Presque tous les avocat·es spécialisé·es dans les droits humains en Russie ont franchi un jour ou l’autre les portes de l’ONG Memorial. L'organisation a été fondée en 1989, deux ans avant la chute de l'URSS, par des dissidents soviétiques, dont le prix Nobel de la Paix Andreï Sakharov. Son but premier était d'entretenir la mémoire des victimes des crimes staliniens et du Goulag. Elle s’est transformée au fil des années en un vaste réseau fort de plusieurs antennes et réunit les Russes qui cherchent à contribuer à ses missions de documentation des abus passés et présents, de défense des prisonnièr·es politiques et de préservation de la mémoire historique des crimes de l'ère soviétique.
J'ai moi-même eu l'occasion de travailler bénévolement en tant qu'avocat des droits humains au Centre des droits humains Memorial (HRC), l’une de ces antennes, en 2013 et de mener simultanément des recherches à Memorial International, la maison mère, installée dans le même bâtiment à Karetnyi Ryad à Moscou. J'ai vu de mes propres yeux comment des proches de victimes de disparitions forcées aux mains des autorités tchétchènes, ou de personnes assassinées par le régime soviétique, venaient, emplis d’espoir, chercher des conseils juridiques ou découvrir les archives de Memorial. Leur seul recours.
J'étais loin de me douter que, huit ans plus tard, le gouvernement tenterait de fermer de force cette formidable institution, sur la base d'une loi bidon la qualifiant d’« agent étranger » pour avoir simplement reçu des fonds de l'étranger – des fonds sans lesquels les groupes russes de défense des droits humains seraient incapables de fonctionner.
Alors que les restrictions à l’encontre de la société civile se sont durcies depuis des années, les 28 et 29 décembre 2021, une sacro-sainte ligne rouge a été franchie. Les cours russes décident alors de fermer deux des principales organisations de Memorial (Memorial International et Memorial HRC). Un acte qui soulève une émotion mondiale et constitue la dernière et la plus importante manœuvre du régime visant à étouffer la communauté russe des défenseurs des droits humains, qui est assiégée mais résistante. Il s'agit non seulement d'un coup dévastateur pour la Russie, mais aussi d'une tactique calculée du Kremlin, de plus en plus imitée par les gouvernements autocratiques à travers le monde.
En 2018 j’ai rejoint La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH). J’ai été heureux d’y retrouver Memorial qui avait adhéré à la Fédération en 2016. Aujourd’hui, La FIDH se tient fermement aux côtés de son organisation membre russe, en suivant de près les procès et en déposant des amicus curiae auprès de la Cour suprême russe et du tribunal de la ville de Moscou. Notre objectif : montrer que les accusations portées contre Memorial sont politiquement motivées, en contradiction avec le droit international des droits humains et la propre constitution de Russie.
Le travail de Memorial International et de Memorial HRC – qui se concentrent respectivement sur le travail historique et les questions contemporaines de droits humains – est d'une valeur incalculable pour la société russe. Non seulement pour les prisonnièr·es politiques qui sont défendu·es, mais aussi pour la mémoire des dizaines de millions de victimes de la répression stalinienne. Le Kremlin perçoit ce travail comme une menace pour l'identité de la Russie que Vladimir Poutine voudrait présenter comme une superpuissance bienveillante, successeure de l'Union soviétique victorieuse. En ternissant l'image de Memorial, il tente de la faire taire et d'étouffer la dissidence. De telles tactiques de dénigrement et de blanchiment de l'histoire – qui constituent ce que la FIDH a appelé des « crimes contre l'histoire » dans son rapport de référence – exigent une résistance sans faille.
En 2012, la chasse aux sorcières des soi-disant « agents étrangers de la Russie a commencé subtilement, avec l’adoption d’une première loi obligeant toute organisation recevant du financement étranger à se désigner elle-même comme étant un « agent étranger ». Depuis lors en Russie, le simple fait de s'efforcer de rétablir une vérité historique, ou de défendre les droits des personnes LGBTI+, peut conduire à être étiqueté comme un agent au service de puissances étrangères, hostile aux politiques du gouvernement. En 2013, j’étais moi-même en Russie et j’ai pu constater la pression que cette loi commençait à faire peser sur le fonctionnement des ONG.
Une décennie plus tard, la société civile russe combat ce qui est devenu une menace existentielle aux implications mondiales. Car cette rhétorique et les procédures infâmes d'« agent étranger » sont désormais adoptées dans plusieurs autres pays. La FIDH a des membres dans 117 pays. Et nous constatons que, du Nicaragua et du Venezuela en passant par le Kirghizistan – de nombreuses ONG sont aujourd’hui menacées, au nom de la lutte contre une supposée influence étrangère. Nous documentons avec sidération cette duplication à la lettre près des lois russes.
Un modèle de répression de la société civile est à l’oeuvre. Il se développe dans la quasi-indifférence de la communauté internationale qui doit réagir et condamner fermement cette politique pour ce qu'elle est : une attaque flagrante contre quiconque ose prendre position en faveur des victimes de violations actuelles des droits humains.
Ilya Nuzov, avocat spécialiste des droits humains, dirige le bureau Europe de l'Est et Asie centrale de la FIDH et donne des conférences sur la justice transitionnelle à l'Institut d'études politiques de Paris. Découvrez davantage sur les attaques à l’encontre de Memorial et la tendance mondiale des lois sur les « agents étrangers ».