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Billet de blog 26 déc. 2016

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Istanbul : Le jour d'après

Pascal Piedfort est Consultant Marketing. Basé à Istanbul de 2004 à 2014, il y retourne ponctuellement au grè de ses déplacements professionnels. Il nous livre ici à chaud ses premières impressions suite au coup d'état manqué qui a ensanglanté la capitale turque.

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Illustration 1

Pascal Piedfort est Consultant Marketing. Basé à Istanbul de 2004 à 2014, il y retourne ponctuellement au grè de ses déplacements professionnels. Il nous livre ici à chaud ses premières impressions suite au coup d'état manqué qui a ensanglanté la capitale turque.

Les jours d'après : Istanbul depuis le lendemain des émeutes de Gezi jusqu'à celui de l'après coup d'état avorté du 15 juillet

Il y a trois ans, au mois de mai, un matin, je remontais vers la place Taksim, le cœur symbolique d'Istanbul. Le ciel était lourd et gris, l'air humide et un peu de pluie était tombée. Elle faisait ressortir les émanations du gaz lacrymogène qui avait été utilisé massivement contre les manifestants dans la nuit. Les rues étaient devenues un champ de bataille, et la place , ce matin là, était quasiment vide, encerclée de barricades de pavés et d'objets divers. Des véhicules de police, renversés , calcinés témoignaient de la violence de l'affrontement . Peu de temps après, Taksim et le parc de Gezi seraient occupés pour un ou deux mois par tout ce que la gauche Turque compte de micro-associations, et les communistes annonceraient le grand soir juchés sur un camion.

Ce soir, le 16 juillet, c'est un imam qui transforme Taksim en mosquée à ciel ouvert. Le coup d'état a échoué et la prière du religieux installé sur le toit d'une camionnette allie Allah au nom d'Erdoğan ( prononcez erdohanne ). C'est lui qui est sorti vainqueur absolu de la confrontation. Et il va pouvoir utiliser ce triomphe pour sans doute achever son projet de dictature démocratiquement acceptée, avec lui en nouveau sultan. En trois ans, celui dont le pouvoir semblait usé et vacillant face a la jeunesse éduquée du pays a totalement renversé la situation.

© Pascal Piedfort

Pour revenir brièvement sur le fil des événements depuis vendredi, vers 22 h le 15 juillet, les téléphones commencent à recevoir des messages signalant des déploiements de troupes, le rappel des ambulances à Ankara ainsi que la fermeture de l'aéroport international d'Ataturk. Des blindés s'installent sur un des ponts reliant l'Europe a l'Asie. Des détachements sont signalés un peu partout à Ankara et Istanbul.

A minuit, TRT , la télévision nationale qui ne montrait plus depuis deux heures que le même bulletin météo en boucle diffuse  un communiqué, prétendument de l'état -major, annonçant que celui-ci prenait le contrôle du pays.

30 minutes plus tard, Erdogan qui avait disparu laissant place aux rumeurs les plus folles intervient par l'intermédiaire d'un téléphone portable sur CNN Turk, une chaîne d'information privée, et appelle ses partisans à descendre dans la rue et à aller vers les putschistes pour les submerger par leur nombre.

En même temps il apparaît de plus en plus clairement que c'est une toute petite partie de l'armée qui s'est lancée dans l'aventure. 

© Pascal Piedfort

Les troupes déployées sont peu nombreuses et totalement incapables de s'imposer face à une marée humaine. Surtout ce sont des soldats jeunes, et en les voyant à l'image , puisque les chaînes d'information privées continuent d'émettre,  il est très clair qu'ils n'auront pas la force de tirer sur la foule. Il n'y aura que sur le pont où ils ouvriront le feu sur des civils. Les autres combats a priori opposeront la police ( intégralement fidèle au pouvoir et dotée d'un arsenal militaire conséquent ) aux putschistes.

La messe ( si je puis me permettre l'expression, vu le contexte ) était dite. La nuit sera ponctuée de l'écho des tirs d'armes automatiques et du passage du mur du son au dessus de la ville par plusieurs F16, faisant croire à beaucoup d'habitants à des bombardements. À Ankara. Deux bombes seront lancées sur le parlement sans l'anéantir pour autant, mais tuant 16 personnes.

Les putschistes ont rapidement donné l'impression d'être en retard d'un putsch. Ils n'ont pas fermé internet, ni les réseaux sociaux permettant la diffusion rapide des consignes d'Erdogan. Ils n'ont pris au début de l'action que le contrôle de la télévision nationale, oubliant les chaînes privées , déterminantes comme nous l'avons souligné dans la riposte du pouvoir.

