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Billet de blog 21 septembre 2015

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La surabondance des startups du numérique

Joe est étudiant. Dans une grande école, disons. Pendant deux années, en classe prépa, on lui a rentré de la science et de l'érudition dans la tête, à grand coup du marteau piqueur made in France. Après l'école, tout le dispose à une grande carrière d'employé en entreprise (le rêve de tout homme, non ?), parce qu'on ne lui a pas vraiment appris à faire autre chose.

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Il commencera simple ingénieur : pour ces gens-là, c'est synonyme d'opérateur, d'ouvrier. Après, peut-être montera-t-il dans la hiérarchie pour devenir manager.

Mais, à la fin de ses études, Joe surprend tout le monde : il fonde sa startup de service numérique.

En réalité, ce n'est pas vraiment une surprise. Ça ne l'est plus.

Pourquoi cette activité spéciale – la création d'entreprise –, prétendue risquée, a de plus en plus de succès auprès des jeunes diplômés ?

On dit que la création de startups explose en France (et ailleurs !), mais à quel point ? Je prends les chiffres de mon école sur l'année de diplôme de la promotion 2014 (NB : les chiffres ne concernent que ceux qui ont bien voulu répondre à l'enquête, soit environ la moitié des diplômés) :

Sur 256 étudiants diplômés, 21 tentent de créer leur propre entreprise (soit 7%, presque autant que les 9% qui poursuivent sur une thèse). Et on peut aisément parier que le domaine d'activité le plus représenté est le numérique. Il faut dire que la discipline, ultra-médiatisée (notamment parce qu'elle est désormais elle-même un média), attire.

Fonder sa startup, c'est loin d'être la solution de la facilité. Le choix oblige à un certain sacrifice ou à une dépendance familiale/bancaire en début de carrière, puisque rares sont ceux qui peuvent se verser un salaire décent — équivalent à celui d'un ingénieur en début de carrière — avant quelques années. Alors quoi ? Les étudiants auraient-ils, parce que les années 2010 les inspirent, soudainement davantage d'idées ? Pas vraiment.

Là où, dans un schéma classique, une idée mène à la création d'une structure de mise en place de ladite idée (une startup, donc), la plupart des entreprises créées dans le numérique partent uniquement d'un souhait d'entrepreneuriat. C'est donc, dans la majorité des cas, l'envie de créer une startup qui oblige à trouver une idée. Il restera ensuite à se convaincre qu'on travaille bien pour quelque chose et non juste par plaisir entrepreneurial. La plupart des étudiants-entrepreneurs ont exploré plusieurs sujets différents avant d'enfin trouver le « bon » filon. Par exemple, quelques membres fondateurs du service Privateaser (réservation de bars en ligne) ont auparavant planché sur une solution de jardin connecté. Pas vraiment les mêmes ficelles technologiques.

Justement, pour mieux comprendre les motivations de ces soldats de l'arène entrepreneuriale, creusons le cas Privateaser. Nicolas Furlani, son CEO, explique (l'interview complète se trouve ici) :

Nous aurions pu choisir de faire du conseil en stratégie ou de la finance pour avoir un salaire convenable, mais nous avons préféré prendre plus de risques. Nous n'avons jamais regretté ce choix, bien au contraire, l'aventure Privateaser est stimulante et nous ne voyons pas le temps passer.

On passera sur le « salaire convenable » du conseil ou de la finance (45k€ bruts par an à 25 ans, oui, c'est « convenable »). Pour le reste, on pourrait caricaturer la pensée de Nicolas Furlani ainsi : « La startup, c'est cool, l'entreprise, c'est chiant ». Il y a en effet une véritable continuité entre l'école et la startup, qui n'est rien d'autre qu'un projet grandeur nature, avec une possibilité de succès réel à son terme. Beaucoup de jeunes entreprises font d'ailleurs partie d'écoles d'entrepreneurs (les incubateurs), des programmes d'accompagnement spécialisés comme le Camping, lequel propose par exemple un accompagnement spécialisé pour les CTO. Autrement dit, fonder sa startup, c'est retarder un peu plus le moment d'entrer dans la vie active, la vraie, celle des bulletins de paie, des braillements de marmots et du partage des tâches ménagères. Fonder sa startup, c'est cool, c'est hipster, ça fait bien dans les bars branchés de la capitale.

