Ils étaient deux frères. Un aîné, Charles (né en 1902) et un benjamin, Jackson (né en 1912). Cette année, en 2012, c’est le 110e anniversaire de la naissance de l’un et le 100e anniversaire de la naissance de l’autre. Trois autres frères entre les deux, Marvin, Frank et Sanford.
On me demande souvent si Charles et Jackson s’entendaient bien, s’ils échangeaient des points de vue sur l’art, s’ils étaient dans la compétition, si l’un (aîné, mal connu) était jaloux de l’autre (benjamin, célèbre). Ce que je sais, je le sais en partie par intuition ; je le sais aussi de ce que mon père (l’aîné) en disait, et de cette « atmosphère » familiale qui transparaît dans les lettres qu’ils ont laissées.[1] En fait, poser ces questions est certes légitime aujourd’hui – dans un monde où tout se dit et tout se sait – mais c’est mal connaître l’époque et le milieu (familial, mais aussi artistique) dans lequel ils évoluaient. Ne pas pouvoir y répondre ce n’est pas esquiver.
Le contexte familial est celui d’une certaine pauvreté, mais les aspirations sont grandes. Les liens sont serrés, forts et chacun de son côté tente de survivre. L’époque est rude, il n’y a aucun surplus. Les parents tentent de subvenir aux besoins de la famille ; les enfants d’aider comme il le peuvent, mais aussi de mener à bien ce à quoi ils rêvent. Pour mon père Charles, ce sera l’art. Il va à la bibliothèque locale et découpe des images dans des revues, images qu’il collectionne précieusement. À vingt ans, il décide de partir à Los Angeles pour travailler comme maquettiste au Los Angeles Times :
« C’est là que pour la première fois je suis entré dans un musée et que j’ai pu voir de la véritable peinture et de la sculpture. J’ai été impressionné par l’école moderne et je me souviens de m’être emporté en parlant du mérite des œuvres issues de ce mouvement. Les tableaux de Rubens, dont je me souviens avoir acheté un livre en deux volumes dans une librairie, m’avaient quelque peu déçu ».
Plus tard, Charles envisage d’aller au Mexique pour y rencontrer les muralistes mexicains qu’il admire tant. Mais se ravise, pensant ne pas être assez mur pour cette expérience.
« Aux Etats-Unis à cette époque nous commencions tout juste à être informé du mouvement des muralistes mexicains et la fresque de Rivera “The Flower Vendor” était présentée dans un musée pour la première fois ».
Il décide alors de partir pour New York étudier à l’Art Students League avec Thomas Hart Benton, le régionaliste américain qu’il vient de découvrir dans une revue culturelle. On imagine assez mal ce que cela veut dire de quitter sa famille et de traverser le pays (3000 km, en train) à cette époque. Il fait l’admiration de ses frères à qui il envoi ou conseille des revues d’art ; toute leur vie, ces derniers le remercieront de leur avoir frayer un chemin. Dans une lettre datée d’octobre 1929, en grand frère, Charles écrit à Jackson pour tenter de le convaincre de se tourner vers l’art plutôt que vers la religion :
« Je suis ravi que tu t’intéresses à l’art. Est-ce un intérêt en général ou penses-tu devenir peintre ? Les possibilités qu’offre l’architecture t’ont-elles jamais intéressé ? Voilà un champ de satisfactions infinies pour un artiste vrai, à condition que l’intelligence et la grande richesse de ce pays parviennent à faire émerger un réel talent. Un des meilleurs architectes de ce pays, [Frank] Lloyd Wright, vit et travaille à Los Angeles. Je ne pense pas qu’il ait trouvé un débouché pour ses dons, mais il ne faudra pas bien longtemps avant que de tels hommes soient reconnus. Si l’architecture te tentait, un apprentissage t’apporterait une belle opportunité. Mon intérêt pour la peinture murale est absolument lié à l’architecture et c’est ce qui m’a fait penser retourner à Los Angeles pour voir si je pouvais trouver du travail avec Wright. Connais-tu le travail de Rivera et Orozco à Mexico City ? C’est la meilleure peinture qui ait jamais été faite, je crois, depuis le seizième siècle. Dans Creative Art de janvier 1929 il y a un article sur Rivera et dans The Arts d’octobre 1927 il y en a un autre sur Orozco. J’aimerais bien que tu les voies, ainsi que l’article de Benton dans Creative Art de décembre 1928. Voilà des hommes qui, avec imagination et intelligence, savent reconnaître les outils du monde moderne et sont prêts à s’en servir. »
