Le guide pratique du visiteur que vous donne l'hôtesse fait comme une promesse. Au-dessus du titre générique de l'exposition, L'Afghanistan et nous, on lit : « Un autre regard sur un pays déchiré ». On cherche les regards que l'on connait déjà et on fait rapidement le tour : le très beau livre de Fazal Scheikh, The Victor Wheeps (Scalo,1998), le romantique Afghanistan de Simon Norfolk (Actes Sud, 2002), le surprenant Taliban de Thomas Dworzak (Trolley, 2003) et le journalistique Return, Afghanistan de Zalmaï Ahad (Aperture, 2004).
On revient au guide et l'œil s'attarde sur l'image de une : occupant le premier plan, sur tout le bord gauche, une silhouette de dos, couleur camouflage, nous fait entrer dans la scène. A l'arrière plan on découvre des Afghans tantôt circonspects, tantôt souriants. Sèchement, la légende indique : « Un commandant d'unité prend contact avec la population pour permettre une évaluation de la coopération civilo-militaire.» La photographie est de l'adjudant Arnaud Roine de l'Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD). Le logo de Paris Match domine l'ensemble.
A l'intérieur, le journaliste du titre, mobilisé pour l'occasion, évoque avec une remarquable subtilité, la guerre d'Algérie. Et, quand on demande au photographe de VII Eric Bouvet, « Quelle est l'ambiance au sein des troupes ? », il répond : « Elles ne sont pas officiellement en guerre, mais participent néanmoins à des actions de combat. » On parlera bientôt des « événements » d'Afghanistan ?
Provocation
L'accrochage imaginé par les commissaires de l'exposition, le lieutenant-colonel Bertrand du musée de l'Armée et le « sales executive » Viger de l'agence VII, raconte de façon très didactique une histoire assez simple.
Il était une fois, une « provocation », ainsi que sont présentés les restes encore fumant du World Trade Center, qui donna lieu à un châtiment terrible : la guerre portée par les armées de l'Alliance, appuyées sur les « seigneurs de guerre » locaux. Il s'en suivit la déroute rapide des brutes talibanes.
L'affront lavé, une ère nouvelle se levait sur les montagnes afghanes, annonciatrice de paix et de croissance dans une région qui en manquait cruellement. Vint donc le temps de la démocratie, dirigée par un personnage dont le parcours n'est pas sans rappeler celui d'un certain Manuel Noriega, autrefois chef du Panama.
Le visiteur découvre des scènes prosaïques et pittoresques, dans lesquels il observe les fantassins de l'Otan arpenter les rues des villes (une « apparente occupation » dit le cartel), remarque les ruines et s 'émeut à l'évocation des mœurs parfois sauvages de certains indigènes.
Rien, en revanche, à propos des palais fastueux bâtis dans le quartier de Sherpur, à Kaboul, ni sur les expulsions des kaboulis de leurs logements de fortune, afin de pouvoir construire les enclaves où l'occupant, payant des loyers de 15000 dollars US, peut dormir protégés par de hauts murs et des gardes armés.
Mission
Le visiteur est ensuite invité à suivre la soldatesque dans ses opérations de pacification. Là, plus qu'ailleurs dans l'exposition, la juxtaposition des images des photographes militaires et celles des photojournalistes de l'agence VII s'avère maladroite du fait d'un trop grand écart stylistique entre les uns et les autres. Mais, en définitive, Bouvet dit bien la mission qui lui est assignée : « J'espère que mes images vous conduiront à partager avec eux [les militaires] ce quotidien .»
Dans un final glorieux, fait de souffrance et de sacrifice, perce l'héroïsme du soldat et, en apothéose, un peu de sang, quelques grimaces et une contre-plongée flatteuse pour ne pas montrer crûment la férocité et la violence des combats.
Le visiteur termine sa laborieuse visite par un hommage aux « morts pour la France » dont les noms sont finement surmontés d'un panoramique de Gary Knight montrant une route s'enfonçant dans le lointain. Avant, on a pris soin d'évoquer un possible « triomphe planétaire d'al-Quaida », rien de moins. Aucun mot pour les 1838 civils tués en 2008, ni pour les 2038 dénombrés en 2009.