Et de surcroît, toute la nuit , les haut-parleurs des mosquées ont diffusé en alternance des prières et la voix du Président Turc, retrouvant ce mélange de foi et de politique qui est la marque  historique de celui-ci. Maire d'Istanbul avec le parti Refah, un parti islamiste arrivé au pouvoir mais sans majorité absolue en 1997, ce fils de Kasımpaşa, un quartier populaire d'Istanbul un peu comparable à La Courneuve mais sans le multiculturalisme, reprendra dans un discours un poème Turc célèbre :

"Les mosquées seront nos casernes,

leurs coupoles nos casques

et leurs minarets nos baïonnettes"

Pour l'avoir cité, il sera destitué et ira en prison. C'est pendant sa détention que naîtra l'idée de l'AKP, un parti qui s'est présenté initialement comme avant tout démocrate et musulman seulement parce que la majorité de la population l'était. Et de renvoyer à la Démocratie Chrétienne italienne, a la CDU allemande etc...et il est vrai qu'après sa victoire en 2003, après que l'ensemble de la classe politique turque soit sortie décrédibilisée d'une crise bancaire massive, le parti a  commencé par donner des gages de libéralisme, prétendant vouloir entrer dans la communauté européenne.

Mais c'était un leurre. L'unique objectif de cette posture initiale était d'obliger l'armée à abandonner progressivement son rôle de direction du pays, qui était inscrit dans la constitution issue du coup d'état, réussi celui-là, de 1980 par l'intermédiaire du Haut Conseil de la République. Cet organisme non élu mais qui comprenait essentiellement des militaires avait un droit de regard sur les décisions du gouvernement et les lois votées au parlement.  C'est ce Haut Conseil qui avait en 1997 fait chuter le gouvernement Refah , puis interdit le parti et destitué ses députés pour les mettre en prison quelques mois. Chef de l'AKP nouvellement créé après cet échec, Erdogan a construit le nouveau parti et son discours en cherchant à éviter dans un premier temps de donner prise à une quelconque intervention du Haut Conseil.

L'argument d'Erdogan a été de mettre en avant que l'Union Européenne ne pouvait accepter ce système proprement fasciste. Et l'armée, au fur et à mesure que les négociations avec l'UE avançaient, a renoncé à ses prérogatives.

En 2007, une partie importante des forces militaires a voulu créer une situation de tension, comparable à ce que nous avons vu en Égypte préalablement au renversement du gouvernement des Frères Musulmans. Plusieurs manifestations importantes étaient censées montrer la défiance du peuple a l'égard du régime. Mais Erdogan a contrattaqué en provoquant des élections anticipées et en appelant ses partisans à des contre manifestations, où des foules considérables se sont rassemblées. Les élections lui donnent une majorité écrasante à l'assemblée .

C'est après ce tournant de 2007 que, mieux assuré de son pouvoir, il lance une première purge au sein de l'armée. Il trouvera pour cette besogne l'appui de son allié de l'époque , Fethullah Gülen.

Pour présenter ce dernier en quelques mots, c'est un prédicateur Turc qui s'est installé aux États Unis depuis les années 80 . Ses liens  avec  le gouvernement américain ne sont pas clairs. Mais ils correspondent au moment où les USA voulaient utiliser l'islam pour contrer les communistes au Moyen-Orient et en Asie centrale. 

Fethullah Gülen

Le Cemaat, l'organisation de Gülen, va proposer un islam politique censé promouvoir la modernité et la performance économique. Très rapidement, il va constituer un empire dans les médias ( journaux et chaînes de télévision en Turquie ) et l'éducation. L'objectif avoué est de constituer une élite capable de guider le peuple et de s'infiltrer dans la haute administration, avec comme cibles principales la justice, la police et les services secrets. Parallèlement se développe un réseau d'entrepreneurs issus ou proches de l'organisation qui lui servent de bras armé sur le plan économique.

Cette organisation va se mettre au service de l'AKP et l'aider dans sa prise du pouvoir en Turquie en 2003.

Après 2007, en particulier, ce sont bien des Gülenistes qui vont lancer la grande purge dans l'armée et au-delà dans les médias, lançant une investigation massive autour d'un prétendu dossier de préparation d'un coup d'état, l'affaire Balyoz.

De nombreux gradés, journalistes et intellectuels sont alors incarcérés, avant que les dossiers qui les concernent ne s'avèrent vides et que les condamnés ne soient libérés  lorsque l'alliance entre l'AKP et Gülen sera définitivement rompue en 2013, peu avant les émeutes de Gezi.

La lutte entre Erdogan et les Gülenistes continue depuis. Fondamentalement, les causes de la rupture entre les deux alliés semblent être qu'Erdogan est devenu de plus en plus incontrôlable, tant à l' intérieur de par sa volonté de devenir un dictateur constitutionnel qu'à  extérieur après la rupture de ses relations avec Israël ( suite à l'affaire du Mavi Marmara ) et sa politique aventureuse en Syrie.

Le putsch manqué du 15 juillet a été immédiatement attribué aux Gülenistes et le premier ministre a promis un grand nettoyage. Pourtant le communiqué des putschistes, au vu de sa terminologie, semblait davantage venir de la frange laïque Kemaliste de l'armée, et ce d'autant plus que le Cemaat n'a jamais vraiment réussi à pénétrer les forces armées.