Jackson lui répond quelques jours plus tard :
« J’ai lu et relu ta lettre, en la comprenant mieux à chaque fois. J’ai beau avoir un peu évolué cette année, je suis toujours loin de saisir le sens du vrai travail. Je me suis abonné à Creative Art et The Arts. Creative Art m’aide à mieux te comprendre et m’ouvre des horizons nouveaux. J’ai laissé tomber la religion pour le moment. Même si je suivais le Mysticisme Occulte, ce ne serait pas dans un esprit mercantile. Je doute d’avoir un quelconque talent, alors ce que je choisirai d’être, je n’y arriverai que par de longues études et du travail. J’ai peur que ça n’en devienne forcé et machinal. L’architecture m’intéresse, mais pas autant que la peinture et la sculpture. J’ai découvert le travail de Rivera au cours des réunions communistes auxquelles j’ai assisté après mon renvoi de l’école l’année dernière. Il y a un tableau au musée, Dia des Flores, peut-être que tu l’as vu. J’ai trouvé le numéro de janvier 1929 de Creative Art sur Rivera. J’ai beaucoup d’admiration pour son travail. Les autres revues, je n’ai pas pu les trouver. Quant à ce que je voudrais être. C’est difficile à dire. Un Artiste, sous une forme ou sous une autre. S’il n’y a rien d’autre, je vais continuer à étudier les Arts. Les gens m’ont toujours effrayé et ennuyé, alors je me suis enfermé dans ma coquille et je n’ai rien accompli sur le plan concret. En fait, j’ai si peur de parler en public que je perds mes moyens. Mais je suis en train de surmonter cela. J’ai choisi les cours de Littérature Américaine, Littérature Contemporaine, Modelage et Modèle Vivant. Nous avons de la chance, notre école est la seule de la ville à avoir proposé un modèle nu. »
Après l’été 1930, alors que Charles s’apprête à repartir à New York après une visite à sa famille, il convainc Jackson de se joindre à lui. Une fois arrivée à New York, Jackson s’installe quelque temps avec Charles et sa compagne Elizabeth dans leur appartement de Greenwich Village. Charles est alors illustrateur en free-lance pour le cinéma et enseignant à la City and Country School. Jackson s’inscrit à l’Art Students League suivant, comme son frère Charles, l’enseignement de Thomas Hart Benton. Ce dernier envoi ses étudiants analyser les œuvres de ses maîtres : Michel-Ange, Rubens, Greco comme ils les poussaient à partir sur la route et à dessiner :
« Pour comprendre l’Amérique il faut regarder sous les roues, dans la poussière, là où la lutte a eu lieu ».
À l’été 1934, un an après la mort de leur père, Charles et Jackson décident de retourner en Californie voir la famille. Ils en profitent pour faire des croquis de tout ce qu’ils voient. Charles achète alors une voiture d’occasion (une Model T Ford) pour une quinzaine de dollars, voiture qu’il revendra à un policier au retour à New York.
« Jack et moi partons pour la Californie dans une Model T Ford, huit mille miles aller et retour Nous traversons la Pennsylvanie, la Virginie-Occidentale, le pays minier du Kentucky, le Mississippi, la Louisiane, le Texas, le Nouveau Mexique et l’Arizona. C’est l’année de la migration des Okies et de la grande sécheresse. Nous avons tout vu ».
En 1936, Charles quitte New York pour Washington, persuadé que l’on peut « contribuer » en travaillant pour les programmes mis en place par le gouvernement ; en 1937, décu, il se rend à Detroit dans le Michigan où il devient dessinateur politique et maquettiste pour le premier journal hebdomadaire du syndicat United Automobile Workers. Ce sera le début d’une trajectoire de vie qui le mènera de Washington à Detroit, puis du Michigan à New York et enfin à Paris où il décédera en 1988.
L’œuvre de Charles et de Jackson est proche jusqu’aux années 40. Même enseignement, même sujets, même carnets de croquis ! Ce qui les différencie dans les années qui suivent c’est le passage à l’abstraction. Pour Jackson, il est précoce, pour Charles, il est tardif, faute à cette loyauté et à cet idéalisme qui le fait aimer comme un père Benton et suivre ses préceptes trop longtemps (bien plus tard, il dira son regret). Jackson, lui, plus fougueux, plus rebelle, s’affranchit plus vite des codes et de la rigueur. Son œuvre reste à jamais marqué du sceau de cette audace et de cette modernité.
[1] Lettres américaines 1927-1947, Grasset, Paris, 2009.