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Festival Un week-end à l’Est

Festival pluridisciplinaire du 18 novembre au 1er décembre

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Billet de blog 31 octobre 2025

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Mihaela Drăgan : jeter des technosorts au fascisme

À l’approche de sa performance Spells for Feminist Futures dans le cadre du festival Un week-end à l’Est, l’artiste pluridisciplinaire rom Mihaela Drăgan lève le voile sur son cheminement et l’autoreprésentation de sa communauté.

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Propos recueillis par Olivier Pratte

Olivier Pratte : Vous avez été à la fois actrice, dramaturge et artiste. Est-ce que vous vous identifiez davantage à une pratique qu’à une autre? 

Mihaela Drăgan : Je me considère comme une artiste pluridisciplinaire. Le théâtre a marqué mon parcours, j’ai étudié l’art dramatique et cofondé Giuvlipen [qui veut dire « féminisme » en romani], la première compagnie de théâtre rom féministe de Roumanie. Au fil des ans, j’ai également exploré d’autres domaines artistiques, comme l’art vidéo et le rap. Je travaille présentement sur mon premier documentaire qui porte sur le pèlerinage des Roms aux Saintes-Maries-de-la-Mer dans le sud de la France pour vénérer Sara la Noire. À dire vrai, je m’identifie davantage à des projets qu’à des étiquettes. Rien n’est qu’un « projet de plus » ou un « nouveau passe-temps ». Ma pratique artistique progresse, évolue et trouve d’autres médiums pour mettre en valeur ce que j’ai besoin de partager avec le monde.

Illustration 1
Mihaela Drăgan

OP : Est-ce que, dans le cadre de cette pratique artistique, vous vous identifiez aussi comme sorcière? 

MD : Je suis une technosorcière : une sorcière du futur, mais pas une vraie sorcière. Je connais de vraies sorcières dont le véritable métier consiste à offrir leurs services de guérison ou spirituels. Personnellement, je m'intéresse davantage à l'utilisation de la sorcellerie comme outil politique et artistique pour se réapproprier une pratique historiquement pratiquée par les femmes, et plus particulièrement par les Roms, et qui a eu de nombreuses implications politiques.

En 2018, j'ai développé le projet artistique futurisme rom, que je définis comme le croisement de la culture et de l'histoire roms avec la technologie et la sorcellerie. Son symbole est la technosorcière. Depuis, la sorcellerie et le recours à des rituels magiques occupent une place importante dans mon art. J'ai collaboré avec de véritables sorcières roms de Roumanie sur différents projets. Une technosorcière est une sorcière rom futuriste, maîtresse de son destin, dont la mission est de provoquer une révolution rom. Cette révolution peut autant être personnelle que collective ou artistique, mais elle témoigne de l'importance que nous avons dans nos communautés et nos sociétés en tant que femmes roms.

OP : Comment vous est venue l'idée de créer la compagnie de théâtre Giuvlipen ?

MD : Il n'y avait rien de tel en Roumanie. En 2014, ma collègue, l'actrice Zita Moldovan, et moi-même avons pensé que le moment était venu de créer une plateforme culturelle pour l'autoreprésentation de notre peuple, sur laquelle nous pourrions explorer et expérimenter autant que possible, en créant un théâtre contemporain et futuriste.

OP : Comment a été accueilli Giuvlipen au sein de la société roumaine ?

MD : Je pense qu'au début, on ne nous prenait pas au sérieux ou on ne nous croyait pas. Nous étions professionnelles, mais faisions face au préjugé selon lequel nous, les Roms, avons du talent « dans le sang », mais pas de diplôme. Nous avons lutté pendant des années pour notre visibilité dans le milieu artistique roumain, nous avons remporté des prix et fait connaître l'art rom, si bien qu'aujourd'hui, on nous respecte, nous et notre travail.

OP : Vous avez mentionné avoir été critiquée par des membres conservateurs de la communauté rom. Avez-vous été constamment confrontée à ces critiques ?

MD : Oui, il y a eu des réactions similaires, notamment au début, lorsque nous avons fondé le groupe. Nous sommes féministes, queers, très engagées dans notre art, et cela peut être controversé pour certains Roms conservateurs. Au début, c'était douloureux de les voir attaquer notre travail et nous-mêmes, mais aujourd'hui, je ne peux pas dire que cela m'intéresse vraiment. Je veux pratiquer mon art avec dignité face aux préjugés. 

OP : Oui, et ces réactions ne sont pas représentatives de toutes et tous au sein de la communauté rom...

