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Dans les Manzanas del Cuidado de Bogotá, des femmes viennent prendre un petit-déjeuner fait maison, faire du sport, déclarer leurs impôts, ou simplement faire une pause et discuter. Pendant que Natalia Moreno travaille sur le scénario d’une pièce de théâtre qu’elle monte avec d’autres mères du quartier, sa propre mère participe à une séance de vélo et son fils suit un cours d’art plastique.
Il y a vingt-cinq de ces ‘Îlots du soin’ dans la capitale colombienne, et la ville prévoit d’en compter 45 d’ici 2035. Ces espaces publics gratuits permettent aux aidants familiaux d’accéder à des activités, services et programmes de formation pendant que les personnes dont ils et elles s’occupent sont prises en charge. Des unités mobiles sont déployées pour atteindre ceux qui ne peuvent pas quitter leur domicile.
Bien que les bénéficiaires soient majoritairement des femmes — qui, en Amérique latine, consacrent environ trois fois plus d’heures que les hommes au travail de soin non rémunéré — les Manzanas incluent aussi une “École du ‘care’ pour les hommes” dans leur volet éducatif. Des cours pratiques y enseignent aux hommes diverses tâches liées au soin, tandis que des cours théoriques s’attachent à démanteler le mythe selon lequel seules les femmes sauraient naturellement s’occuper des autres.
Lancée en 2020 sous l’impulsion de Diana Rodriguez Franco, ancienne secrétaire aux Femmes à la mairie de Bogotá sous le mandat de Claudia Lopez, cette initiative cible les 1,2 million de femmes de la ville qui s’occupent des autres au quotidien.
Selon le Département national des statistiques de Colombie, 90 % d’entre elles ont de très faibles revenus, 20 % ont une maladie chronique, et 33 % déclarent “ne jamais avoir de temps libre”1. Pas de temps, donc, pour consulter un médecin, faire du sport ou voir des amis. La plupart d’entre elles n’arrive pas jusqu’au bac.
Une tendance régionale
L’initiative des Manzanas del Cuidado s’inscrit dans le système de soin participatif de Bogotá, qui coordonne l’action de l’État, du département, du secteur privé et de la société civile. Ces dernières années, de nombreuses autres villes comme Buenos Aires, Santiago, Monterrey, Quito, Panama et d’autres ont mis en place des cadres locaux innovants pour soutenir les aidants.
Au Brésil, la politique municipale de soin de la ville de Belém soutient le projet ‘Ver-o-Cuidado’, grâce auquel des responsables publics et des leaders de la société civile sont formés à la conception et à la défense des politiques de soin. Des centaines d’aidantes ont également reçu des conseils pour mieux comprendre leurs droits, défendre la valeur de leur travail et exiger des politiques de soin plus justes.
À Mexico, les “Utopies” (Unités de transformation et d’organisation pour l’inclusion et l’harmonie sociale) regroupent piscines, terrains de sport, aires de jeux pour enfants et activités pour les personnes âgées – dont des cours de danse, des massages, de l’aromathérapie et des arts martiaux. Imaginés par la maire visionnaire Clara Brugada pour le quartier pauvre d’Iztapalapa, ces centres auraient déjà réduit les infractions graves comme les agressions, les vols et les meurtres de 25 à 74% selon les zones.
Si certaines de ces innovations sont plus anciennes — le Système national intégré de soin (SNIC) de l’Uruguay fonctionne depuis plus d’une décennie — la plupart s’inscrivent dans une tendance régionale qui s’est accélérée après la pandémie de Covid-19.
Les crises économiques sont souvent suivies d’un besoin renouvelé de liens sociaux: mais la pandémie a mis en lumière, plus crûment que jamais, le manque chronique de reconnaissance et la répartition profondément inégale du travail de soin, ainsi que l’insuffisance des infrastructures publiques.
En Amérique latine, le Covid a fait reculer de dix ans la participation des femmes au marché du travail, les emplois majoritairement féminins dans le tourisme, l’hôtellerie et le travail domestique ayant été particulièrement touchés. Beaucoup ont eu du mal à retrouver un emploi même après la levée des restrictions. Ne restaient donc pour subvenir aux besoins de leurs familles que des options peu enviables: l’économie informelle (petits boulots ou vente de cigarettes dans la rue), la prostitution, ou le transport de drogue pour les cartels.
