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Billet de blog 22 octobre 2015

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Une année sans Lumières : l’Innovation totalitaire

Un conglomérat de personnalités aux idées hautes, certainement pavées de bonnes intentions, a décidé que cette année 2015 serait celle de la Lumière.

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Malins qu’ils étaient, ils ont tout de suite réalisé que le sujet pouvait regrouper de grands domaines comme la Science, l’histoire et la philosophie (avec les Lumières), et plein d’autres dont le rapport à la lumière est difficile à établir sans le recours de métaphores éculées.

Notamment, on s’intéresse plus que jamais — en tout cas de façon moins éparpillée qu’auparavant — à l’esprit des Lumières (il faudra d’ailleurs, dans tout l’article, accepter la supposition hardie qu’il n’y en a qu’un seul, bien défini par tout un pâté de gens parmi lesquels D’Alembert, Voltaire, Rousseau, Kant, Diderot). Voilà une ravissante ineptie, mais l’hypothèse se vérifie en première approximation. L’esprit des Lumières, donc, et plus particulièrement cette part de la théorie universaliste qu’on appelle le Progrès. On s’y penche, parce que c’est dans l’air du temps et qu’il est aujourd’hui nécessaire de redéfinir cette notion décadente, et tout ça eu égard à l’explosion du numérique et à l’installation d’une soi-disant période « anthropocène ».

La Lumière

Le Progrès, tel qu’établi par les Lumières, correspond à une « évolution régulière de l’humanité, de la civilisation vers un but idéal (Larousse) ». On a souvent associé le Progrès à la science et à la connaissance, jusqu’à ce qu’on soit bien emmerdés, au XXe siècle, lorsque ce qu’on appelait Progrès s’est allié à la décimation d’une bonne partie de l’humanité. Plusieurs scientifiques (Philipp Lenard, Johannes Stark, Josef Mengele, etc), alors incarnations du Progrès, se sont en effet retrouvés à travailler de concert avec les dictatures. Et même quand ce n’était pas volontaire, les avancées du début du siècle ont notamment permis la fabrication d’armes d’une puissance jusque là jamais atteinte. La deuxième partie de la définition (« vers un but idéal ») guillotinée par le cours des choses et l’évolution même du Progrès tel que le conçoivent les civilisations.

On a alors assisté à un étrange basculement sémantique entre deux mots qui, a priori, sont très dissemblables : l’Innovation et le Progrès. Le premier a doucement acquis ses lettres de noblesse, s’est doté d’une jolie parure dans l’air du temps, alors que le deuxième a sombré (dans un paradoxe qui aurait dû provoquer la dislocation de l’univers de la cohérence) dans une bouillie d’avis quasiment réactionnaires.

Avant de continuer, je me sens obligé de préciser que cet article ne se positionne en aucun cas dans la guerre fratricide sur l’Innovation et le Progrès menée aux États-Unis par des universitaires tels que Christensen ou Lepore. Cette affaire a d’ailleurs une nouvelle fois prouvé que Twitter, en tant qu’arbitre de débat, rivalisait de médiocrité avec certains animateurs TV. Je me suis par contre directement inspiré d’une conférence passionnante d’Étienne Klein, déclinée à plusieurs sauces.

L’Innovation

Puisqu’on l’utilise désormais à tout va, il est quand même nécessaire de revenir sur la notion d’Innovation. Comme certains concepts prônés par les Lumières (la tolérance, par exemple), celle-ci n’a pas toujours eu le sens mélioratif qu’elle a aujourd’hui. Avant de devenir un des moyens de faire gazouiller le cœur des entrepreneurs et des politiques, avant de se muer en synonyme d’audace, d’intelligence, de créativité, le mot tiré du latin innovare caractérisait plus une idée de renouvellement qu’une avancée technologique. Évoquant étymologiquement un mouvement vers l’intérieur (d’où l’idée de renouvellement), la notion d’avancée, de progression est complètement absente du mot originel. Selon Étienne Klein, le mot possédait même un sens péjoratif au Moyen-Âge lorsqu’il était utilisé pour définir des déviances religieuses en passe de tourner hérétiques.

