Django Reinhardt est un CRS
Mon nom, c’est Marc-Antoine, j’ai 43 ans. Je touche l’AAH, 800 euros et des brouettes. Je suis dépendant à l’uniforme de flic. Rien de sexuel, non. Seulement un besoin de contact de temps en temps.
Y’a aussi Patricia. Il se passe des choses entre nous, je crois. Le problème, c’est que je peux pas la voir facilement. Elle travaille en face du café le Rond-point, dans une boutique de sous-vêtements. Dur de tenter une approche. Faut le bon prétexte. Pour l’instant j’en ai trois, mais ils ne sont pas bons : « ce soutien-gorge est pour ma soeur », « cette nuisette est pour ma mère », « cette culotte est pour une amie »…
Je vais pas la voir. Plus simple.
Patricia, la première fois où je l’ai vu, elle sentait bon la rose. Je pourrais dire, la première fois où je l’ai senti. Derrière les notes de rose arrivait une légère odeur de transpiration. C’est l’équilibre entre les deux qui m’a fait relever la tête. Quand elle marchait, son odeur faisait des fffff et des chhhh. C’est pour ça que j’ai ouvert les yeux. Je l’ai senti et je l’ai vu. Les deux allaient bien ensemble. Elle portait une jupe bleue (c’est le seul souvenir qu’il me reste de sa tenue de ce jour-là).
Je l’ai regardé autant que je l’ai senti. Elle m’a regardé aussi et je peux pas dire ce que ça m’a fait. Quelque chose en elle a tiré quelque chose en moi. Elle me lançait un appel. J’ai voulu sourire, mais comme je ne sais pas faire ça, j’ai fait une grimace qui voulait dire : j’ai entendu cet appel et je vais y répondre. Elle a fait un léger signe de la main et a continué son chemin.
Il m’a fallut du temps pour savoir où je me trouvais. J’avais oublié le Rond-point, la luminosité, la tasse vide sur la table grise et brillante, le pigeon qui picorait les miettes de mon pain au chocolat, la musique (du piano, il me semble), le couple à la table d’à coté, le siamois ventre offert au soleil sur le muret.
J’avais oublié la ville et je ne savais plus mon nom.
Il m’avait fallu du temps pour comprendre que Patricia était la nouvelle vendeuse de la boutique de sous-vêtements en face du café.
Je viens au Rond-point tous les matins de huit à dix, sauf le mercredi, jour de mon rendez-vous avec mes dealeurs de l’hôpital de jour. On discute un peu et je repars avec mon traitement pour la semaine. Si je viens pas, je risque de retourner à l’HP. J’veux pas.
Le regard de Patricia, il me suit partout. Je ne sais pas, il me fait du bien. Il y a son regard qui est sous ma peau et il y a aussi l’autre, le vrai, celui qu’elle me fait quand elle vient boire son café le matin. Parfois elle lance un « Salut Marc » et ça me fait tout drôle. J’ai l’impression qu’elle veut me dire plus, qu’elle aimerait s’arrêter pour que nos solitudes se côtoient un peu. Mais elle ne s’arrête pas et je reste seul, son sourire à l’intérieur. Moi aussi je lui dis « Salut », mais pas sûr qu’elle l’entende. Je vois que plus le temps passe, plus mon salut il a un goût de miel dans ma bouche.
J’ai bandé.
C’était la semaine dernière. Ça peut paraître con, mais avec les cachetons que je prends, je peux dire que c’est un événement notable. Je buvais mon café, Patricia est passée, et, pour la première fois, elle m’a touché l’épaule.
J’ai bandé.
Pas tout de suite quand elle m’a touché, non, quelques secondes plus tard. C’est la première fois que je ressentais un tel truc. Je veux dire par là que ce n’était pas simplement un désir charnel pour Patricia, mais aussi (et surtout) un plaisir de retrouver des sensations dans mon corps. Des fourmillements et tout.
Dans ma tête, ça tourne pour savoir comment lui adresser la parole. Les mots restent là, dans le froid. Sûr, je ne peux pas lui dire « Patricia, j’ai bandé quand vous m’avez touché l’épaule », ou alors « J’ai vos sourires qui traînent dans la paume de mes mains ».
