Il n'y a pas de hiérarchie à faire entre la guerre russo-géorgienne et la guerre en Irak. Mais parce que la première semble nous concerner davantage que la seconde (l'Europe joue un rôle diplomatique, notre président et notre ministre s'investissent) il ne faudrait pas oublier la seconde, qui a tendance à ne plus être qu'un bruit de fond médiatique. Parler de la guerre en Irak c'est ne pas l'oublier, pour ne pas oublier ses victimes, sa complexité et ses potentielles menaces sur la stabilité de toute la région.
La "guerre d'Irak II" -ce n'est pas un titre de film-, c'est celle de la "démocratisation par le changement de régime" et du pétrole moyen-oriental, puis celle du schisme entre sunnisme et chiisme, de la "résistance à l'occupation américaine", et enfin celle de la "guerre anti-terroriste" (anti-Al Qaida). Un même conflit mais des facettes multiples qui se croisent et se nourrissent mutuellement.
Cette complexité d'une guerre qui dure depuis 5 ans est traitée avec justesse par Anne Nivat dans son livre Bagdad zone rouge, paru début 2008 (Fayard). J'avais loué le courage de cette journaliste dans un précédent billet (à lire ici), je renouvelle aujourd'hui le message à la lecture de ce magnifique récit de guerre. Anne Nivat a eu le courage de se rendre en Irak en 2007, pour la quatrième fois depuis le début du conflit en 2003, sans être accréditée par l'armée américaine, sans être accompagnée, sans se faire protéger par des gardes du corps privés. Elle s'est appuyée sur des amis irakiens dont elle a su gagner la confiance depuis 2003. Elle s'est immergée dans leur quotidien. Sans vouloir faire d'étincelles, elle a fait un patient travail d'écoute. Au gré de ses déplacements, elle a recueilli des dizaines de témoignages d'Irakiens pris dans le piège étouffant de la guerre. Ici c'est une séduisante prof des Beaux-Arts, là un prêtre, puis des cadres de la chaîne de télé libanaise Alsumaria, populaire par ces programmes de divertissement empruntant à la "télé réalité". La rencontre avec une femme médecin non pratiquante dans le quartier chiite pratiquant Sadr City (à l'est de Bagdad) est une des plus belles de ce livre-témoignage.
On chemine ainsi dans le "pays réel", celui qui souffre, subit les violences des milices islamistes (sunnites ou chiites) et des "terroristes", les humiliations de l'armée américaine, le couvre-feu, l'absence de liberté. La guerre en Irak est une guerre d'occupation, une guerre civile, une guerre religieuse, une guerre anti-terroriste. Les Irakiens sont des Arabes musulmans, sunnites ou chiites, des Arabes chrétiens, des Kurdes musulmans ou chrétiens, des Turcomans aussi.
Ce pays tente de respirer malgré tous les dangers, Anne Nivat en prend le pouls. Elle ne rend pas la guerre "banale", comme la télévision et la radio françaises peuvent le faire au quotidien en se contentant d'égréner le nombre de victimes des "attentats", elle en mesure l'impact concret sur la population civile. Elle ne juge personne, ne prend pas position, elle présente des opinions, met en perspective sans tenter de donner son interprétation.
Quand elle parvient à entrer dans le quartier de Bagdad appelé "zone verte", siège de l'ambassade américaine et du Parlement irakien, coeur ultraprotégé des forces d'occupation, elle songe aussitôt à en sortir malgré le confort dont elle jouit à l'intérieur. La zone verte est un oasis d'habitudes occidentales ("il y a quinze parfums de glace" alors que la température extérieure est de 50°), un oasis politico-diplomatique et militaire... oui mais elle préfère la "zone rouge", là où rien n'est contrôlé. Anne Nivat se sent mieux proche des gens car elle fait de son métier un engagement humaniste. Son récit de guerre est profondément humaniste et optimiste, malgré tout.
Pour ne surtout pas oublier tout ce qu'est l'Irak aujourd'hui, visitez la zone rouge avec une femme hors pair qui fait honneur à sa profession.