Avant le massacre de la grotte d’Ouvéa en 1988, qui implique l’armée française, et se solde par 21 morts parmi les militants du FLNKS, d’autres morts sont à dénombrer. Le documentaire Waan Yaat - sur une terre de la République française, de Dorothée Tromparent et Emmanuel Desbouiges, revient sur un autre épisode de l’histoire de la Nouvelle Calédonie, ayant mis aux prises descendants de colons et kanaks de la tribu de Tiendanite. Dès le début du film, les faits sont rappelés. Dans un contexte de tensions et de revendications de plus en plus fortes des Kanaks sur la terre, des « broussards » montent une embuscade, assassinent et mutilent dix hommes. Il ne s’agit donc pas d’enquêter mais d’essayer de comprendre, 40 ans après, les raisons du silence.
Le déni de justice est un cas d’école qui montre ce qu’était l’empire français. Alors que 9 ans ont été requis, les accusés, coupables de meurtres avec préméditation, sont acquittés au nom de la légitime défense. La contradiction ne peut pas être plus révoltante. L’historienne Isabelle Merle, qui accompagne la projection du film, invite à une distinction des points de vue. Vue de l’hexagone, la dérive du droit est hallucinante. Mais d’un point de vue colonial, dans le sillage du régime dérogatoire de l’indigénat, de tels abus ne se questionnent pas. Ce qui interroge vraiment avec Waan Yaat, c’est qu’en 1984, alors que les Kanaks n’étaient plus soumis à un régime d’apartheid, une telle dérive ait été encore possible.
Ce qui se révèle, c’est la collusion étatique avec des colons au racisme débridé. Mais rien n’est simple. A Waan Yaat, les criminels sont des métis, descendants de petits caldoches et de mères kanaks. De petites gens, qui sont parties aux colonies pour accéder à la terre. Jess Lapetite fait partie des criminels et accepte de témoigner. Il va même jusqu’à rencontrer Emmanuel Tjibaoui, neveu de deux des victimes du guet-apens. Mais son récit est verrouillé : il se pense lui-même comme une victime, sûr de son bon droit à être ici, incapable de comprendre sa propre histoire. N’ayant pas été puni pour ce qui a été fait, peut-il même penser qu’il est un assassin? Lorsque Tjibaou évoque les mutilations qui ont été faites aux cadavres, il ne réagit pas. Que penser également du fait que Jean-Marie Tjibaou, leader indépendantiste reconnu, aurait dû se trouver dans l’un des deux camions attaqués qui rentraient de Nouméa?
Emmanuel Tjabaou refuse avec une grande dignité d’effectuer le pardon coutumier. L’enjeu n’est pas d’oublier, de tourner la page, mais tout au contraire de garder trace et d’honorer ouvertement le souvenir du massacre. Le film participe de cette volonté de rassembler les faits et les paroles. Avant notamment la disparition de certains témoins : Jess Lapetite est le seul des accusés encore vivant, Bernard Matéas, rescapé de la tuerie, est décédé juste après le tournage. Le film cherche à comprendre, pour pouvoir peut-être esquisser d’autres perspectives. Les événements récents et la déportation des prisonniers kanaks rappellent que l’Histoire n’est pas linéaire, et que la France doit aujourd’hui faire face à son héritage colonial.
PS : France Inter a consacré l'épisode d'Affaires Sensibles du 10 mars 2025 à "L'embuscade de Waan Yaat : quand la justice coloniale française acquitte des assassins de Kanaks"

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