I
Devenir thérapeute... Prendre soin... Pourquoi, ainsi?
J’entends présenter l’écoute comme une voie de salut – en un sens non religieux.
Le salut, cela pourrait consister à échapper, à s’esquiver, à déjouer la logique des malédictions dans lesquelles l’on se trouve pris –
et qui provoquent la répétition comme inéluctablede souffrances qui se ressemblent étrangement...
Quelque chose se répète, douloureusement dans une vie – ou à travers la chaîne qui lie entre elles les générations, maudites –
Quelque chose, qu’il s’agit de mettre en échec...
Et cela ne sera pas sans un cheminement long et éprouvant passant par des émotions difficilement soutenableset des détours imprévisibles
– exigeant de celui ou celle qui s’y risque l’apprentissage de la patience et le consentement au travail qui se fait, en soi –
Enfermé dans cette répétition étouffante, on en vient à chercher une voie de salut.
Mais il y a des sotériologies aliénantes, qui conditionnent le salut à la profession d’un Credo où un ensemble de dogmes se trouve résumé... et où s’oublie l’unicité irréductible de chaque vivant humain...
Dogmatisme, au mépris de l’unique... – unicité qui suppose d’aborder l’autredans un dénuement radical vis-à-vis de la croyance et du savoir... si l’on veut s’ajuster, justement, à cette unicité, qui cherche à inventer son chemin...
Un autre – à chaque fois, l’unique qui déborde sans y être tout à fait étranger la condition qui lui a été faite...
Un autre – pris dans une histoire qu’il doit s’approprier sa petite histoire prise dans l’autre, la Grande –
Que fait un thérapeute – au sens où je l’entends?
Il ouvre un espace-temps – pour qu’un autre puisse y venir et prendre, au rythme qui est le sien, la parole –parole dont il a été privé, et qu’il a l’occasion de prendre pour dire un peu, élaborer, son désir
Prendre soin – en proposant une écoute active, soutenue par une sympathie sincère pour l’étranger qui vient se dire en parlant et en se taisant dans un espace-temps ouvert pour qu’il découvre ou approfondisse ce si précieux sentiment qu’est l’estime de soi, et qui change tout...
L’autre impatient vient chercher une réponse à ses souffrances – qui lui permettrait d’en sortir.
Il s’agit de refuser de lui en donner (puisque de réponse toute faite il n’existe pas) et de l’accompagner – de le supporter pendant l’épreuve qui consistera à inventer une manière d’en sortir par soi-même – grâce à l’autre, aux autres...
Et j’ai vu des vivants soutenu par une écoute vivante et profonde se relever... Voilà pourquoi, j’entends devenir thérapeute –
II
Avec la vie humaine, il est question de désir – autre chose que la jouissance, qui est au risque de se perdre.
Le désir, qui suppose la patience de l’élaboration et le différement du plaisir. Il faut voir plus loin que l’instant d’après – se fier à l’à-venir.
Il se situe dans une logique de la joie, de l’augmentation de l’être en sa puissance d’agir et d’exister, plutôt que dans une logique - régressive - du plaisir- jouissance. Et le désir devient possible au moment où l’on se détourne (jamais définitivement, jamais entièrement) de la tentation de s’enfoncer dans la destructivité de la jouissance. Par-delà cette tentation, se situe la porte étroite qui permet d’entrer dans la dynamique du désir, qui n’est pas de l’être isolé.
Ce qui n’est pas une invitation à la tristesse, au contraire. Il s’agit d’une invitation – autre chose qu’une injonction – à cultiver, au sein de la communauté humaine, ce qui participe à l’épanouissement de la vie sous toutes ses formes.
A jouir, je suis seul. A me réjouir – à m’enjoyer – je m’inscris dans des relations, humaines, qui donnent à l’existence sa valeur et son sens.