Je lui dis rien, du coup.
Je ne dis rien à personne. Si, à l’hôpital de jour, mais ce n’est pas pareil. Les gens là-bas, ils sont payés pour me parler. Dans la rue, je les croiserais, ils ne me parleraient pas. Ce n’est pas un reproche. Moi non plus je ne parle à personne, surtout dans la rue.
Je vois la psychologue une demie-heure le mercredi. Moi je la trouve un peu jeune pour faire ce boulot, mais bon, il faut bien commencer un jour, non ? Alors je me dis que je suis son cobaye et que grâce à moi elle va apprendre des choses.
Des fois, je vois qu’elle a envie d’être ailleurs. Je le vois à sa façon de déboucher et boucher son stylo. Moi aussi des fois j’ai envie d’être autre part, dans un autre lieu. Moi le silence ça ne me fait pas peur. Elle, j’ai l’impression que si.
Une fois elle m’a demandé : « C’est quoi pour vous être fort ? »
Pourquoi cette question ? Qu’est-ce que je lui ai dit avant ? Je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que la question s’est tout de suite logée en moi et m’a obligé à faire une sorte de retournement, à passer de pourquoi être fort à c’est quoi être fort ?
Petit, j’étais le plus fort. Un genre de super héros. Je voulais sauver le monde. Finalement, j’ai cassé des gueules et des bagnoles. Il fallait toujours que je fasse plus que les autres, surtout de lui, mon grand frère. Je me suis rapidement rendu compte que sous ses airs de balèze il n’y avait pas grand-chose. J’ai eu honte une fois. Il n’a jamais su. Avec sa copine, ils se pelotaient dans un parc. Moi, je les regardais, pour savoir. Puis rapidement, trois gars et une nana sont arrivés et se sont mis autour d’eux. Je n’entendais pas ce qu’ils disaient, mais sûr, ils se foutaient de la gueule de mon frère. Lui, baissait la tête. Un des mecs s’est rapprochait de sa copine et a passé une main dans ses cheveux. La fille l’a repoussé sèchement et a essayé de se relever, mais le mec l’a forcé à se rasseoir. Les autres rigolaient. Mon frère regardait par terre. Il scrutait ses pieds posés sur le sol de la ville. Il ne bronchait pas, même quand sa copine s’est mise à crier et à se débattre. Ils auraient pu la violer devant lui…
Heureusement, j’avais des pétards et un pistolet à bille coincé dans la ceinture. Alors pour commencer, j’ai balancé deux Mammouths. Tout le monde a sursauté, sauf mon frère. Puis j’ai visé les têtes avec mon flingue, les unes après les autres. Très vite, sans en rater aucune. Celui qui touchait la copine de mon frère a eu droit à plusieurs billes. Les quatre se sont enfuis pendant que je vidais mon chargeur dans leur dos.
La copine de mon frère commença à partir, puis elle revint sur ses pas, se planta devant mon frère, le tapa sur la tête, dans le dos tout en pleurant et en lui gueulant des trucs.
Pas de réaction. Elle partit. Tremblante. Furieuse. Lui, restait planté et moi, je visais son front. La bille s’élança à 90 mètres seconde et l’impact ne changea rien à l’affaire.
Depuis ce jour, mon frère se plonge dans les études et les livres. Aujourd’hui il est professeur de littérature je-ne-sais-plus quoi en Australie.
C’est quoi être fort ?
À quinze ans, j’ai rejoint un groupe d’Ultra. J’aimais pas le foot, mais me mettre sur la gueule contre d’autres, si. On se réunissait dans une cave qui sentait la bière et la transpiration. Pour montrer ma motivation, j’ai dû descendre un litre de vodka, sans vomir et ensuite aller péter le pare-brise d’une voiture de flics sans me faire chopper. C’est ce que j’ai fait et je m’en suis pas mal sorti.
