Peter Henry Emerson est le premier photographe à revendiquer cette position esthétique polémique, précédent Marius de Zayas, August Sander ou Man Ray et son ironique « La Photographie n'est pas l'art ». Le musée d'Orsay expose le premier ainsi que le dernier livre de ce photographe de la fin du XIXe siècle, dont le travail novateur avait pour volonté de s'émanciper des conceptions étriquées et rétrogrades de la photographie victorienne.
Dans le royaume britannique victorien, alors que l'industrie se mélange aux conceptions arriérées défendues par la reine, la photographie a la facheuse tendance, à la fois pathétique et ennuyeuse, de claudiquer derrière la peinture. Elle se complaît dans des bidouillages savants où l'accumulation de photographies, pour en fabriquer une seule, tient lieu de savoir faire, d'art.
Où que l'on se tourne, les bras nous en tombent : au mieux voyons-nous les images un peu lourdes et méticuleusement fabriquées dans la chambre noire par Henry Peach Robinson ou les mises en scène, aussi floutées que mièvres, de Julia Margaret Cameron, ridicule dans son ambition de faire revivre en photo Raphaël ; au pire la consternation nous guette à la vue des œuvres d'Oscar Gustav Rejlander se vautrant avec délice dans le pastiche.
C'est contre cette photographie là que Peter Henry Emerson (1856-1936) va entrer en guerre. Le mot n'est pas trop fort si l'on en croit le commentaire du photographe Roger Child Bayley à propos de l'essai d'Emerson Naturalistic Photography for Students of the Art (1889) : « a bombshell dropped at a tea party » (« une bombe lancée dans un salon de thé »). Il y défend la conception d'une image photographique réalisée en une seule prise et devant représenter le monde de manière naturaliste. Il entend par là, tel que l'œil le voit.
Mise au point
Suivant la leçon des impressionnistes et influencé par les théories optiques du physicien allemand Hermann von Helmholtz (1821-1894), selon lesquelles l'œil ne voit net qu'en un endroit, il défend, au nom du naturalisme, l'idée d'une mise au point sélective et privilégie une image floutée, en opposition à la netteté du mimétisme machinique de la photographie . Cela en fera le précurseur du pictorialisme, qu'il rejettera d'ailleurs., Mais surtout il fut certainement l'un des premièrs à chercher une synthèse entre science, art figuratif et document.
Contrairement aux autres photographes de son temps, habitués à ne faire que des tirages uniques ou numérotés, Emerson choisit l'imprimé et la diffusion de son travail par le livre. Son premier, intitulé Life and Landscape on the Norfolks Broads (1886), réalisé avec le peintre Thomas Goodall (1857-1944), est consacré à la vie des paysans de l'Est de l'Angleterre, encore relativement épargnés par les bienfaits de la civilisation industrielle. C'est un ensemble de vues prosaïques où se mêlent paysages et figures dans le contexte de leurs activités quotidiennes et dont le texte tire vers l'ethnographie. Par son objet, c'est une sorte de préfiguration de ce que sera le reportage.
Toutefois, même si Emerson utilisait le procédé du colodion humide, autorisant des temps de pose raccourcis, les conditions techniques de prises de vue ne lui permettaient pas d'aller au bout de son intention, de sa recherche d'authenticité à travers la fixation de l'instant. Toutes ses photographies sont posées et le quotidien remis en scène ; plutôt composées à la manière de la peinture que cadrées et, ici et là, on devine l'influence de son compagnon peintre.
Dans les sept livres suivants, publiés entre 1886 et 1893, Emerson poursuivra cet engagement pour une photographie prémisse du documentaire et que l'on a pu comparer, sans vraiment convaincre, au réalisme social de Millet.
Poème visuel
Dans son dernier livre théorique, The Death of Naturalistic Photography (1890), il écrit « J'ai... je le regrette profondément, comparé les photographies avec les grandes oeuvres d'art, et les photographes avec les grands artistes. C'était téméraire et irréfléchi, et ma punition est maintenant de le savoir. Bref, je rejoins ceux qui disent que la Photographie (sic) est un art limité.» En 1895, Emerson publie un récit accompagné de ses derniers clichés : Marsh Leaves. L'orientation en est toute autre. La saynette pittoresque a disparu laissant la place à un poème visuel dont la dernière vue, The Last Gate, signe un adieu à la photographie.
Devant ses images pâles on pense à nouveau à la peinture, paradoxe désagréable. Mais c'est avec insistance que ce train à vapeur traversant à vive allure un pont surplombant la campagne, que cette lumière aveuglante des rivages, que la silhouette charboneuse des bateaux et que ces soleils puissants venant du fond du ciel font penser au plus grand des peintres britanniques, William Turner.
Les questions soulevées par Emerson, si elles l'ont conduit à une impasse, seront fécondes et trouveront leur dépassement dans les colonnes de la revue américaine Camera Work, dont on mentionnera les articles du photographe et dessinateur mexicain Marius de Zayas (Photography and Artistic-Photography, numéro 42/43, 1912) et Paul Strand (Photography, numéro 49/50, 1917) et dont on citera, pour terminer, un article d'Eduard Steichen, Painting and Photography (numéro 23, 1908) : « La photographie ne peut pas être un grand art dans le même sens que la peinture ; elle ne pourra jamais créer quoique ce soit. Elle est foncièrement dépendante de la beauté telle qu'elle existe dans la nature, et non comme le génie de l'artiste la crée. » Cette limite est précisément ce qui faisait sa spécifité et continue de la rendre fascinante.
Peter Henry Emerson au Musée d'Orsay, Paris, jusqu'au 29 août 2010
1, rue de la Légion d'honneur, Paris 7e
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1 Peter Henry Emerson, Gathering Water-Lilies, 1886
2 Haut : Oscar Gustav Rejlander, The Two Way of Life, 1857 ; Henry Peach Robinson, The Lady of Shalott, 1861
Bas : Raphaël, L'Ecole d'Athènes, vers 1510 ; John Everett Millais, Ophelia, 1852
3 Peter Henry Emerson, Towing the Reed ; The Old Order and the New ; Rowing Home the Schoof-Stuff ; tous extraits de Life and Landscape on the Norfolk Broads, 1886
4 Peter Henry Emerson, The Lone Lagoon ; The Misty River ; The Snow Garden ; tous extraits de Marsh Leaves, 1895
5 William Turner, Le Château sur le lac, aquarelle, 1820-1830 ; Etude de nuages et de sable mouillé, aquarelle, 1845
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