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Billet de blog 7 octobre 2015

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L'entreprise du cynisme

Depuis quelques dizaines d’années, tous les cours de management se dotent de modules concernant la « communication non-violente ». Ou comment entasser, consciencieusement, dans un coin de sa tête, de grosses portions de frustration et d’agacement.

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Au lieu du climat de sérénité et de convivialité que souhaitent installer tous les théoriciens du management, le procédé créé des réservoirs de frustration et d’hypocrisie qui détruisent l’entreprise de l’intérieur. A-t-on vu, dans notre petite société douillette, milieu plus violent que l’entreprise ? Un milieu où l’adultère est la norme, la formation de clans une pratique commune et le bizutage une loi acceptée par tous. Ça dézingue par-derrière et, quand, par malheur, un conflit éclate, les managers mettent en place leurs méthodes de « résolution du conflit ». Parce que, bien entendu, c’est le conflit qu’il est important de « solutionner » (le mot est soigneusement choisi pour faire écho à l'excellent essai d'Evgeny Morozov) , et non les causes profondes de l’événement. Comme ces gentils entrepreneurs persuadés de pouvoir régler les problèmes d’énergie en développant une application pour en monitorer la consommation. Ou ces éminences persuadées que mettre du grillage aux frontières est l'ultime solution au problème des migrants.

Alors, c’est quoi, le bon comportement à adopter ? On s’engueule à tout bout de champ, pour tout et surtout pour n’importe quoi ?

Non, la solution est plutôt à chercher chez ceux qui, il y a bien longtemps, étaient connus pour leur parole vraie, la parrêsia. Leur papa à tous se faisait surnommer « chien » par ses détracteurs et, par défi, a fini par lui-même adopter ce surnom et désirer être enterré comme tel. On parle ici du bon vieux Diogène et de son kynikos, le cynisme. Attention, pas celui de l’acception actuelle qui permet à certains manieurs de verbe de catapulter leur haine, leur misanthropie et leur indifférence à la face du monde sous couvert d’un concept philosophique.

Non, plutôt celui qui constitue à prendre du recul par le dénuement, à atteindre l’ataraxie par l’apprentissage de ne rien posséder. Celui qui nous contraint à entendre, qui nous oblige à voir. Celui, encore, qui tend à s’écarter de toute société pour en faire la critique. Pas pour juger, mais pour provoquer. Et là est la subtilité entre le concept tel qu’il est né en Grèce il y a plusieurs milliers d’années et le résidu qui bouffe, par les pieds, le cadavre de notre monde. Aujourd’hui, à quelques exceptions près, le cynique moderne se pose en maître de procès, humilie les victimes et dénonce les coupables sans avoir, pour autant, exclu appartenir à l’un ou l’autre groupe. Il est généralement celui qui critique plus par la force des mots que par les arguments rationnels (ce qu’étaient aussi les cyniques antiques, mais cela entre tant d’autres choses). Il y a fort à parier qu’agir ainsi risque de cristalliser plus de polémiques que cela ne résoudrait de problèmes en entreprise.

Alors, par quoi remplacer la pauvreté de Diogène et des cyniques antiques dans notre bonne, grande et sacrée entreprise ? Comment jouer du dénuement là où l’on est généralement un agent de la possession matérielle (au sens large : les données elles-mêmes sont un matériel) ? Est-il possible de revendiquer la pauvreté là où la richesse est un des principaux étalons hiérarchiques ?

Avant tout, débarrassons-nous, purement et simplement, définitivement, de la robe de juge. La posture cynique, pour être efficace, doit s’émanciper de tout désir d’étarquer les tensions, de cristalliser les conflits pour en faire sa propre confiture. Tout juste peut-elle susciter la jalousie, mais celle-ci doit alors être tout entière dirigée vers cette capacité à omettre le jugement ou vers la désinvolture – au bon sens du terme, celui qui permet d’encaisser les vents contraires se faire rayer les yeux par du sable, et non celui de l'indifférence hautaine.

