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Billet de blog 13 octobre 2015

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Pourquoi les ingénieurs fuient-ils l'ingénierie (et la recherche) ?

En sortie d’école d’ingénieur, un constat accablant : trop peu sont ceux qui se lancent dans des activités de recherche.

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Citons, pour appuyer le propos, cette formidable étude qui spécifie que, dans le secteur privé, autant de jeunes diplômés se lancent dans la recherche ou dans l’enseignement que dans la fabrication d’objets en caoutchouc (résultat pris sur une promotion d'un école d'ingénieur). Dans le secteur public, il est un peu plus difficile de statuer au vu des ramifications qui mènent aux laboratoires (thèses, masters).

Mais au-delà du cas de la recherche, c’est la science au sens large que désertent les jeunes ingénieurs. On assiste à une triste transformation des activités d’ingénierie en activités de gestion, de management, de logistique, de conseil. On se prend à envier les années de Boris Vian qui semblait éperdu d’un tel amour pour l’ingénierie, l’invention et la science qu’on se demande aujourd’hui s’il est vraiment sorti d’une école d’ingénieur.

Aujourd’hui, on en trouve partout du manager (on étend quelque peu le concept de management à des activités telles que la gestion de projet, la direction, le conseil). Et, si le rôle est louable et mérite bien une formation, ce n’est probablement pas ce matraquage qui va nous aider à faire avancer nos entreprises, le manager étant à l’ingénieur ce que la finance est à l’économie : quand il y en a un, ça va ; c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes.

Pourquoi un tel désamour ? Quand on sait l’importance de la technique scientifique pour la bonne santé de l’industrie et du monde tout court, on ne peut que se désoler de voir une telle désertion.

C’est pourtant évident que la majorité des écoles d’ingénieurs ne s’intéressent plus aux sciences au sens large, qu’elles soient dures ou molles. Tout juste assiste-t-on à un vulgaire remplacement des sciences humaines par des parodies de cours généralement évoqués par les mots de la liste émétique suivante : leadership, développement, professionnel, management, atelier. Quand on n’y apprend pas les adipeuses subtilités de la hiérarchie verticale, on y enseigne la construction de tours en allumettes en équipes, comme si à toute connaissance et savoir-faire pratique pouvait se substituer une méthodologie bancale basée sur quelques années d’expérience et théorisée dans un but de crédibilité.

À côté de ça, le vide ou presque. Voilà la liste des cours scientifiques obligatoires que j’ai pu suivre à l’École Centrale Paris : Mécanique, Transferts thermiques, Thermodynamique, Analyse/Probabilités/Statistiques, Simulation, Algorithmique, Système d’information, Physique quantique, Biologie. En terme d’heures, ça correspond à 350h. En parallèle, si l’on prend tous les cours qui contiennent les mots précédemment cités, on obtient 184h. Plus d’un tiers des cours obligatoires de première année sont donc désormais déshabillés de toute question scientifique. Pire encore : les seuls cours pour lesquels la présence est formellement obligatoire (en plus des cours de langue) sont ces fameux ateliers de management. Et cette première année est de loin la plus riche en sciences pour ceux, nombreux, qui ne feront pas l’effort d’en faire par la suite. On remarquera également l’absence lamentable de cours culturels (si l’on excepte le génialissime cours de Philosophie des sciences d’Étienne Klein), comme la littérature, la philosophie, etc. En troisième année, pour laquelle les étudiants peuvent choisir une option, on obtient dix fois plus d’élèves (quantitativement, ce n’est pas une expression-choc de sudiste) en option génie industriel, qui n’a de génie que le nom, qu’en option physique et applications (90 contre 9 il y a deux ans). De même, l’option environnement, lors de ma troisième année, a été supprimée, faute de candidatures (moins de 5 sur environ 300 étudiants). On ne pourra également que se désoler de voir qu’un professeur comme Roland Lehoucq ne fait, à Centrale, son cours qu’à une poignée d’étudiants, quand on connaît la qualité de celui-ci.

Résultat des courses : les écoles se remplissent d’étudiants haineux qui pensent que Boris Vian était un vil communiste et que ceux qui choisissent la voie scientifique sont des « polars » (dérivé du mot polycopié, le support des cours). Il y a une forme de bizutage, de pression sociale qui écarte d’emblée les plus faibles socialement du chemin de la cognition.

Cependant, il serait un peu réducteur d’isoler un unique responsable — l’école — dans cette migration massive du scientifique vers le management. Le monde de la recherche lui-même aime à s’isoler et le contexte l’y aide bien. Si les managers n’aiment généralement pas les chercheurs, l’inverse est aussi vrai et les responsables de laboratoire font en général tout pour piocher leurs recrues dans le monde universitaire plutôt que dans les écoles d’ingénieurs. Les activités dans les laboratoires des écoles, pourtant bien fournis et remplis de personnes passionnantes, sont trop rares pour susciter une quelconque envie. La recherche scientifique, c’est comme celle de Proust, on met du temps à y entrer et à en apprécier l’immersion, mais on finit par avoir du mal à en sortir.

De plus, le doctorat (PhD) n’est pas reconnu comme il le devrait en France. Il est plus une décoration honorifique qu’un réel diplôme, plus une occasion de briller à l’étranger que de faire valoir ses compétences scientifiques dans son propre pays. Alors les étudiants s’en écartent parce qu’ils n’ont pas vraiment envie de repartir pour trois ans d’études alors que l’entreprise leur ouvre les bras. On peut néanmoins saluer des initiatives comme les thèses CIFRE, bien soutenues par l’état : des thèses conduites par des étudiants sous la double tutelle d’une structure privée (une entreprise) et d’une structure publique (un laboratoire).

L’entreprise, en tant que concept, ne récompense pas non plus la progression technique. Le statut d’expert est extrêmement rare et est généralement rejeté hors hiérarchie comme un pestiféré de la normalité. L’évolution passe obligatoirement par le management, on ne connaît pas de promotion alternative.

Comme un concours d’adolescents obsédés par la taille de leur sexe, les managers comparent celle de leurs équipes et en font un curseur de réussite sociale. On observe le même procédé pour le salaire : untel ne sera pas jaloux du salaire d’un autre parce qu’il aura moins d’argent à la fin du mois, mais parce que cela signifie qu’il a un statut social plus faible. Ainsi, point d’évolution sociale possible sans passer par la case management. Et, bien sûr, un tel constat cristallise les tensions au sein de l’entreprise. Très rares sont les boîtes françaises où l’on n’entend pas régulièrement un employé déblatérer contre ses supérieurs hiérarchiques, comme si la totalité de ces derniers se vautrait dans la médiocrité la plus totale. Le problème est très certainement plus complexe.

Alors, si on ne l’aime pas pour le statut social qu’elle procure, aimons au moins la connaissance et la technique pour ce qu’elles sont : un formidable moyen de comprendre qu’en cas d’apocalypse, seuls les ingénieurs et Bear Grylls auront une chance de s’en sortir.

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