La semaine suivante j’ai eu droit d’aller avec eux se battre contre les mecs de l’équipe adverse. Des gars comme nous, saturés d’houblon et prêts à s’envoyer des beignes, mais en même temps pas comme nous, parce que d’une autre ville, d’une autre équipe. Mais je m’en foutais royalement, mes poings voulaient simplement entrer en contact avec des corps.
Ce soir-là, aux abords du stade, le corps chaud, la gorge en feu à cause des cris, le sang plein de malt, le groupe était un. Nous marchions ensemble vers l’ouest. Je refusais batte et barre de fer. J’avais mes poings. Je ne pensais à rien. Nous étions un. Les autres autour de moi, c’étaient moi. J’avançais, muscles tendus, dents serrées. Encore deux rues avant que l’énergie accumulée puisse se déverser et se répandre sur le bitume.
Des cris, trois canettes, puis le square, enfin, celui de derrière le stade. Mais il était désert, silencieux. Trop. La nuit tombait, seule. La tension augmenta d’un cran dans notre corps. « Allez les tarlouzes, montrez votre petit cul qu’on s’en occupe ! »
Toujours rien.
Puis, sans qu’on ait le temps de gueuler « bande de fils de putes », des bouteilles de bière s’éclatèrent sur nous. J’ai aperçu un gars de l’autre bande. J’ai foncé tout droit en guelant « par ici ! » de tout mon souffle. Il ne s’est pas retourné, il m’a rejoint, puis les autres derrière lui, puis les autres derrière moi. Corps à corps. Simple. Du sang, de la salive. Je donnais autant que je recevais. Je naissais et mourais en même temps. J’étais là, sur cette terre, dans ce pays, dans cette ville, dans ce square. Rien ne pouvait m’arrêter. J’étais le cosmos. J’étais eux et nous en même temps.
Puis d’autres hommes sont arrivés, d’autres corps, d’autres odeurs. Des casques, des matraques, des flash ball, des bombes lacrymogènes et tout. Sans réfléchir, j’ai fonçais dans le tas, mais je n’ai pas eu le temps de tomber sur l’un d’eux que je me suis retrouvé plaqué au sol par trois CRS qui m’arrosaient sévères de coups de pieds et de matraques. Je ne sentais rien, j’entendais au loin l’impact de leurs bottes dans mon ventre et leur « tu vas te calmer bordel ! ». Trois potes ont chargé et moi je me suis faufilé plus loin pour retourner me battre. Je ne voyais pas mon sang sur ma tête, mon tee-shirt déchiré, ni ma main gauche qui pendouillait au bout de mon bras. J’allais foncer sur un mec en train de s’échapper, quand un CRS m’attrapa au vol et tout en douceur – c’est la sensation qu’il me reste aujourd’hui – il me plaqua dans l’herbe. Il repoussa deux collègues à lui prêts à se dégourdir les jambes. Le CRS au-dessus de moi me tenait fermement, mais je sentais qu’il n’était pas contre moi. Il accueillait ma violence sans chercher à l’étouffer. Il semblait utiliser ma propre énergie pour me bloquer dans l’herbe. Je ne le voyais pas, il répétait seulement « Calme-toi, ça va aller, tu as besoin de soins, allez, calme-toi ». Comme il était étendu sur moi, je sentais le rythme de sa respiration. Il était lent et régulier. Impossible de savoir combien de temps dura ce moment. Mille ans peut-être. Je ne voyais que la plaque du square sous le lampadaire qui venait de s’allumer : Square Django Reinhardt, guitariste de jazz, 23 janvier 1910 – 16 mai 1953.
Je crois bien m’être endormi dans les bras de ce flic.
Un an après, je l’avais complètement oublié. Il est revenu le jour où je suis passé du côté du silence.
Soirée classique. Alcool, bagarre, et ce soir-là, vole d’une R1. Encore une fois, j’impressionnais par ma détermination à dépasser les limites. Ils leur suffisaient de dire « que d’la gueule » et je fonçais. Être fort. En avoir. Maria, une des nana du groupe me tournait autour. J’étais le plus jeune, mais j’en imposais. Après quelques allers-retours sur le parking, Maria est montée derrière moi sur la Yamaha. On traversa la ville dans tous les sens, sans casque, la gueule au vent. Parfois, elle me tenait les couilles. J’en avais. On fonçait, elle s’agrippait, elle riait. À la façon qu’elle avait de me tenir, je savais comment la soirée allait finir.
