Même si Arcachon n’a jamais été considéré comme une terre de rugby (ni en France ni ailleurs), avec sa baie paradisiaque et un peu huppée qui s’étend juste au sud de Bordeaux, sur la côte ouest, cette ville d’un peu plus de 10000 habitants possède quand même son propre club, le Rugby Club Bassin d’Arcachon (RCBA). Un club modeste, selon les critères français du moins. On y trouve l’habituelle piste d’athlétisme, une tribune et un club house. Dans l’enceinte du stade du bassin d’Arcachon [à La-Teste-de-Buch], il y a aussi une crêperie, un bar et un endroit pour les barbecues. En ce dimanche après-midi, la tribune est en pleine effervescence. Entre deux bouffées de gauloises, les spectateurs s’excitent et s’égosillent, faisant clapoter la bière dans leurs verres comme l’océan Atlantique tout proche. Ils connaissent tous par cœur l’hymne du club. Après la belle prestation des espoirs en lever de rideau, la fanfare se met en branle. Auch, le club visiteur, est lui aussi venu bien sûr avec son corps de tambours. D’après le classement et les pronostics, Auch devrait l’emporter haut la main. Mais cela ne se passe jamais vraiment comme on l’imagine en France. À la mi-temps, comme lors de la victoire de Saint-Jean-de-Luz sur Anglet une semaine plus tôt dans le même championnat, il y a du grabuge. Le public, tous camps confondus, est en ébullition et, dans ce cas, quelle que soit l’issue de la bagarre, c’est toujours l’arbitre qui a tort. Finalement, les outsiders locaux triomphent de leurs éminents visiteurs devant pas moins de 1000 personnes captivées, sous un doux soleil de printemps. Arcachon, qui joue en Nationale 2, le quatrième échelon du rugby français, est entraîné par Simon Mannix (un ancien joueur de Gloucester [dans le sud-ouest de l’Angleterre] et de Pau) et compte quinze joueurs professionnels dans ses rangs. Par comparaison, il faut bien dire que le rugby anglais apparaît mal en point, avec ses clubs d’élite durement touchés, sa deuxième division à peine opérationnelle et une coupe amateur au niveau catastrophique. Quand on voit cela, on comprend mieux pourquoi tant d’internationaux anglais ne cessent de tenter l’aventure de l’autre côté de la Manche, avec succès parfois.
L’Angleterre et la France ont beau n’être séparées que par 21 kilomètres, culturellement, politiquement et socialement, ce sont des mondes à part, avec des modes de vie très différents. Et cela se retrouve dans tout ce que ces pays édifient sur le plan sportif, en particulier dans le rugby. Vitalité. Ce que nous avons pu observer à Arcachon est typiquement français, et il ne serait pas réaliste de vouloir le reproduire à l’identique en Angleterre. Le problème du championnat d’Angleterre de rugby à XV (le Premiership), c’est que, à chaque fois que l’on suggère que le rugby anglais pourrait s’inspirer de ses cousins d’outre-Manche, la première réaction des supporteurs, des entraîneurs et des dirigeants est en général de dire que cela ne marcherait pas. En effet, trop de facteurs spécifiquement “français” joueraient un rôle important dans le succès de ce sport dans l’Hexagone : des considérations géographiques qui lui permettent de s’enorgueillir de ses petites localités, un penchant pour le beau jeu, ou encore son rapport étroit avec la bonne cuisine et le vin. Comparer le rugby anglais au rugby français, c’est un peu comme comparer de la craie avec l’une des 246 variétés de fromage chères à Charles de Gaulle. Mais ce serait se montrer très mal informé (par flemme, peut-être) que d’ignorer tout ce qui fait la vitalité du rugby national en France, sous prétexte que c’est “français” d’une manière mystérieuse et indéfinissable. Ce sont les considérations géographiques qui sont toujours le plus mises en avant dans les discussions sur les différences entre le rugby français et le rugby anglais. Si l’on ne peut nier la répartition géographique (ou l’absence de répartition) des clubs de rugby en France – très présents dans le Sud et plutôt rares dans le Nord –, c’est somme toute un faux problème. Ceux qui se contentent d’évoquer cet élément pour expliquer les succès français oublient souvent de parler du revers de la médaille, à savoir qu’une telle répartition géographique empêche le rugby français d’atteindre des sommets encore plus élevés. À peine un peu plus de 5 kilomètres séparent les stades de Biarritz, club de Pro D2 (deuxième division), et de Bayonne, qui joue en Top 14 (première division). Une telle situation n’est pas rare : elle se retrouve notamment dans l’agglomération de Toulouse et dans plusieurs départements du Sud-Ouest. Cela traduit une forte densité d’amateurs de rugby dans ces régions, mais, ramenée au nombre de clubs, cette densité se retrouve diluée. Imaginez par exemple quels seraient le nombre de supporters et le nombre moyen de spectateurs à Biarritz si Bayonne ne possédait pas son propre club ! Et le Stade toulousain… Imaginez quel mastodonte du rugby il serait s’il avait le monopole de ce sport dans sa ville, qui compte en banlieue deux autres clubs professionnels, Blagnac et Colomiers, ce dernier ayant été finaliste en 1999 de la Heineken Cup [l’actuelle Champions Cup, la coupe d’Europe des clubs, dont les trois dernières éditions ont été remportées par des clubs français]. De nombreux facteurs qui font la suprématie du rugby national dans l’Hexagone ne pourraient pas être transposés chez nous sans des changements culturels fondamentaux. Mais le rugby français recèle quelques pépites que l’on peut facilement dérober, comme l’a montré ma tournée de quinze jours. Mon voyage m’a conduit à Agen
Mon voyage m’a conduit à Agen, Bayonne, Anglet, Toulouse, Colomiers, Angoulême, La Rochelle et Arcachon, ainsi qu’à Saint-Sébastien, en Espagne, pour le match Bayonne-Pau. Il en ressort qu’il n’existe pas de grand concept que j’aurais pu rapporter, mais qu’il est possible d’effectuer tout un tas de petites modifications qui, mises bout à bout, pourraient faire passer le rugby anglais à la vitesse supérieure.