Cette réalité a aggravé une situation déjà précaire marquée par le vieillissement démographique, l’impact grandissant du changement climatique et des tensions politiques liées à la dureté de la vie néolibérale. Une vague de protestations a traversé des pays comme le Nicaragua (2018), le Chili (2019), la Colombie (2021) et Cuba (2021).
L’accumulation de ces crises a révélé la nécessité d’une approche audacieuse du soin, considéré comme un investissement stratégique pour la justice sociale et le développement. Plutôt que de se contenter de mesures superficielles pour apaiser des groupes d’intérêt spécifiques, de nombreux pays d’Amérique latine ont commencé à repenser leurs économies autour du ‘care’ en tant qu’infrastructure.
Des progrès considérables ont été réalisés depuis. Pour ne citer que quelques exemples nationaux, la loi sur le soin adoptée au Panama en 2024 a créé de nouveaux diplômes pour reconnaître officiellement certaines compétences comme l’aide aux personnes âgées ou aux personnes en situation de handicap ; les nouveaux systèmes de soin de la Colombie et du Chili contribuent déjà à hauteur de 19,6 % et 25,6 % de leurs économies respectives. Le Mexique et le Pérou avancent également vers des systèmes de soin intégrés et complets.
Le rôle essentiel des associations
L’efficacité et le caractère révolutionnaire de ces politiques tiennent en grande partie au fait qu’elles ont été élaborées avec une réelle participation de la société civile. Chile Cuida, le projet ambitieux du Chili visant à inscrire un système national de soin dans sa constitution, est le fruit d’une vaste consultation publique menée en 2023 par une Assemblée créée pour l’occasion.
Plus de douze mille personnes — dont 80 % de femmes — ont partagé leurs expériences, aidant à adapter Chile Cuida à leurs besoins spécifiques. Le processus a également bénéficié d’une étroite collaboration entre les fonctionnaires et des associations comme APañales, un réseau qui soutient les aidants dans les communautés vulnérables.
De même, la politique municipale de soin de Belém a été développée en collaboration avec le ‘Réseau Militant pour le Care’, qui rassemble treize associations féministes qui préparent le terrain de ces évolutions depuis des années. “Le plus grand changement a été de placer le soin au cœur des politiques publiques, et pas seulement des débats académiques”, explique Virginia Gontijo, responsable de programme pour ONU Femmes Brésil. “Pour la première fois, la politique du soin au Brésil est façonnée avec une participation pleine et entière du gouvernement et de la société civile.”2
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Des obstacles persistants
La région n’est bien sûr pas homogène dans sa vision du soin. Sur les 33 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, seuls 17 construisent activement des systèmes de soin transformateurs, chacun dans son contexte politique, social et économique particulier.
Les normes de genre ancrées et d’influentes institutions religieuses peuvent freiner les progrès dans certaines zones : la plupart des pays d’Amérique latine accordent par exemple moins de dix jours de congé paternité.
Des victoires électorales à droite menacent également de faire reculer les avancées des dernières années, les politiques ambitieuses de soin étant des cibles privilégiées pour les coupes budgétaires. En deux ans de mandat, le libertarien d’extrême-droite Javier Milei a supprimé ou affaibli 47 des 50 politiques publiques autour du soin en Argentine, y compris diverses allocations familiales, retraites et pensions alimentaires. Cinquante ‘Centres communautaires de soin et de soutien’ (CAAC) pour les personnes souffrant d’addictions ont également été fermés.
Les défis persistants en matière de sécurité font du soin une variable dans l’arbitrage entre des approches répressives à court terme et des cadres préventifs à long terme contre le crime organisé. Il faut un leadership exceptionnel pour naviguer cet équilibre délicat, comme celui de Claudia Sheinbaum au Mexique, qui a jusqu’ici maintenu à la fois une politique pionnière en matière de soin et une position ferme contre la violence des cartels.
Son administration mise sur une troisième voie entre les politiques inefficaces de ses prédécesseurs – la ‘guerre contre la drogue’ de Felipe Calderón et le “des câlins, pas des balles” d’Andrés Manuel López Obrador. Bien que de récentes tensions mettent à l’épreuve sa position, des chiffres prometteurs montrant une baisse de 32 % du taux d’homicides suggèrent qu’on peut prendre au sérieux à la fois le ‘care’ et la sécurité.