Je me trompais. Une voiture sortie de nulle part.
Le ciel nous absorba. C’était notre septième à nous. Je l’imaginais autrement. Maria ne m’agrippait plus et son rire n’était plus qu’un écho. Elle ne tenait plus mes couilles. Elle devait être ma première fois.
Nous étions deux corps envoyés en l’air. Deux corps précipités dans le silence. Elle dans celui de la mort, son corps s’écrasa contre un horodateur, le mien dans celui d’un entre deux. Entre une inspiration et une expiration, entre le jour et la nuit, entre deux secondes. Ma chute dura longtemps. Je ne comprends toujours pas, mais c’est le corps du CRS Django Reinhardt qui me réceptionna. Il me porta, pansa mes plaies et me berça jusqu’à ce que je respire à nouveau.
Dans ses bras je redevenais un bébé qui a besoin d’un autre pour sentir les limites de son corps.
Pendant dix ans après l’accident, le silence me mura à l’intérieur de moi. Même dans ma tête, c’était le calme plat. Toute parole aurait provoqué ma dislocation. Tout au fond, je cherchais le contact du CRS Django Reinhardt. Alors une fois par semaine, je me rendais à des manifs, n’importe lesquelles, tant qu’il y avait des flics.
J’ai vu l’évolution de leurs techniques et de leur matériel. J’ai vu la nuit dans les yeux de certains et beaucoup de confusion dans les gestes des autres.
Parfois, je restais là, sans crier, sans contester quoi que ce soit. Seulement je me trouvais là. Sans bouger. Après « Obéissance à la loi, dispersez-vous », puis « Première sommation, on va faire usage de la force » et encore « Deuxième sommation, on va faire usage de la force », ça tombait. Le « on » passait à l’action. Il arrivait qu’il n’y ait pas de sommation, pas de fumé rouge pour prévenir la charge.
J’ai connu les grenades offensives, aujourd’hui interdite, la OF-F1, celle bourrée de TNT. Les autres aussi, la GLI F4 surtout, celle pour faire peur, mais celle qui fait mal, aux oreilles et tout. Aux mains parfois.
J’ai absorbé du gaz lacrymogène en grande quantité. Je ne m’habitue pas. J’ai entendu dans une manif que l’usage de ces gaz est interdit en temps de guerre. Pas dans les rues de la ville.
J’étais assis sans d’autre provocation que de rester là. Peut-être que l’immobilité et le silence est une provocation encore plus grande que l’usage de la force ? Je n’en sais rien.
Moi, ce que j’attendais, c’était la charge. Le moment du corps à corps. Le moment où ils m’attrapaient. Ils se mettaient à quatre pour me traîner sur le goudron. Quand ils le faisaient dans la rage – celle de ne pas être écouté et entendu dans leurs sommations – mon inertie était à la hauteur de leur violence.
Il arrivait qu’un homme suffise à m’embarquer. Je ne bougeais pas plus pourtant, je ne l’aidais pas. Mais je ne sais pas, dans ses gestes, dans sa façon de me saisir, je sentais qu’il se savait être un homme comme moi – un être humain – avant d’être un CRS. Un homme conscient de sa fragilité. Je pouvais sentir dans leur manière de me saisir s’ils étaient conscients ou non de leur fonction et de leur place dans la société. Je pouvais observer et ressentir cela de là où je me trouvais.
Je cherche Django. Je me rends dans tout le pays pour le trouver. Mais ce que je trouve, c’est beaucoup de dents serrées et de coups qui arrivent très vite. À se demander s’ils ne sont pas formés à mordre.
Au Rond-point, j’y vais tous les matins. Souvent je vois Patricia et on se salue. J’interprète ses sourires, ses silences aussi. Il arrive que l’on se fasse la bise.
