui refusent de jouer le jeu de la division du monde en deux camps ennemis et complices. Le camp des tiers – qui se sont sortis des camps.

Ainsi, rester barbare est une formule qui fait signe vers des stratégies de résistance qui misent sur ce qui échappe à toute prise, “l’inassimilable en nous” (comme l’écrit Louisa Yousfi) . Et cette formule nous est offerte par Louisa Yousfi avec beaucoup d’amour – pour les barbares et pour les autres. Son livre, plein de fleurs profondes, semble viser ce que Frantz Fanon dans son Introduction à Peau noire, masques blancs indiquait comme l’enjeu de la lutte.

“Pourquoi écrire cet ouvrage? Personne ne m’en a prié. Surtout pas à ceux à qui il s’adresse.
Alors? Alors, calmement, je réponds qu’il y a tropd’imbéciles sur cette terre. Et puisque je le dis, il s’agit de le prouver.                                           Vers un nouvel humanisme...
La compréhension des hommes... Nos frères de couleur...
Je crois en toi, Homme...
Le préjugé de race... Comprendre et aimer...”

Le livre de Louisa Yousfi participe et avec quelle puissance à une entreprise collective qui cherche à réinventer l’amour... Et certainement il est besoin d’allié.es.

Parole à l’autrice, pour finir – “Alors, lorsque les civilisés trahissent leur race en faveur des barbares, c’est leur propre salut qu’ils viennent chercher, leur propre beauté”.

Trahir sa race, non par haine de soi mais par amour, estime de soi

Estime retrouvée de qui ne veut plus être complice (autant que possible) des indignités sur lesquelles un certain ordre du monde repose...

Estime retrouvée de qui veut cultiver sa beauté – et ne se résout pas à être aussi laid que ceux qui exercent le pouvoir.

La haine de soi est du côté de l’indifférence, de l’ignorance, du refoulement. L’amour est du côté de la lucidité.

“Oui, il existe une histoire de la dignité blanche et, en tant que dignité précisément, elle ne s’agite pas dans tous les sens pour nuancer le récit barbare de la culpabilité blanche. Elle vient éclairer une histoire de maître qui a appris de son esclave le stade supérieur de la dialectique: quand c’est l’esclave lui-même qui enseigne au maître le sens de la liberté. Pas seulement la sienne, niée et bafouée, mais celle du maître aliénée dans une relation vouée à la destruction réciproque. Le paradis pour tous ou l’enfer pour tous”.

Il s’agit de l’entendre. Pour commencer.

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