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Billet de blog 15 novembre 2023

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Les jeunes ne veulent pas travailler, c'est un jeune qui vous le dit

Derrière ce titre volontairement provocateur, je n’ai pas pour but de rajouter une énième couche à ce poncif réactionnaire qui glorifie l’aliénation par le travail, navré si je déçois. Et derrière cette première phrase, on peut déjà deviner où je veux en venir.

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Oui, le travail paraît n’être qu’une contrainte, cela est vrai pour beaucoup d’entre nous. Se plier à un système absurde alors que le monde s’effondre un peu plus chaque jour n’est pas un quotidien acceptable. C’est pourtant bien ce que nous affrontons, car en dessous de l’acceptable, reste le tolérable, seule marge dans laquelle évoluent tant mal que mal la plupart des jeunes travailleurs.

Sommes-nous ingrats ? C’est ce que prétendent ceux qui ont participé toute leur carrière durant au renforcement du monde sordide dans lequel nous évoluons, parfois par simple passivité choisie. Les autres, qui se sont battus pour plus de droits, plus de libertés, moins d’inégalités, ne sauraient se satisfaire du point où nous en sommes. Comme toujours, la victoire est loin pour les défenseurs de la solidarité et du bien commun.

Et l’on devrait se réjouir d’être libre de signer un contrat, un bail, un emprunt à la banque ? Piètre victoire que celle de pouvoir choisir qui nous exploitera plutôt qu’un autre. La prétendue indépendance précaire de l’intérim, ou l’enchaînement du CDI auquel on n’ose renoncer ? Une colocation à 5 jusqu’à nos 30 ans, ou un placard à balais qui coûte la moitié d’un SMIC ? Financer les ingénieurs de l’évasion fiscale, ou le prochain projet pétrolier mortifère ? La peste ou le choléra ? Mais il faudrait encore vous remercier avec ça.

Peut-être sommes-nous simplement flemmards, après tout. C’est un fait bien connu : la condition humaine par excellence, c’est 7h de travail minimum, il faut bien que ça nous prenne la plupart de notre temps de vie, manquerait plus qu’on la passe à faire ce qui nous plaît. Et encore 7h, c’est bien parce que ces bolchéviques de syndicalistes ont pris en otage le saint patronat. Pauvres patrons, ils se saignent aux quatre veines pour offrir le meilleur à leurs employés, eux trouvent encore à se plaindre…

Intéressant comme le fait de gober silencieusement tous les mantras néolibéraux semble donner à certains le droit de dispenser des leçons à qui ose relever la tête, ou simplement faire un pas de côté.

Ne pas vouloir travailler, c’est pourtant la plus saine des réactions, comme un réflexe de survie. Le burn-out, c’est le cerveau qui craque des suites d’un trop-plein. Le manque d’envie, l’apathie au travail, c’est l’étape d’avant : le corps et l’esprit se préservent en voyant venir le mur.

Mais le mur, il faut bien finir par se le prendre. Il y a un loyer, un emprunt, des courses à payer. Alors on retourne au turbin, et on sent bien que ça nous bouffe un peu plus chaque jour.

Ça nous bouffera jusqu’à l’arrêt maladie, puisqu’il faut attendre le moment où l’on craque si l’on veut avoir le droit de souffler un peu. Le développement personnel a oublié le chapitre où on ne fout plus rien parce que c’est ce qui nous apporte le plus de bien, et nous fera avancer plus loin. À la place, il nous sermonne de ne pas rejoindre le camp des faibles, les pas-foutus-de-se-prendre-en-main-alors-que-regarde-moi-j’y-arrive-bien. Mais non, un jour le réel vient fracasser les beaux discours (d’une esthétique très douteuse par ailleurs). Arrêt maladie, fin de contrat, fin de vie pour certains, reconstruction douloureuse pour les autres.

Avant de repartir de plus belle : les chômeurs sont des flemmards aussi, rappelez-vous. Il ne faudrait pas rester trop longtemps dans la classe honteuse des traverseurs de rue, et vous avez intérêt à bien chercher puisque c’est facile. Dixit ceux qui n’ont jamais été embauchés autrement que grâce à leur réseau de biens-nés. Enfin, encore un effort, vous ne voudriez tout de même pas finir comme les rebuts de la société au RSA…

Tient puisqu’on en parle, eux aussi il faut qu’ils travaillent maintenant. Tout le monde doit travailler. Travailler à quoi ? On ne sait pas, on ne sait jamais vraiment dans beaucoup de nos emplois.