L’économiste autrichien Schumpeter en transforma le sens dans ses analyses économiques : il qualifie d’innovation tout nouveau produit entrant sur le marché. Le terme était alors très proche de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Mais la notion évolua encore avec l’irruption du numérique grand public et prit définitivement une connotation positive à la fin du XIXe siècle (sauf, peut-être, pour quelques étudiants lassés qu’on leur dézingue les oreilles avec ce terme vide et difforme). On peut même considérer qu’il a acquis, ces dernières années, un caractère salvateur, solutionniste : à tout problème, l’on peut répondre par une innovation, selon une loi empirique vérifiée sur quelques rares cas d’application. L’Innovation donne l’impression d’assouvir un fantasme de l’Homme : celui de s’extraire du temps, de le renier. Pas la flèche du temps (le caractère irréversible des phénomènes), mais le cours du temps, celui qui, comme un fleuve, n’a que faire des obstacles qu’il contourne sans mal pour continuer son inexorable progression. L’Innovation se veut être un barrage, et tant pis si ça signifie que suite à son érection, un lac se formera et engloutira plusieurs villages.

Impossible alors de ne pas évoquer ces quelques gobe-mouches qui, au fond d’une longue vallée ensoleillée, paniquent au sujet leur propre mortalité et promettent pour bientôt l’ultime étape du Progrès : l’immortalité. Comment peut-on penser, même au-delà de toute raison objective, que nous avons seulement envie de devenir éternels ? Pour ces camés de l’Innovation, point de Progrès en médecine, juste de l’audace et de l’inventivité : les tissus biologiques résistent mal au temps, glissons les esprits dans des robots increvables. Reste à espérer que ces désaxés de la raison ne définiront pas leur propre théorie de l’universalisme pour justifier une nouvelle vague de colonisation contre notre gré (mais n’est-ce pas déjà le cas ?).

L’Innovation, voilà donc le concept dont n’avait absolument pas besoin le monde à l’heure où l’on commence à comprendre que les évolutions technologiques s’unissent rarement à une amélioration morale ou à une bonification de la condition humaine.

Le grand remplacement

Comme le fait justement remarquer Étienne Klein, lors de l’élection présidentielle française de juin 2007, tous les candidats, sans exception, ont à un moment de leurs logorrhées impérieuses parlé de Progrès. A contrario, en juin 2012, aucun n’a évoqué le mot, lequel semble s’être fait brouter par notre vieille amie l’Innovation. Or, que s’est-il passé entre 2007 et 2012 ? Sur le plan financier, une des plus grosses crises de l’histoire du capitalisme mondialisé. Sur le plan technologique, l’arrivée le 29 juin 2007 de ce qu’on présenta alors comme une révolution : l’iPhone.

Et voilà. L’Innovation au service de l’homme, de son nomadisme travaillomane (à concept malgracieux, expression disgracieuse), de sa soif d’information et d’automatisation. Bref, l’Innovation pour le confort, la facilité de pilotage de notre train quotidien. Et, si l’on considère ça comme une innovation (prise ici au sens de révolution), c’est parce qu’on a l’impression qu’il s’agit d’un coup de génie technologique de Steve Jobs, alors qu’il s’agit uniquement d’un coup de génie marketing. Comme si l’ex-PDG d’Apple s’était levé un matin en hurlant « Hé ! Si on faisait un ordinateur, mais beaucoup plus petit ! », avant de se congratuler et de se donner du « sacré p’tit gars, pourquoi n’y avais-tu pas pensé avant ? ». On oublie alors que, derrière cette innovation, dans l’ombre, ce sont le Progrès et la Science qui ont travaillé. Si la Science ne s’était jamais intéressée à l’infiniment petit, si Albert Fert (prix Nobel 2007) n’avait pas découvert la magnétorésistance géante, ou, plus loin encore, si Maxwell n’avait pas posé ses lois de l’électromagnétisme, l’iPhone n’aurait probablement pas existé sous sa forme actuelle.

Plus encore, la plupart des avancées technologiques sont autorisées par une meilleure compréhension des phénomènes physiques ou biologiques naturels, donc par définition existant avant qu’on les découvre. La notion de nouveauté n’a rien à voir là-dedans. L’invention de l’ouvre-boîte n’équivaut pas tout à fait à celle du cassoulet, même si l’un peut permettre l’utilisation de l’autre.

L’Innovation n’est pas le Progrès : l’Innovation, c’est une manière de profiter du Progrès en s’affranchissant de sa dimension morale. On ne cherche plus à aller de l’avant, mais plus haut, sans pour autant s’attarder à construire des garde-fous.