On peut également revenir sur la notion de risque évoquée par Nicolas Furlani. Le risque, contrairement à ce qu'il laisse entendre, est minime. On ne peut pas nier qu'il y a une absence de confort, des galères en perspective, des nuits blanches, du stress. Mais pour le risque, on repassera. Dans le domaine du service numérique (ou digital, comme le disent ceux qui aiment les doigts ou n'aiment pas le français), il n'y a possibilité de perdition ni pour la carrière ni pour les finances. L'investissement est négligeable, tout au plus faut-il louer un serveur, sachant que la gamme low-cost suffit amplement pour les débuts d'un service quelconque. Plus que ça, il est même rare de réfléchir à un modèle économique avant quelques années, à quelques exceptions près (par exemple, lafourchette ou Privateaser prennent des commissions sur les réservations).

Malheureusement, ces initiatives pleines de bonne volonté sont aussi des réservoirs à ambitions démesurées. L'arrivée du BigData a particulièrement perverti les jeunes entrepreneurs. De services utiles, pratiques, personnels, quitte à ce qu'ils ne touchent pas une majorité de la population, on est passé à des services qui doivent toucher une lourde masse de personnes, et ce pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'être étudiant n'élimine pas les rêves d'enfance ; seulement, plutôt qu'espérer devenir le nouveau Zidane, on s'imagine le nouveau Zuckerberg. D'une bonne idée, on enlève alors progressivement des fonctionnalités pas assez « grand public » pour finalement retomber, invariablement, sur un clone de Twitter ou Facebook. Je reprends cette phrase qui m'a convaincu de quitter prématurément ma courte expérience d'entrepreneuriat : « Je pense que ça n'intéresse aucun d'entre nous de créer un service pour moins d'un million d'utilisateurs ». Entrepreneurs, entrepreneuses, particularisez-vous ! Les niches, tant qu'elles ne sont pas fiscales, ne sont pas une honte !

La deuxième raison, c'est parce qu'avec le nombre d'utilisateurs augmente la quantité de données. Et dans l'imaginaire collectif des diplômés de grandes écoles, les données équivalent à l'intelligence. On assiste alors à la recrudescence d'algorithmes révolutionnaires censés prévoir des comportements sociaux complexes à l'aide de bases de données bien obèses comme il faut. Untel se prétend meilleur que les sondages, l'autre affirme pouvoir comprendre le comportement de groupes sociaux. Certaines thèses de maths sont devenues des thèses sociales dont les résultats n'ont encore jamais été prouvés. Et bien sûr, le terrain d'expérimentation idéal, c'est la startup. Justement parce que, contrairement à ce qu'affirme Nicolas Furlani, on ne prend pas de risque.

Et pour aller un tout petit peu plus loin dans les raisons de cet attrait tout particulier pour les jeunes entreprises numériques, il faut évoquer la violente mutation des techniques de communication des entreprises. La presse traditionnelle en fait les frais : le coût des espaces publicitaires s'est effondré, et ce, pour une bonne raison : ce n'est plus l'endroit privilégié de la communication des entreprises BtoC. Là où, auparavant, la publicité passait par une occupation de tout l'espace (panneaux publicitaires, diffusions programmées à la TV), à présent, elle est un flux ciblé. Twitter, par exemple, est l'espace privilégié de l'information des startups numériques. Sur le principe d'un bouche-à-oreille organisé, le retweet, les entreprises peuvent toucher à moindres frais un grand nombre de personnes. C'est la publicité virale. Le mode de fonctionnement est beaucoup moins agressif en apparence puisque le consommateur n'a pas l'impression qu'on lui impose un message : si ce dernier provient d'une personne qu'il a choisi de suivre, cela doit bien avoir une pertinence. Ceux qui savent utiliser ce processus à leur profit ont de grandes chances de réussir, quelle que soit l'idée (une idée, un produit, c'est presque secondaire, non ?) de leur projet.

En parallèle, et c'est plus surprenant, il n'est pas rare de voir les jeunes entrepreneurs rôder dans les hautes places politiques. Ainsi, untel va poster sur Twitter une photo du président Hollande utilisant sur smartphone l'application de la startup, un autre va bénéficier d'un article sur un grand quotidien français où est citée une petite phrase d'Emmanuel Macron sur l'application en question. De l'argument d'autorité forcé, puisque les politiques seraient fortement malvenus d'envoyer paître les importuns (l'innovation en France, paradoxalement, c'est sacré, on n'y touche pas). On imagine mal, en 1964, l'inventeur du robot ménager aller vanter son produit au président de Gaulle pour tirer un portrait du général éminçant un oignon doux du Sud.

Tant de choses qui font que l'entrepreneuriat n'a pas fini de promener son camion de glace près des jeunes diplômés en mal de fun et de reconnaissance.

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