Pour les bullshit jobs, c’est carrément dans leur nature de n’avoir aucun sens, ça ne fait aucun mystère. À part sur les fiches de postes écrites par des mythomanes patentés, à tel point qu’ils en viennent à se mentir à eux-mêmes, à tel point que c’en est tragi-comique. LinkedIn, Welcometothejungle, leur terrain de jeu favoris pour exposer leur nombril à la face du monde, non-contents de l’admirer à longueur de journée. Recherche jeune cadre dynamique avec 10 ans d’expérience pour brasser du vent à la vitesse du son contre un SMIC, des team-buildings des afterworks en rooftop. Rejoignez notre start-up de challengers, ici c’est full win-win et on a un baby-foot, et peut être qu’à force de dire n’importe quoi on finira par tous se convaincre qu’on fait vraiment quelque chose. La disruption a de beaux jours devant elle. Parce que ça génère de la croissance d’ouvrir des boîtes à tour de bras sans jamais connaître son sujet. De toute façon n’importe quel domaine aura tôt ou tard le malheur d’attirer les fils-à-papa sortis d’école de commerce en mal de jouets à casser.

Mais les métiers passion alors, me rétorquera-t-on ? Passion de l’éducation et de la transmission, passion de la médecine et du social, passion de l’agriculture… Tous les passionnés ne peuvent qu’assister impuissants à l’effondrement des structures sociales et des services publics au profit de grands groupes privés. Alors à quoi bon ? Seules deux options subsistent : garder la baraque jusqu’à son effondrement déjà annoncé, ou filer dans le privé pour rendre des services prémiums à la bourgeoisie et flatter ses velléités de séparatisme acharné. On n'en voudra pas à ceux qui font le second choix, car c'en est plus vraiment un à ce stade.

En fait, ce n’est pas totalement vrai de dire qu’on ne sait pas pourquoi on travaille. Ou plutôt, disons qu’on sait surtout pour qui. C’est qu’il y a des actionnaires à arroser, des niches fiscales à combler, des torrents de pubs à base de green washing/pink washing/queerbaiting (et j’en passe) à alimenter pour mieux faire tourner la machine.

Des banques à renflouer, des dettes à éponger, une croissance à faire bander. La croissance c’est le dieu morne des capitalistes, et ils voient bien que tout le monde commence à comprendre à quel point leur chapelle a une sale gueule.

Alors les prêtres prêchent dur comme fer. Chômer c’est pêcher, flâner mène au vice, impur celui qui questionnera le libre-échange. Le diable se cache sous les voiles, les démons se massent aux frontières, regardez où on vous dit, sinon on risquerait de se poser les bonnes questions.

L’occident est un vieux grabataire, et le village-monde sait très bien qui s’est gardé la meilleure hutte pendant tout ce temps, mais voilà que son heure approche. De toute façon, le village, il va bientôt cramer à force que le vieux consume jusqu’au dernier copeau de bois pour se réchauffer les miches.

Alors il faut que ça travaille, plus de productivité, plus de rentabilité, plus, toujours plus et encore plus. La fuite en avant, c’est un euphémisme au point où on en est. Les ultrariches voient bien que ça commence à sentir le roussi, alors vite, presser les fruits de la terre jusqu’à la dernière goutte. On se bunkerise, on se barre sur Mars, peu importe, mais il faut que ces salauds de pauvres en mettent un dernier coup avant le bouquet final.

Les éditorialistes, les politiques, le dernier droitardé du pays, tous répètent en chœur que c’en est fini de la sacro-sainte Valeur travail. Si seulement leur logorrhée pouvait s’avérer à l’instant. La Valeur travail est un des mythes les plus dégueulasses qu’on cherche à nous faire ingérer. C’est l’acmé de l’autoflagellation pour chaire à canon productiviste. L’apogée du bourrage de crâne, en espérant que ça rende les masses heureuses de se faire exploiter jusqu’à la moelle (ainsi elles sont plus rentables). C’est alors que survient le pire : parmi les larbins que nous sommes, voilà que certains boivent ces paroles avariées et en redemandent goulument. C’est d’une tristesse infinie, mais ça n’échappe pas totalement à la raison. Quand le travail s’impose au-dessus de tout, quand tout fini par s’y rapporter, que peut-on faire de mieux que de s’identifier à lui, que de se définir à travers son prisme obtu ?

Je n’ai pas de solution à proposer. Mon pessimisme me porte à croire que la dissonance cognitive des exploités du monde entier est plus forte que la raison. Les sirènes de l’individualisme chantent bien plus fort que l’Internationale.

Et encore, dans toutes ces lignes je n'aurai évoqué que la partie émergée de l'iceberg. Il y aurait tant à dire sur les accidents mortels au travail, les auto-entrepreneurs qui s'autoexploitent, le recours abusif aux contrats précaires/intérimaires/alternants, les travailleurs sans-papiers, la discrimination à l'embauche, les personnes non valides, les inégalités de genre, et bien d'autres problèmes qui minent le quotidien de tant d'entre nous.

Allez, une maigre lueur d’espoir avant de se quitter : je dois dire que j’ai éprouvé une grande satisfaction à écrire cette diatribe contre le travail. Et pourtant, ça aussi, ça représente du travail…

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