Façonnée par la sauvagerie d’une mère, la très jeune narratrice au Je sans prénom métabolise sa souffrance en une plaie intérieure béante, incompréhensible et incompressible. Une « monstre » omniprésente qui la pousse même à produire ses propres sévices: auto-effacement, auto-destruction, fuite, incapacité à aimer, à dire… Elle ne capitule pourtant jamais. Une attirance précoce pour l’immuabilité des mathématiques la mène à créer cette langue des nombres par laquelle elle tente de cadrer le chaos assourdissant formé par son coeur et son âme. À la manière de Gödel qui, au milieu du XXème siècle démontre par une succession d’axiomes l’existence de Dieu, elle compose ses équations existentielles: une très lucide recherche de règles, de certitudes, de solutions. Les enjeux narratifs deviennent une jouissive mathématique, les lignes des théorèmes, les mots des signes univoques, et ces Je, employés alternativement aux première et troisième personnes, l’objet de sa conquête.
« Soit Je une individue d'an 23 appartenant à l'ensemble Humanité.
Je a tout bien fait comme on lui avait dit pour être une adulte accomplie selon les critères de l'humanité. Je a Iphigénéia, un vrai travail, un RIB, de merveilleux paladins, un système cognitif à peu près opérant, un lit, la santé surtout.
Peut-on affirmer que Je est heureuse ?
On sait que les critères théoriques de bonheur dans l'ensemble Humanité sont les suivants : confort matériel, travail, famille, santé, amour, amitié.
Nommons respectivement C, T, E, S, R, A ces six critères… -Soit B(X) = C + T + F + S + R + A, la fonction de bonheur théorique d'un individu X, définie sur Humanité, à valeur dans JO; +∞ [, 0 équivalant au désespoir absolu, +∞ à l'enchantement permanent. […] »
L’ « inconnue muette » qui constitue l’intrigue du roman serait donc la solution à sa souffrance. Mais comme les choses de la vie sont moins tangibles que les mathématiques, la narratrice s’attèle à restituer leur subtile ambivalence. Puisque ce « mot muet », comme beaucoup d’autres, lui manque: elle invente. Des néologismes, des concepts, une oralité neuve, le tout formant cette langue singulière dans laquelle on décode l’organisation de son système intime. Renommer pour classer, redéfinir pour s’approprier un ordre du monde, telle est la manière dont se dessine l’imaginaire expressif du personnage. La polentase est une langue de bois parlée par une grande partie de l’humanité, elle-même séparée en deux catégories: les spartiates et les paladins. Ces derniers, une espèce minoritaire à laquelle la narratrice appartient, désigne tous ceux qui apparaissent comme ses amis, admis comme tels moins par les liens qu’ils entretiennent que par l’interrogation commune d’un hégémonique système de valeurs. Système qui fait de ces alliés les blessés, les conscients, les incompris… Simultanément point de fuite et lieu à fuir, la narratrice érige en « praison » (prairie + maison) la maison familiale, une architecture symbole de la complexité des affects qu’elle abrite. Infiltrée dans son propre monde, dépassée par les paroles vides et fallacieuses des spartiates dont la psyché opaque n’est, non pas lamentable ni même absurde, mais insupportable, elle oppose à sa quête viscérale le « vrai travail », le RIB, et toute une ribambelle de présupposés à une vie équilibrée. Elle dresse ici dans son anti-polentase une critique acerbe et tendre de nos sociétés, dévoilant avec l’acuité d’une moraliste les diktats d’une époque sans
sève.
Dans cette écriture du vif, les émotions passent par des sensations directement injectées dans la chair des lecteur.ice.s. Il/elle devient alors ce Je ici universel parce que singulier, précis, vécu. Ce Je qui pose à la fois l’équation de l’existence et l’enjeu littéraire de ce roman.
Sur l’amour elle dit: « le désastre avec un grand A que les spartiates cherchent partout ». Tumeur ou tutu (Tu meurs ou tu tues) situe les rapports à l’Autre dansune dynamique guerrière. En effet, comment vivre en paix quand on ne sait que lutter? Haletante, philosophique et politique, l’épopée intérieure qui amène Léna Ghar -puisqu’on la suppose derrière cette autofiction- à une résolution par l’écriture, raconte aussi le pouvoir émancipateur de la littérature. L’inconnue tant recherchée surgit à chaque ligne, et petit à petit, au fil de la lecture, on en cerne la solution. Le « mot muet » devient le livre entier, celui précisément qu’on tient dans nos mains. Parmi ses opérations mathématiques, ce roman en incarne une belle puisqu’il démontre par cette démarche réflexive ce qui serait peut-être l’une des fonctions (f) de la littérature (L): l’émancipation par la langue.