Ce soir, concert au café. Veille de consultation à l’hôpital de jour. Besoin de corps qui font limite. Pas de manifs intéressantes depuis un mois. Les musiciens s’installent. Le côté où je suis me happe. Je tombe dans un gouffre. J’ai besoin de parler à une personne qui n’est pas payée pour parler avec moi. Mais les mots s’échappent par les pores de ma peau, un à un. Ne reste que ma solitude.
Je commande une pinte brune et épaisse. Ça faisait longtemps. Jacques le sent. Il hésite à me servir. Il veut dire quelque chose mais se retient. Pourquoi me dire non ? Je suis adulte. J’ai droit à ma chute. Il finit par me servir, à reculons, lentement. Pour me laisser le temps de changer d’avis.
Les bulles se remontent dans le verre. Dans quelques secondes, elles se remonteront en moi. Il n’y aura plus deux mondes, mais un seul. Ou alors mille. Chacune des bulles est un monde qui naît et qui meure. Je suis la solitude et Patricia n’est pas là.
Ma main gauche tient le verre toujours posé sur la table. Les musiciens s’accordent. Patricia lance un appel de moi. J’imagine. Je le sens pourtant. Mes rêves sont des bulles qui se remontent. Patricia, je l’espère. Je ne la connais pas. Je croyais qu’elle m’appelait du dedans d’elle.
Quand je ne la voit pas depuis longtemps au café, je passe, l’air de rien, devant la boutique où elle travaille. De moi, sort un appel d’elle silencieux. Il arrive que ses sourires soient une invitation à franchir le pas de la porte. Mais je lui fais un signe de la main et je passe. Il arrive que certains matins je doive bricoler les fondations du monde. Quelque chose chez Patricia m’invite à trouver les bons gestes.
Moi, je voulais que nous – elle et moi – fassions un monde ensemble. Mais ce matin, je l’ai vu marcher au bras d’un homme. Elle posait sa tête sur son épaule.
Mes rêves-bulles éclatent les uns après les autres. Il m’en faut des nouveaux.
La même expression se lit sur le visage de Jacques quand je lui demande une autre bière.
Les musiciens sont des gamins. Ils sont deux. Enfin, il et elle sont deux. La fille est assise sur une chaise en osier, une guitare sur ses cuisses. Le garçon est debout, droit, un violon à la main. Il et elle ne sont pas beau et belle. Il et elle ont une gueule. Une gueule à apparaître dans un film de Kusturica. Il et elle ont de la peau et des cheveux. Il et elle semblent vouloir dire quelque chose, mais le bruit que font les rêves-bulles qui éclatent est assourdissant. La fille parle, mais je ne l’entends pas. Sa bouche bouge. Des autres il et des autres elle sourient. Des sourires tout doux quoi, un peu comme ceux de Patricia. Des sourires qui me donnent envie d’entendre le son de la voix de la fille. Trop de bulles dans le verre trop proche. Boire les rêves-bulles, pour ne plus les entendre. Je pose mes lèvres sur le rebord du verre. Ça explose à la frontière de ma bouche. J’allais boire quand me vient de loin le son de la voix de la fille. Ce qu’elle dit, ou ce que je crois qu’elle dit me fait reposer mon verre sur le comptoir : « Django Reinhardt… ». Elle parle encore, je ne l’entends plus. Mon verre, je le passe à Jacques et lui demande de le vider dans l’évier. On dirait un gosse. Lui aussi il a une gueule. Une gueule d’homme qui sait qu’il va mourir, mais qui est quand même capable de sourire et de servir de la bière et finalement de le vider dans l’évier.
La fille ne parle plus, elle est penchée sur sa guitare, ses doigts filent sur les cordes. Patricia revient au-dedans de moi. Je me tourne vers Jacques et lui demande « C’est qui Django Reinhardt ? ». Il me répond que c’est un guitariste de jazz, que c’est lui qui a écrit les morceaux qui vont être joué ce soir. Il me dit qu’il avait des doigts qui ne fonctionnaient plus, suite à un incendie et que ce n’est pas pratique pour un guitariste. Il me dit aussi que Dieu aurait béni ses huit autres doigts pour s’excuser de la gène occasionné suite au feu dans la caravane des Reinhardt. « Moi je croyais que Django Reinhardt c’était un CRS », « Tu aimes ? », « Oui, on dirait des sourires », « Ouais des sourires, je vois bien ».