La purge va se traduire par une chape de plomb idéologique sur tout le pays, bien au-delà des forces armées. 

© Pascal Piedfort

Ce 16 juillet, alors que je remonte vers Taksim, c'est bien une autre Turquie qui s'est imposée à l'issue de ce putsch d'amateurs. Des groupes d'hommes, beaucoup dans des vêtements traditionnels et portant le turban, marque des ultra-religieux, remontent istiklal, cette artère symbolique d'Istanbul, alors qu'on ne les y voit jamais car ils fuient historiquement ce temple de la perdition. Beaucoup de femmes voilées, souvent intégralement , phénomène de plus en plus fréquent ici. Beaucoup de drapeaux Turcs. Et un slogan, répété à l'envie, Yalla, bismillah, Allahou akbar

Beaucoup de commerces normalement ouverts même en cette heure tardive dans la nuit, sont fermés. La rue diffuse une sensation électrique de violence potentielle contre tout ce qui pourrait s'opposer au leader et à sa vision, mais aussi, de façon sous-jacente à tout ce qui peut " polluer" la société. Les bars se font discrets. Il y a quelques semaines, une attaque en règle a eu lieu contre l'un d'eux parce que des gens y consommaient de l'alcool pendant le ramadan. La laïcité est définitivement morte en Turquie. C'est le règne de la Oumma, la communauté des croyants dans la terminologie islamique, qui commence.

Car c'est bien ce que l'on ressent ce soir. Ce n'est pas un parti politique qui l'a emporté, c'est une communauté religieuse. Ses membres les plus radicaux sont clairement prêts à mourir pour leur chef. Ils l'ont prouvé d'ailleurs en marchant vers les blindés, portés  par le groupe, portés par la foi, portés par le chant des muezzins.

Et dans leur vision de la démocratie , il n'y a pas de place pour l'opposition. On est dans le groupe ou l'on est contre le groupe. Mais il n'y a pas d'acceptation de la confrontation d'idées. La liberté, c'est d'être d'accord avec le chef. C'est parce qu'il voulait un parti AKP plus moderne, plus respectueux, où différentes opinions auraient pu s'exprimer et aussi parce qu'il n'était pas d'accord avec le projet de président tout puissant d'Erdogan, que Davutoglu, le précédent premier ministre et compagnon de route de la première heure d'Erdogan, a été limogé il y a quelques semaines. 

© Pascal Piedfort

L'unanimisme est en marche en Turquie.  Et, ce qui le rend inarrêtable, c'est qu'il répond au souhait de la majorité de la population,qui adhère sans nuances à son idéologie politico-religieuse autant qu'à son chef et qui voit dans son triomphe actuel une revanche contre les anciennes élites laïques, kemalistes, aux mœurs dissolues( à leurs yeux) , riches et qui les ont exploités, arrogants, suffisants, drapés dans une culture occidentale qui échappe à toute cette masse de la population, mal éduquée et qui ne se rend pas compte que l'AKP lui fait la charité mais détruit le système éducatif en préférant promouvoir des écoles formant des imams plutôt qu'une école performante.

Cet unanimisme qu'Erdogan sait si bien faire vibrer dans ses discours, où il alterne le trivial voire l'insulte à l'égard de l'opposition, rappelant ainsi qu'il vient du peuple et parle son langage, avec des mots ottomans savants( ceux effacés par Kemal Ataturk car originaires de l'arabe ) et des imprécations proches du religieux et de fréquentes citations du Coran ( car il a une formation d'imam ). Cet unanimisme de la oumma qu'il convoque en utilisant systématiquement le "biz" ( nous ) pour parler de ses partisans qu'il assimile à la vraie Turquie, la seule Turquie, et qu'il oppose aux "onlar",eux, les autres, ceux qui ont dirigé le pays avant lui, tous mis dans le même panier, tous ces autres qui n'ont pensé qu'à s'enrichir sur le dos du pays sans le développer et surtout en foulant aux pieds la foi musulmane en imposant la laïcité.

Je songe à ce que serait la rue française dans un cas comparable. Il y aurait des marseillaises tout le temps. Les leaders de tous les partis défileraient. Les couples s'embrasseraient. Sans doute il y aurait un concert place de la République . Et les gens danseraient .

Ici , alors que le rassemblement se termine , les imprécations religieuses suivi de Recep Tayip Erdogan, scandé à la suite du slogan -prière continuent d'électrifier les groupes qui s'éloignent.

Erdogan a appelé ses partisans à ne plus lâcher la rue, pour prévenir toute nouvelle secousse.

On les a vu capable de décapiter certains des putschistes qui s'étaient constitués prisonniers ( il est vrai que c'étaient ceux dont le détachement a ouvert le feu sur les civils sur le pont).

La lourde pesanteur qui s'est abattue sur Istanbul ce soir ne semble pas prête de retomber.  

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