« Je connais chaque mot de chaque spartiate de cette ville pourrie, je sais même dans quel ordre ils les prononcent, il n'y a plus rien à entendre. Ma langue n'est pas ici. »
Langue, mère, école, amitié, société: le rejet se répète partout. Sa conscience de soi et du monde repose sur une vilaine sensation « d’à côté », teintée de rejet et qui serait liée directement à la mère.
La mère, c'est Novatchok. Une institutrice, pour mieux donner à ses petits élèves ce semblant d’amour qu’elle refuse à son enfant. Instable et brutal, le personnage qui constitue la genèse de la narratrice, est la clé de voûte de l’ensemble de l’équation. Créatrice, et surtout destructrice, origine du monde et de son chaos, elle ne valorise jamais ni ce que sa fille est ni ce à quoi elle tient, humiliant sans cesse son intelligence et sa sensibilité. Les « témoins » -comprendre les amis de cette Folcoche- distillent un certain espoir chez la narratrice qui voit en eux un potentiel bouclier. En vain, puisque la maltraitance est plutôt bien dissimulée : « Avec eux elle est toujours si belle, et surtout elle sourit. Elle ne leur parle pas en linge sale parce que ça ne regarde que nous, grosse maline. »
De cette haine maternelle, ancrée dans son antique ambivalence avec l’amour, on peut déduire certaines causes sans qu’elles ne soient pour autant exposées comme telle. La principale mécanique à l’oeuvre serait ici filiale, l’histoire d’une répétition, de génération en génération, de mère en fille. Novatchok a été mal-aimée par sa mère, elle-même défigurée par un accident de la route la condamnant pour toujours à être cette Croquemitaine. Une lignée présentée à l’aune du drame personnel.
« L'incitation sociale à faire famille revient à demander à chacun de concevoir demain sans lui imposer de résoudre hier, donc à étouffer ses vides intimmenses, et par là même à en transmettre les impensés névrotiques.
Je fais un lot de 4 ou 5 mots dans la phrase initiale, je cherche un terme qui les englobe, je crée un nouveau lot, je pose un deuxième mot synthétique, je les croise ensemble, je barre ce qui n'est pas inclus, je resimplifie, je réenglobe, etc., j'obtiens :
Encourager la reproduction sans prérequis condamne les enfants.
Si on est vraiment obsessionnelle de la réduction et qu'on aime l'humour noir, on peut même s'autoriser un petit oxymort: Enfanter tue. »
Donner la vie serait donc intrinsèquement criminel. Difficile de ne pas convoquer Sublime, forcément sublime Christine V, le texte controversé de Marguerite Duras publié dans Libération en 1987 au sujet de l’affaire Grégory. Elle ose y sous-entendre que celle qui donne la vie aurait des raisons de la reprendre. Duras tente d’y expliquer la folie d’une mère infanticide en la liant à la question des femmes, elles-mêmes victimes, opprimées des sociétés patriarcales. Elle écrit: « Christine V. innocente qui peut-être a tué sans savoir comme moi j’écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d’octobre ». Novatchok aussi est présentée dans son brouillard de fragilités.
Désespoir, crises de larmes, on la suppose dépassée, consciente parfois, honteuse souvent de son impuissance. Dans les deux textes, il y a ce triste spectacle des mutations de femme en mère, de femme en Croquemitaine. D’une défiguration inhérente au processus de maternalité*. La violence maternelle, héritée chez Léna Ghar et socio-politique chez Marguerite Duras, expose la mère dans une représentation de suppliciée.
À la fin du roman, on lit maman pour la première fois. Salvation en un mot de toute la haine vécue et infligée. Aveu et acceptation du « trou » qui ne sera jamais comblé, puisque jamais il n’y aura eu d’autre mère, d’autre enfance, d’autre soi. La guerre est terminée. Restent seulement les souvenirs du champ de bataille, et ce tendre hommage à tout ce que l’être humain, spartiate ou paladin, perd dans la guerre de l’existence.
Tumeur ou tutu de Léna Ghar est publié aux éditions Verticales.
*Le psychiatre Paul-Claude Racamier définit en 1978 la maternalité comme «l'ensemble des
processus psychoaffectifs qui se développent et s'intègrent chez les femmes à l'occasion de la
maternité »
 
                 
             
            