Je me tourne vers elle, vers lui et le monde autour de moi se dissipe. Plus de comptoir, plus de tabourets, plus de Jacques, plus d’elle, plus de lui. Restent la musique et une rivière. L’eau est translucide, les pierres sont blanches, le soleil est fragile et le ciel est à portée de main.
La rivière est large et elle semble venir de loin. Elle serpente. Un héron passe. La musique continue de sourire au rythme de l’eau qui coule. J’entends les galets qui s’entrechoquent et roulent dans le courant. Allongé, nu, je me laisse porter. Django Reinhardt n’est pas un CRS et tous les CRS ne sont pas Django Reinhardt. Je suis un galet qui roule dans le courant. La musique est le courant. Je suis le sourire de Patricia. Je suis la guitare de Django Reinhardt. Je suis une matraque et je frappe pour marquer la limite entre les nuits et les jours.
Le courant cesse. Je n’ai plus pied. L’eau recouvre et l’eau est translucide. Je ne respire pas sous l’eau, je suis l’eau. La rivière est un liquide amniotique intemporel.
Du fond de cette rivière, j’appelle Patricia. Les galets me répondent. Cette réponse est un écho, un écho de mon propre appel. J’entends que mon silence est un cri et que ma solitude n’a pas de nom. J’entends la voix de la psychologue et elle me demande « C’est quoi être fort ? ».
Ma réponse à moi sont des larmes, salées comme la rivière amniotique, comme la transpiration des CRS quand ils me saisissent, salées comme ma solitude.
Dans cette eau translucide où le ciel n’est plus à porté de main, je comprends que mon appel de Patricia n’est pas un appel d’elle. Ce n’est pas un appel de quelqu’un d’autre, mais d’autre chose. Et cet autre chose, je ne sais pas, je sens que c’est sous ma peau, dans mon coeur, dans mes sourires qui ne viennent pas. Je sens que je dois voler la guitare de Django Reinhardt et faire quelque chose de mes silences.
L’eau n’est plus et tout revient, le comptoir, Jacques, le monde, le tabouret sur lequel je suis assis. Il et elle jouent et elle dit « Minor Swing ». Je ne pense pas à Patricia, si, à mes sourires pour elle. Puis un brouhaha. Pas celui du dedans de ma tête, non, celui bien réel qui annonce des corps à corps. Dehors des chaises et des tables volent. La ville crie. Il et elle continuent de jouer. Je me lève. La rue est pleine de jaune et de noir. Des pancartes en tout genre sont tendues vers le ciel. Je fonce vers le CRS Django Reinhardt. Sûr de le trouver ce soir. L’air est chargé en gaz lacrymogène. La ville crie et la ville est belle. Aucune idée de pourquoi elle s’embrase comme ça un samedi soir. Le rond-point face au café est bondé, ça court dans tous les sens et ça se réfugie où ça peut. Il et elle jouent.
Jacques essaye de me tirer à l’intérieur, mais je le repousse. Dans la foule, je vois Patricia en jaune, un CRS la tire par le col. Je cours, saute et tombe sur l’homme en bleu qui lâche Patricia. Elle se relève et me sourit quand elle voit que c’est moi. C’est doux comme un galet qui roule dans le courant. Je serre le CRS dans mes bras comme j’aimerais être serré. Mon sourire pour Patricia vient de loin.
Comme je tiens un représentant des forces de l’ordre dans mes bras, les coups ne tardent pas. Patricia essaye de les retenir, Jacques aussi, mais ils sont repoussés. Je continue de serrer le CRS. Coups de matraque sur la tête, dans le dos, les jambes. On m’attrape au cou. On tire. Je suis au sol. Il et elle ne jouent plus. Je vois des pieds. Je suis au sol. Des coups encore. Ma transpiration est salée, le sang se mélange aux larmes. Je pleure du sang et Patricia, je la vois crier pour qu’ils me lâchent. Je vois Patricia et je me demande « C’est quoi être fort ? ».