Replacing “progress” with “innovation” skirts the question of whether a novelty is an improvement: the world may not be getting better and better but our devices are getting newer and newer. (Jill Lepore) — Grâce au remplacement de l’idée de Progrès par celle d’Innovation, on ne se demande plus si une nouveauté implique une amélioration : nos appareils se perfectionnent, mais le monde ne devient pas forcément meilleur.

Le problème, c’est que l’Innovation asservit peu à peu le Progrès : comme elle ne peut pas exister seule, elle plie progressivement le Progrès à sa cause. Un chercheur évoquait avec nous, lors d’un cours (en marge de sa passion pure pour la recherche, l’« amour intellectuel de Dieu » défini par Spinoza) son ras-le-bol par rapport aux applications de ses travaux sur les nanotubes de carbone (certainement de nouveaux jouets technologiques futiles), tandis que, parallèlement, l’industrie de l’énergie et l’industrie automobile stagnaient dangereusement.

Pire encore, à l’orée de la COP21, on semble désormais tout miser sur l’Innovation et la notion sous-jacente de rupture (qui n’est qu’une partie de l’Innovation, mais celle qui est la plus souvent évoquée par ses théoriciens et défenseurs). Le problème du climat sera résolu contre le cours du temps lui-même ou ne le sera pas. On attend, non pas une évolution positive vers une meilleure gestion des énergies, mais une ou plusieurs technologies de rupture qui résoudront tous nos maux. Selon Jill Lepore, qui critique dans cet article la théorie de l’Innovation de rupture, le constat est même plus alarmant : le glissement du Progrès vers l’Innovation révèle une renonciation de l’Homme à s’améliorer. Si, au départ, l’accaparement du concept d’Innovation avait pour but de déshabiller le Progrès de toute considération morale négative (les horreurs perpétrées au XXe siècle « grâce » aux progrès scientifiques), il a aussi fini par en supprimer l’aspect positif (Enlightment, mot qui sert aussi de traduction anglaise aux Lumières, avec une notion de mouvement en plus, un apport de clarté). En voulant effacer le mauvais côté du Progrès, on a également balayé son objectif le plus noble.

En effet, si la notion d’Innovation, très neutre, est compatible avec le capitalisme dans sa décadence actuelle (individualisme, recherche absolue et indécente de bénéfices, etc), celle de Progrès l’est beaucoup moins. Pour Kant, celle-ci se traduit par le sacrifice du bonheur individuel immédiat pour une cause collective future. Si le sacrifice du bonheur individuel est tout à fait à l’ordre du jour, dans certaines boîtes de la Silicon Valley, par exemple, où il n’est pas rare de faire du travail l’unique objectif d’une vie, il y a par contre eu un raté dans le processus d’évolution puisque la cause collective future ne trouve plus ses défenseurs.

Les avancées morales sont généralement une conséquence non voulue ou, au mieux, une opportunité contextuelle des travaux d’une organisation. Par exemple, Internet est aujourd’hui assimilé au Progrès en ce qu’il offre à tous la connaissance (encore que cette affirmation mérite débat) ; cependant, il n’a pas été créé dans ce but. L’Encyclopédie, par contre, l’avait été. De même, si les migrants peuvent en ce moment communiquer avec leurs proches à l’aide de leur smartphone, il est peu probable que c’eut été là l’objectif de Steve Jobs lorsqu’il s’est emparé de sa petite fiche, de son micro-oreillette et de sa robe de gourou pour lancer son talk-show de présentation du smartphone.

Pour finir, on remarque que nos préoccupations étaient déjà exprimées au milieu du siècle précédent (en réalité Nietzsche commençait déjà, à la fin du XIXe siècle, à remettre en cause l’idée même de Progrès en tant qu’idéal universel) dans une chanson comme La complainte du Progrès, de Boris Vian, où, justement, le glissement sémantique n’avait pas encore opéré : il utilise sous le terme de progrès ce qu’on appellerait aujourd’hui innovation (un réfrigérateur, une cuisinière, un aérateur pour bouffer les odeurs).

À aucun moment il ne s’agit de diaboliser l’Innovation, louable sous bien des aspects (non évoqués dans cet article pour des raisons de partialité évidentes). Mais pour conclure de la même manière qu’Étienne Klein, il devient par contre urgent de redéfinir la notion de Progrès et que naissent des sémiologues du Progrès aussi talentueux qu’un Roland Barthes l’a été dans le domaine littéraire. Alors pourra-t-on peut-être enfin réfléchir, en lâchant des deux mains du guidon, à ce que nous réservons à notre avenir.

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