Malheureusement, le jugement est souvent dicté par cette horripilante manie que l’on a d’être tenté de prendre parti. Rien de pire que le parfait aveuglement des tranchées pour s’éviter de voir que, derrière les écrans de fumée, ce sont des humains que l’on massacre. Alors suivons encore une fois l’enseignement de Diogène qui cherchait inlassablement à s’affranchir de toute dépendance matérielle et humaine. L’autosuffisance, vue en entreprise par le prisme des compétences et de l’indépendance décisionnelle, est bien sûr, entre autres bonnes choses, un prérequis pour s’écarter de la tentation de la prise de parti. À niveau égal, on pourra condamner la dépendance totale d’un membre d’équipe envers son manager ou de ce dernier envers son équipe. Cela se termine généralement par des jugements du type : « Ce type-là ne sait pas gérer son équipe » ou « Je suis entouré de branleurs ». Bien sûr, l’autosuffisance n’entre en aucun cas en collision avec les notions de solidarité et d’entre-aide, car un tel Graal – l’autosuffisance – n’est généralement pas fourré dans les hosties distribuées par l’Église tous les dimanche : elle résulte d’un long entraînement (l’équivalent de l’askèsis de Diogène, qui consiste à habituer le corps à la privation et à l’adversité).

La désinvolture permet également de passer outre de nombreux conflits. Une réponse directe à un affront équivaut souvent à pulvériser de l’allume-barbecue sur des braises chaudes et à accuser ces dernières d’avoir remis le feu. Les spécialistes du management recommandent, dans un tel cas, d’adopter une position ferme, mais mièvre, sans autre violence apparente que celle du mépris hiérarchique. Laissons plutôt couler. L’absurdité d’un cri ne se dévoile que lorsqu’il entend son propre écho, et rien que son écho (le voilà, l’aphorisme tant attendu !). « Toute désinvolture affirme que seul le silence est efficace », dictait Roland Barthes (Roland Barthes ne dit pas, il dicte) qui a prouvé qu’il maîtrisait cet art à la perfection. Suivons-le encore lorsqu’il préfère la différence au conflit. Prenons le temps de parler plutôt que de vomir nos mots, même s’il s’agit d’une régurgitation contrôlée, non-violente.

Le cynique se joue aussi du conformisme, abhorré par les disciples d’Antisthène et de Diogène, lesquels opposaient le nomos (la loi, la convention) au phusis (la nature) en prônant que les seules règles auxquelles on se doit d’obéir sont celles du second. Alors questionnons, remettons en questions nos règles et nos traditions. Il ne s’agit pas ici de faire un affront direct, systématique à l’autorité, mais plutôt de garder son libre-arbitre concernant certaines décisions ou certains processus et de ne pas se vautrer dans la subordination avec l’aplomb de l’employé modèle. Préférons la beauté d’un produit fini, fonctionnel et sans fiche à celle d’une fiche, parfaitement conforme au processus, consignant avec force détails les défauts d’un mauvais produit.

Diogène aurait eu pour habitude de mendier auprès des statues pour s’habituer au rejet. Habituons-nous aussi aux refus et autres critiques autoritaires pour pouvoir, toujours, continuer à proposer. Pensons aussi, à la lumière des derniers événements mettant en scène les lanceurs d’alertes, qu’il n’y a pas de règle sociale (et cela inclut les règlements intérieurs et autres contrats) que celle de la vertu.

Alors oui, le cynisme peut se pratiquer efficacement dans la vie d’entreprise, et parmi toutes les faces de celui-ci (brutal, caricatural, insensible, immoral), il faudrait être difficile pour ne pas trouver sa voie parmi les multiples « seuls plus courts chemins vers la vertu ». Qu’a-t-on besoin de plus, aujourd’hui, en entreprise, qu’une philosophie jubilatoire du concret ?

Parce qu’il n’y a rien de plus laid qu’une référence sortie de son contexte, c’est avec une retenue teintée de honte que je propose ma deuxième citation de l’article, de la plume de Nietzsche, celle-ci : « Le cynisme est l’unique forme sous laquelle les âmes communes effleurent ce qu’est la probité ; et en présence de tout cynisme, qu’il soit grossier ou subtil, l’homme supérieur doit tendre l’oreille et se féliciter à chaque fois que le pitre sans pudeur ou le satyre scientifique se mettent à parler juste devant lui. ». En aplatissant un peu la hiérarchie qu’aime mettre Nietzsche entre les hommes, on peut s’accorder sur son conseil d’écouter les satyres justes avec une attention toute particulière.

Et comme le cynisme se revendique du concret et vomit les grands discours, je réalise que j’en ai déjà trop fait. Reste à appliquer tout ça, et, comme toujours, c’est peut-être plus difficile que d’élaborer une théorie péremptoire.

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