On l'aura compris, cette exposition est une opération de propagande de la bureaucratie militaire. C'est un regard aveugle avec le petit doigt sur la couture du pantalon. Si en soit la chose n'est pas choquante, cela fait partie de la guerre, on se demande tout de même pourquoi des journalistes sont allés se compromettre là-dedans. Même, on s'en inquiète. D'autant que le résultat est fastidieux, complaisant, conformiste.On oscille entre les stéréotypes visuels qui laissent une facheuse impression de déjà vu et l'enjolivement bouffon, plein de fioritures aussi bruyantes qu'inopportunes (le grain pour le grain, par exemple).
War
Le journalisme embeded, déployé ici, informe finalement peu et passe à côté de l'événement. Des unes du Miroir durant la Première Guerre mondiale jusqu'à la photographie de l'executuion d'un vietcong prise par Eddie Adams, en passant par le milicien espagnol immortalisé par Capa, ce qui fait événement, dans une guerre, reste la cruauté, l'angoisse, la destruction et la mort
Montrer la guerre dans ses effets reste scandaleux. On se souvient du tollé soulevé par la publication, dans Paris Match, des photographies de Véronique de Viguerie en août 2008, sur lesquelles des insurgés Afghans paradent avec leurs trophées, pris sur des militaires français. On a en tête la polémique soulevée aux États-Unis par la diffusion en septembre 2009, des terribles images du Lance CorporalJoshua Bernard, âgé de 21 ans, touché à mort et immortalisé par Julie Jacobson d'Associated Press.
Sous les pressions conjuguées de la crise de la presse et de l'intégration des journalistes à la communication militaire, la compromission, dont nous avons ici un exemple, confirme, s'il était besoin, le déclin d'un photojournalisme usé.
Les formes visuelles de la seconde guerre d'Irak était en opposition frontale avec la production du journalisme embeded. Ce sont celles de l'amateur. On pense à Abu Ghraib évidement, mais aussi au livre de Monica Haller, « Riley and his story. Me and my outrage. You and us » et laux deux ouvrages de Geert Van Kersteren, « Why, mister Why ? » et « Bagdhad Calling ». Cette forme est devenue si typique que Brian de Palma en a fait le style de son film Redacted.
Pour le moment, la guerre qui ne dit pas son nom en Afghanistan, et qui dure depuis neuf longues années, a peu d'existence en dehors de ces images embeded. Ici et là, des initiatives tentent de dépasser ce handicap avec plus ou moins de bonheur, pour présenter un autre regard sur cette guerre : le site battlespace, éventuellement le film de Tim Hetherington et Sebastian Junger, Restrepo, présenté ces jours-ci au festival de Sundance et certainement la série Promises and Lies de l'Afghan Zalmaï Ahad.
L'Afghanistan et nous, jusqu'au 26 février 2010
Musée de l'Armée, 129, rue de Grenelle, Paris 7e
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1 Adjudant Arnaud Roine, Vallée d'Uzbin, 2009
2 Catherine Leroy, Coline 881, 1967 / Linsey Addario, Vallée de Korengal, 2007
3 Eugene Smith, Tomoko baigné par sa mère, 1972 / Balazs Gardi, Vallée de Korengal, 2007
4 Le Miroir, Après un duel à mort, 8 octobre 1916 / Robert Capa, Cerro Muriano, 1936 / Eddie Adams, Saïgon, 1968
5 Véronique de Viguerie, Paris Match, 4 septembre 2008
6 Larry Burrows, Life, 16 avril 1965 / Julie Jacobson, Paris Match, 10 septembre 2009
7 Ernst Friedrich, Krieg dem kriege, 1924
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Sur le journalisme « embeded » :
Un texte de Julian Stallabrass, commissaire de la Brighton Photo Biennial de 2008 dont l'intitulé était « Memory of Fire, the war of images and images of war » : The power and impotence of images
Un article de Emanuelle Gatien, paru dans le numéro 157 de la revue Réseaux : La co-production relative de la valeur d'information en temps de guerre
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