3 septembre 1939, il y a 73 ans, Pablo Neruda, poète et homme de courage, alors ambassadeur du Chili en France, fit venir 2 500 réfugiés républicains espagnols au Chili. Cet épisode de sa vie restera sa « Mission d’amour ». La guerre civile venait de déchirer ce peuple d’Espagne, diviser et séparer les familles. L'hiver 1939, en février précisément, 500 000 réfugiés espagnols franchirent la frontière du Perthus en Catalogne. C'était "la Retirada", l' exode, qu'aujourd'hui encore, certains portent en silence comme une cicatrice dans le coeur. Ces hommes, ces femmes et ces enfants, au coeur républicain, victimes du fascisme du dictateur Franco, la France de Daladier n’en voulait pas. Ils furent parqués sur les plages d’Argelès, du Barcarès, de Saint-Cyprien et le Vernet entre autres. Combien sont morts de faim, certains s’enterrant dans le sable pour ne pas mourir de froid et combien y sont restés après avoir creuser eux-mêmes leurs tombes. Parmi eux le poète espagnol Antonio Machado mort d’épuisement et enterré à Collioure. Aujourd’hui, combien de vacanciers ont posé, cet été sans le savoir, leurs serviettes pour bronzer sur le sable fin de ces camps de concentration. Pablo Neruda fit affréter un ancien cargo céréalier qui servit auparavant au transport d’armes pour les Républicains espagnols. Il fit réaménager les cales en réfectoires, dortoirs et sanitaires. Le bateau « Le Winnipeg », chargé de 2500 réfugiés quitta le port de Bordeaux et accosta sur les quais du port de Valparaiso au Chili le 3 septembre 1939, le jour où Daladier Président du Conseil, déclara la guerre à l’Allemagne. Clin d’œil ou coïncidence de l’Histoire. Je ne peux imaginer dans ce monde parfois cruel où nous vivons, où l'on ne parle que milliards, qu'il n'y ait pas d'aussi belles "Missions d'Amour". Est-ce l'égoïsme? l'indifférence? la peur?
Voici un extrait de ce magnifique texte que Pablo Neruda écrivit sur « le Winnipeg », suivi du poème « Mission d’amour ».
"J'ai aimé dès le début le mot Winnipeg. Les mots ont des ailes ou n'en ont pas. Les mots rugueux restent collés au papier, à la table, à la terre. Le mot Winnipeg est ailé. Je l'ai vu s'envoler pour la première fois sur le quai d'un embarcadère, près de Bordeaux. Le Winnipeg était un beau vieux bateau, auquel les sept mers et le temps avaient donné sa dignité. On peut affirmer qu'il n'avait jamais transporté à son bord plus de soixante-dix à quatre-vingts personnes. Le reste avait été constitué par des cargaisons de cacao, de coprah, de sacs de café, de riz, par des chargements de minerais. Cette fois pourtant un affrètement plus important l'attendait: l'espoir. Sous mes yeux et ma direction, deux mille hommes et femmes devaient embarquer. Ils arrivaient des camps de concentration, de régions inhospitalières des déserts, des terres africaines. Ils venaient de l'angoisse, de la défaite, et ce bateau allait les recevoir et les emmener sur le continent américain, jusqu'aux côtes du Chili qui les accueillait. C'étaient les combattants espagnols qui avaient franchi la frontière française pour un exil qui dure depuis plus de trente ans. La guerre civile - et incivile - d'Espagne agonisait de cette manière: des gens à demi prisonniers étaient entassés dans des forteresses quand ils ne s'amoncelaient pas pour dormir à même le sable. L'exode avait brisé le coeur du plus grand des poètes, don Antonio Machado. Ce coeur avait cessé de battre à peine franchie les Pyrénées. Des soldats de la République, dans leurs uniformes en lambeaux, avaient porté son cercueil au cimetière de Collioure. C'est là que cet Andalou qui avait chanté comme aucun autre les campagnes de Castille repose encore. Je n'avais pas songé, en me rendant du Chili en France, aux contretemps, obstacles et adversités que je rencontrerais au cours de ma mission. Mon pays avait besoin de compétences, d'homme à la volonté créatrice. Nous manquions de spécialistes. La mer chilienne m'avait demandé des pêcheurs. Les mines réclamaient des ingénieurs. Les champs, des ouvriers pour conduire les tracteurs. Les premiers moteurs Diesel m'avaient chargé de recruter des mécaniciens spécialisés. Rassembler ces êtres dispersés, les désigner dans les camps les plus éloignés et les acheminer jusqu'à ce carré de jour bleu, devant l'océan de France où se balançait tranquillement le Winnipeg, fut une affaire sérieuse et complexe, une entreprise dans laquelle le dévouement côtoyait souvent le désespoir."
Poème : Mission d’amour
Et je les mis sur mon bateau.
C'était en plein jour et la France
eut cette fois sa robe d'apparat
quotidienne,
il y avait
la clarté du vin et de l'air
dans sa tunique de déesse forestière.
Mon navire attendait avec
son nom lointain
« Winnipeg »
collé à la jetée du jardin embrasé,
aux vieux raisins obstinés de l'Europe.
Pourtant mes Espagnols ne venaient pas
de Versailles,
du bal argenté,
des tapis anciens, amarante,
des coupes qui trillent
avec le vin,
non, ils ne venaient pas de là,
non, ils ne venaient pas de là.
De plus loin,
des camps et des maisons d'arrêt,
des sables noirs
du Sahara,
des cachettes inclémentes
où ils gisaient
dans la faim et la nudité,
là vers
mon bateau clair,
vers mon navire à l'ancre, vers l'espoir
ils accoururent l'un après l'autre
à mon appel, de leurs prisons,
des forteresses
d'une France qui chancelait,
par ma bouche appelés
ils accoururent,
«Saavedra», dis-je, et je vis venir le maçon,
«Zuñiga» dis-je, et «Zuñiga» était présent,
«Roces», et Roces arriva avec son sourire sévère,
je criai «Alberti !», et la poésie accourut
avec ses mains de quartz.
Paysans, menuisiers.
pêcheurs,
tourneurs, mécaniciens,
potiers,
tanneurs :
comme il se peuplait le bateau
qui s'en allait vers ma patrie.
Je sentais dans mes doigts
les graines
de l'Espagne
que je rachetai, que je répandis
sur la mer, destinées
à la paix
des prairies.
MÉMORIAL DE L'ÎLE NOIRE suivi d'ENCORE [1977], trad. de l'espagnol par Claude Couffon , pages 121-123. Collection Poésie/Gallimard. Première édition, [1970], Collection Du monde entier, Gallimard -poes.