Une vie humaine qu’on pourrait dire réussie, c’est une vie joyeuse – avec son lot d’épreuves. La joie ne consistant pas en un état, mais en un passage – comme l’épreuve, qui se traverse. Spinoza dit – passage d’une perfection moindre à une perfection supérieure. Comme l’épreuve qui se traverse – si on laisse en soi le travail s’accomplir, la joie est affaire de traversée. Il s’agit de se laisser traverser.
Un chemin s’invente pour franchir l’impasse si je laisse venir ce qui cherche à passer à travers moi. Si je me laisse perméer par ce qui s’offre comme occasions de donner à la vie en moi sa chance de passer, je fais un pari en faveur de la joie.
C’est un pari risqué – puisqu’il suppose l’abandon d’une maîtrise, qui n’est pourtant qu’imaginaire.
C’est un pari risqué – qui infiniment en vaut la peine.
Mais il arrive qu’un être connaisse le désastre, et perde le sens de son désir. Dans le ciel du décor qu’il occupe, plus d’étoiles pour lui indiquer comment s’orienter, dans quelle direction cheminer. La voie du désir s’est perdue, de n’avoir plus d’astres pour l’indiquer. Le ciel s’est obscurci et aucune étoile ne brille plus pour axer son existence et rendre le cheminement possible. C’est alors l’errance nocturne – le dés-astre.
Desaxé – puisque l’étoile du Désir qui donnait à l’existence son axe semble s’être éteinte, et qu’il n’y a plus personne pour oeuvrer comme guide.
Et dans la nuit où plus aucune étoile ne brille, sous le ciel noir, j’erre...
On se dit alors – comment cette nuit aurait-elle une fin?
De la nuit sans fin je suis convaincu qu’on ne sort pas seul. Sans un autre, des autres, ce que le beau nom d’allié.es indique – il n’y a pas de matin possible. L’alliance, qui dit la complicité sans le crime, la collectivité sans le sectarisme, la relation qui assume la séparation. L’aube ne se lève pas pour les isolés.
Van Gogh le dit ainsi – ce “qui fait disparaître la prison, c’est toute affection profonde, sérieuse”. Parmi les autres indifférents se présente un frère, une soeur, un adelphe. Vivre devient possible à nouveau, d’abord sous la forme d’un pressentiment. Et puis, avec le temps – parce qu’on ne sort pas immédiatement de la nuit, qu’il faut cheminer, avec la patience que cela requiert, de traverser –, vivre devient effectivement possible. Surgissement d’un nouveau possible – une manière de se relever et de vivre, de se tenir debout, s’est inventée, avec et pour les autres.
Et à nouveau humainement une vie prend son sens à se tenir avec et pour les autres, en un petit coin du monde.
Résurrection. J’ai déjà vu cela. Et quelle main miraculeuse a rétabli la flottaison je ne sais toujours pas et j’en viendrais presque à croire aux anges
L’errance dans la nuit s’est faite à l’aube cheminement. Dans ce passage où le jour s’est levé un être est revenu à la vie.
Vouloir ce que serait prendre soin.
Accompagner un.e autre en vue du passage de la nuit qu’il croyait sans fin à une aube inespérée – sur le chemin où il s’apercevra que le ciel n’était pas dépeuplé qui semblait avoir perdu ses étoiles – puisqu’elles étaient là encore, indiquant le chemin, derrière des nuages faisant la nuit obscure.
Les étoiles n’étaient pas éteintes c’était autre chose – comme l’obscurcissement du ciel par des ombres projetées.
Et le vent qui peut disperser les ombres c’est la parole éclose en un lieu où l’écoute, mystérieusement, a rendu cette éclosion possible.
Derrière les nuages qui obscurcissent le ciel intérieur de celui ou celle qui vient s’asseoir pour être entendu, il y a toujours l’étoile brillante du Désir. Ce pourrait être le principe d’une espérance thérapeutique...
Accompagner un.e autre dans la lente et miraculeuse sortie du désastre...
Et après la nuit, l’aube est venue...