Dimanche après-midi. Nous avons déjà évoqué la première de ces modifications possibles : sur la côte atlantique française, dans le bassin d’Arcachon, le match du club de Nationale 2 s’est déroulé un dimanche après-midi, sans interférer avec ceux du Top 14 ou de Pro D2. Ainsi, le millier de spectateurs présents, plus les officiels, les joueurs et les bénévoles ont pu assister au match de Bordeaux en Top 14 la veille, ainsi qu’à toutes les rencontres de Pro D2 du jeudi ou du vendredi soir. En France, il est prévu qu’en deuxième division un seul match soit joué le jeudi, le match phare, et que les autres rencontres aient lieu le vendredi. Même chose en première division, mais le dimanche à 21 heures pour la rencontre phare, tandis que les autres matchs sont échelonnés le samedi. Quant aux rencontres de niveau amateur, elles se déroulent le dimanche.
L’organisation de matchs de jeunes en lever de rideau des rencontres est une autre bonne idée. Pourquoi ne pourrait-on pas s’en inspirer pour les équipes de jeunes du championnat anglais de rugby?
Sandwich aux merguez. La nourriture et la boisson étant des éléments sacrés de la culture française, cela n’a aucune chance d’être transposé tel quel en Angleterre, mais il y a tout de même quelques enseignements à tirer dans ce domaine. À La Rochelle, il est possible de déguster six huîtres et un verre de vin dans le stade Marcel-Deflandre pour le prix dérisoire de 11 euros, alors qu’en Premiership, avec à peu près la même somme, on a du mal à se payer une petite tarte et une pinte de bière… Si les tarifs pratiqués dans les stades de rugby anglais sont si élevés, c’est souvent parce que la restauration est confiée à des opérateurs extérieurs qui font payer leurs services (médiocres) au prix fort. En France, cette manière de procéder n’existe pas, sauf peut-être au Paris La Défense Arena, digne de Space Jam, du Racing 92. À Angoulême, club de Pro D2, l’offre de restauration se résumait par exemple à un simple sandwich aux merguez et à des frites. Le tout nous a coûté, à mes compagnons et moi, environ 20 livres sterling [23 euros] avec un pichet de bière. C’est la simplicité de ce repas (et donc son bon rapport qualité-prix) qui en fait le charme; il était préparé par des membres du club, qui s’occupaient du barbecue comme dans une fête de village anglaise. Et les gens étaient preneurs. Les espaces de restauration dans les stades sont presque toujours des endroits agréables, ce qui incite à arriver tôt pour manger un morceau et boire un verre avec ses amis avant le début du match.
Les clubs de rugby sont des lieux de rencontre pour les gens du coin. Leurs dirigeants s’attachent à trouver des sponsors sur place, et les entreprises qui donnent de l’argent pour soutenir les équipes locales sont fières de le faire. Bien que le Top 14 compte un bon nombre de sugar daddies, même à ce niveau, il existe un lien tangible entre les clubs et les entreprises de la ville ou de l’agglomération. En France, le sentiment de fierté locale est très prononcé, et cela l’Angleterre ne peut pas le reproduire d’un simple claquement de doigts. Le légendaire esprit de clocher n’est pas un mythe : c’est parce que c’est le club de leur ville que les citoyens soutiennent leur équipe de rugby.
Par ailleurs, il convient de souligner le décloisonnement qui existe entre joueurs et journalistes, ainsi qu’avec les supporteurs. À Castres, la réception d’après-match pour les joueurs et les officiels a lieu sous un chapiteau dans l’enceinte du stade, avec un buffet et du vin à disposition. Un DJ s’occupe de l’animation musicale. Environ deux heures après le coup de sifflet final, on peut assister à quelque chose d’incroyable : les supporteurs sont accueillis sous le chapiteau pour analyser et disséquer le match avec leurs joueurs et entraîneurs préférés. L’atmosphère est bon enfant, un univers bien différent de celui des passionnés du ballon ovale en Angleterre.
Paradoxalement, dans un pays qui compte quatre divisions professionnelles [ou semi-professionnelles pour les deux dernières], l’esprit amateur est encore vivace, peut-être pas autant qu’autrefois, mais il ne vacille pas. Pas étonnant donc qu’Arcachon et sa crêperie conservent un attrait certain. Entré qu’il est dans l’ère de l’ultraprofessionnalisme, le championnat de rugby anglais semble avoir perdu un peu de tout cela.
Source : https://www.courrierinternational.com/article/reportage-pourquoi-le-rugby-francais-est-un-tel-succes-populaire-et-sportif