Un leadership institutionnel tourné vers le soin
Le ton ambitieux sur le soin résonne au sommet. En mars 2025, la Banque interaméricaine de développement a lancé une nouvelle initiative, ‘IBD Cares’, pour mieux structurer et financer le développement des infrastructures de soin dans la région, affirmant que “le soin est le fondement de sociétés et d’économies prospères”. En août dernier, la Cour interaméricaine des droits humains est devenue le premier tribunal international à reconnaître le droit au soin — qui inclut le fait de recevoir du soin, de prendre soin des autres et de soi — comme un droit humain fondamental.
Une institution régionale en particulier a constamment promu une compréhension plus holistique du soin : la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC). En 2022, lors de sa 15e Conférence régionale sur les femmes en Amérique latine et dans les Caraïbes, les États membres de la Commission ont adopté l’Engagement de Buenos Aires, plaçant le ‘care’ au centre de l’agenda social et économique de la région.
Lors de la dernière conférence en août dernier, l’ambitieux Engagement de Tlatelolco a établi une Décennie d’action (2025-2035) pour construire une “société du care”. La CEPALC la définit ainsi :
“Une transformation profonde des dimensions sociales, économiques et environnementales du développement, reconnaissant le rôle du soin dans le maintien de la vie et de la planète, l’éco-dépendance (la dépendance humaine à la nature), l’interdépendance entre les personnes, et le soin comme une nécessité, un travail essentiel et un droit.”
Leur proposition de 175 pages s’appuie sur les travaux de chercheuses comme Joan Tronto et Judith Butler, et sur la philosophie sociale autochtone du ‘Buen Vivir’, qui défend des modes de vie centrés sur le collectif et le respect de la nature.
Dans un langage remarquablement radical pour une institution économique internationale, la CEPALC reconnaît que “la vulnérabilité est intrinsèque à la condition humaine” — allant au-delà d’une vision limitée selon laquelle les personnes n’auraient besoin de soin qu’à certains moments de leur vie. Elle présente la ‘société du care’ comme “une alternative aux économies extractivistes qui dépossèdent les populations autochtones et conduisent à une augmentation de la violence”.
En retard
Ces engagements institutionnels comptent. La capacité des normes internationales à être vecteurs de changement ne doit pas être sous-estimée.
D’abord, parce que la restructuration économique axée sur le soin peut “constituer un point d’entrée stratégique pour faire avancer les principes féministes dans les négociations politiques, le thème du soin étant parfois moins clivant que d’autres sujets liés à l’égalité de genre”3.
Alors que bien d’autres droits sont menacés et que des pays comme la Suède et le Canada renoncent à leur politique étrangère féministe, le ‘care’ permet de continuer à construire un consensus qui améliore concrètement la vie des femmes, sans rien perdre de sa force politique ni de sa nature explicitement féministe.
Ensuite, parce que les pays d’Amérique latine créent des modèles essentiels et entraînent les autres dans leur sillage. Le mois dernier, l’Union Européenne et seize pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont signé un ‘Pacte bi-régional UE-ALC sur le soin’, qui “s’appuie sur l’élan d’engagements régionaux et multilatéraux clés appelant à la reconnaissance, à la valorisation et à une répartition équitable du travail de soin au niveau mondial”.
Cela inverse le récit linéaire que les pays dits “du Nord” aiment se raconter — et raconter aux autres — sur le développement. En matière de politiques de soin, c’est nous qui sommes en retard. Loin de mettre au centre la vulnérabilité et l’interdépendance, les dirigeants occidentaux confinent encore le soin à une compréhension étroite, hachée et largement centrée sur la santé.
Un moment mondial
Cette pollinisation croisée, de l’Amérique latine vers l’extérieur, reflète celle à l’oeuvre au niveau local : des initiatives comme les Manzanas del Cuidado et les Utopias sont en cours d’expérimentation dans des villes du monde entier. Comme l’a souligné Manuel de Araújo, maire de Quelimane (Mozambique) : “C’est une idée duplicable non seulement d’Addis-Abeba à Maputo, mais aussi à Londres ou à Bristol.”
Il nous appartient désormais de nous emparer de ces modèles et de les dupliquer dans nos propres pays, nos propres villes, nos propres communautés. Pour faire émerger une compréhension large du soin comme un droit, un bien public, un pilier de la vie en société et une composante structurante de nos choix politiques.
La construction d’une société du soin n’en est qu’à ses débuts. Pour nous aider à la faire advenir, vous pouvez faire un don grâce à un abonnement sur fifthwaveinstitute.com.
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