MD : Ce que je garde toujours en mémoire, ce sont les émotions des communautés roms les plus précaires au sein desquelles nous avons joué, où les gens n'avaient jamais eu accès à une représentation théâtrale ou ne croyaient pas à l'existence d'acteurs roms professionnels. Même si nous ne représentons pas chaque Rom, leurs réactions face à notre art sont toujours précieuses et nous encouragent à poursuivre notre travail.

Illustration 2
Mihaela Drăgan performance

OP : Pourriez-vous m'en dire plus sur la pièce de Shakespeare que Giuvliven a réadaptée ? De quelle pièce s'agissait-il et comment l'avez-vous modifiée ?

MD : Caliban and the Witch est une réécriture de La Tempête de Shakespeare, un titre inspiré du livre éponyme de Silvia Federici et des textes et discours révolutionnaires de Frantz Fanon, d'Angela Davis, de Malcolm X et de Ghassan Kanafani. Situé dans une réalité fictive où les rapports de force entre Européens blancs et personnes de couleur sont inversés, le spectacle met le public au défi de se confronter aux séquelles profondes du colonialisme, de l'esclavage et de l'oppression systémique. Dans ce monde réinventé, les Roms, qui historiquement n'ont jamais eu leur propre nation, accèdent au pouvoir et colonisent l'Europe occidentale. Prospero, un dirigeant rom chrétien, crée un empire fondé sur la soumission des Européens blancs. La mission de Prospero, qui consiste à propager le christianisme et à civiliser les Européens « barbares », reflète les justifications historiques utilisées par les puissances coloniales pour justifier l'esclavage et l'exploitation des autochtones.
La sorcière Sycorax, un personnage sans voix dans la pièce de Shakespeare, obtient « justice » et devient un personnage clé révélant comment le colonialisme et les structures patriarcales ont utilisé la chasse aux sorcières comme outil de contrôle et d'oppression. Au cœur de l'action se trouve le personnage de Caliban, un esclave européen qui représente les masses opprimées luttant contre la tyrannie du régime de Prospero.

Je suis très engagée politiquement dans mon art, donc l'histoire et le colonialisme sont des sujets qui m'intéressent. 


OP : J'ai entendu dire que la langue romani était peu, voire non enseignée en dehors de la communauté rom, notamment pour la protéger du racisme. Pensez-vous que l'utilisation du romani dans la pièce y faisait allusion?

MD : Peut-être que, dans des communautés de Sintés d'Allemagne la langue n'y est plus tant parlée, mais nous, Roms d'Europe de l'Est et des Balkans, utilisons encore le romani. Nous l'utilisons aussi dans la pièce comme un acte politique. C'était la première fois que Shakespeare était joué en romani sur une scène roumaine, et c'était un moment historique.

Mais d'une certaine manière, oui, vous avez raison : beaucoup de Roms n'enseignent plus la langue à leurs enfants, car ils veulent dissimuler leur identité pour se protéger.

OP : Comment se passe la rencontre entre la technologie et la sorcellerie rom ? Est-ce que vous croyez que la sorcellerie peut être une science ?

MD : Je considère la sorcellerie comme un véritable domaine, tout comme la technologie. Selon moi, si les Roms, qui ont traditionnellement exercé de nombreux métiers, avaient eu accès à la technologie, cela aurait représenté un autre domaine d'expertise pour nous. C'est cette idée que j'explore dans mes projets artistiques sur le futurisme rom. C'est un sujet complexe qui mérite plus de discussion, mais pour une meilleure compréhension, je vous invite à lire le manifeste du futurisme rom.

OP : Votre performance à Paris sera-t-elle inspirée du futurisme rom ? Comment ce futurisme s’exprimera-t-il ?

MD : Ces dernières années, j’ai mené des recherches sur les pratiques magiques. Celles que j’ai découvertes à Hong Kong, auprès des sorcières chinoises, et celles des femmes roms m’ont profondément inspirée. Je présenterai donc un rituel de malédiction élaboré lors de ces recherches.

Il s’agit d’un rituel de malédiction contre les fascistes, qui comporte également une dimension de guérison. C’est un prolongement de mon film The Future is a Safe Place Hidden in My Braids; il exprime ma vision d’un avenir sûr à travers le prisme du futurisme rom.

The Future is a Safe Place Hidden in My Braids - Trailer © Giuvlipen Theatre

Spells for Feminist Futures 

23 novembre au Théâtre de l’Alliance Française
20 € / 10 € - Réservations : www.weekendalest.com

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