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Billet de blog 12 mars 2025

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Vers un nouvel âge des résistances et des alternatives ?

La radicalisation néolibérale débouche sur un nouvel âge de l’impérialisme qui combine effacement de la raison et avancée des dictatures. Le temps des urgences face aux néo fascismes qui nous mordent ne doit pas occulter celui de reconstruction d’une stratégie émancipatrice pour réorienter de façon radicale la marche de la société et entrer dans un nouvel âge des résistances et des alternatives.

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Vers un nouvel âge des résistances et des alternatives ?

« Assez de fadaises ! Apprends à rêver de ces autres mondes, comme ceux qui les possèdent. Pas d’aveuglement ! Souvent, la rose pousse sur le fumier. Ce qui ne te plaît pas, affronte-le. »

Mohamed Choucri. Le temps des erreurs

Le tableau du monde qui nous est aujourd'hui renvoyé ne prête guère à confusion. Le basculement qui accompagne la systématisation et la radicalisation du capitalisme néo libéral dessine un paysage où les ténèbres s’étendent et menacent de tout noyer, résistances et espérances confondues. Faut-il énumérer les traits dominants de ce moment singulier ? Ce qui frappe est qu'il n'est plus seulement celui d’une mise en marché et d’une financiarisation du monde et des existences largement confirmé. Il est de plus celui d'un gouvernement sécuritaire et militarisé du monde qui entend écraser toute résistance des populations et des peuples. Le recul de la démocratie accompagne partout le grand bond en avant des affaires du capital avec son cortège d'inégalités et d'injustices. Pour conserver le pouvoir le système se dote de formes de domination qui combinent l'effacement de la raison, la brutalité sans limite, l’avancée de dictatures frayant la voie au néofascisme. Le temps est désormais aux affrontements impériaux qui détruisent les peuples, aux guerres qui prolifèrent, aux régressions sociales et éthiques, aux monstres politiques qui s'invitent au gouvernement, aux catastrophes écologiques, à la désolation des déracinements et des migrations imposées. Dans un monde hors de contrôle et sans régulation écologique, développement exponentiel de technologies potentiellement transhumanistes et retour cynique à un capitalisme pur et simple de prédation se donnent la main. C’est à cette aune qu'il faut mesurer les vraies fausses surprises qui saturent l'actualité .

Le grand bond en avant de la radicalisation néolibérale

Mais le nouveau désordre impérial et le pas en avant dans l’horreur ne surviennent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. En détruisant systématiquement les conquêtes sociales et démocratiques - dont certaines étaient le produit indirect de luttes antifascistes passées – la contre révolution néolibérale a ouvert la voie à l’Internationale de la réaction. Comme le rappelait Romaric Godin dans Médiapart, depuis les années 1980, les néolibéraux se sont acharné combattre les syndicats, à marchandiser les rapports sociaux, à aligner les imaginaires sur les aventures des  entrepreneurs, à limiter la démocratie en inscrivant dans le droit constitutionnel ou les traités internationaux les fondamentaux de leur doctrine. En cas de besoin, la  discipline de marché est venu frapper de plein fouet les pays, à l’image de la Grèce. Et la répression systématique de toute contestation fait le reste. Au sein même de l’UE les gouvernements de droite comme de gauche ont participé avec un zèle particulier à la contre révolution néolibérale qui emprisonne les individus et les peuples dans le carcan de logiques de marché toujours plus contraignantes. Avec le recours à ce nouveau Léviathan qu’est l’état néolibéral une nouvelle guerre de tous contre tous a fait prévaloir l’individualisme exacerbé, la mise en concurrence généralisée et la prédation de toutes les ressources, qu’elles soient humaines (uberisation, auto-entreprenariat, éclatement du salariat), socio-économiques (privatisation des bénéfices mais socialisation des pertes), juridiques (contournement des législations et évasions fiscales) ou naturelles (extractivisme ).

Le basculement néo fasciste que l’on voit s’affirmer avec Trump ne contredit pas mais prolonge le cauchemar néolibéral. Trump en est le visage sans fard qui ne s’encombre plus de considérations démocratiques pour bâtir un monde conforme à ses seuls intérêts. La concurrence, la compétition et le consumérisme présentées sous des dehors chatoyants comme une solution universelle portant en tous lieux la démocratie occidentale n’a été qu’une solution temporaire, laissant place à la banalisation du recours à la violence, au déni de démocratie,aux situations d’exception permanentes, au désir d’ordre et d’hommes forts. Elle débouche logiquement sur la soumission de toute la société à la valorisation du capital. Le langage orwelien des Trump, des Elon Musc, des Poutine est celui d’un capitalisme mafieux,  L’usage de la bonne vieille politique de la force dans leurs sphères d’influence respectives se prolonge avec la prétention de régler le sort des peuples palestiniens et ukrainiens sans eux et contre eux. Mais il ne doit pas faire oublier les puissants déterminants matériels. Aussi voit on dans des camps à la fois opposés mais d’accord sur le recours à la force, se frotter les mains aux marchands d’armes et s’aiguiser les appétits affairistes en vue de la   reconstruction d’après.

Le nouvel age de l’impérialisme que nous visons aujourd’hui fait table rase des traités internationaux et des formes de démocratie libérale héritées du consensus antifasciste issu de la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte de crises de plus en plus imbriquées - dont la crise écologique est l’expression la plus extrême - se mène une guerre technologique, commerciale et extractiviste à l’échelle mondiale, qui combine dans des proportions variables selon les acteurs et circonstances, domination oligarchique de la finance, contrôle des technologies et des communications planétaires, main mise sur le marché par l’intervention de plus en plus directe du pouvoir étatique et redistribution néo coloniale.

La volonté de Trump de remodeler l’ordre géopolitique en faveur des intérêts de MAGA doit être considérée comme la réponse à la fin de la mondialisation heureuse par le biais d’un ethnonationalisme protectionniste et oligarchique. Extension de sa zone d‘influence, vassalisation de l’Europe, recherche d’un nouveau Yalta avec la Russie et appui total à la politique criminelle de Nétanyahou dans l’espoir de s’assurer le contrôle du Moyen-Orient et de pouvoir se concentrer sur la concurrence économique et géostratégique avec la Chine forment un tout.

De quoi les néo fascismes sont-il le nom ?

Sans banaliser la tragédie historique qu’a représenté le fascisme le risque de prendre le chemin qui y conduit existe bel et bien. Ce risque se trouve renforcé aujourd’hui par le chaos mondial que produit la concurrence acharnée – économique mais aussi géopolitique et militaire - que se livrent les impérialismes rivaux. Le terme d’impérialisme qui avait quasiment disparu du vocabulaire avec l’illusion d’une mondialisation heureuse apportant paix et prospérité universelle revient en force dans la mesure où il rend compte de la structure de domination de l’espace mondial par quelques grands pays qui en dominent d’autres et peuvent ainsi capter les richesses produites par le travail et piller les ressources offertes par la nature à l’image des multinationales qui s’implantent dans les pays du Sud pour tirer avantage des coûts salariaux et de l’octroi de crédits bancaires et obligataires qui saignent les peuples.

Chaque jour qui passe, et la politique de Trump et de Poutine le montre cruellement, il devient de plus en plus évident que nous assistons à une nouvelle montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale qui n’est pas sans rappeler la montée des forces fascistes entre les deux guerres mondiales. La banalisation du terrorisme d’état et de crimes de guerre répétés est plus qu’un avertissement : nul n’est épargné par le retour de formes modernes de la « peste brune » tant les similitudes peuvent être relevées. Le fascisme du siècle dernier s’est développé dans le contexte de la grande dépression des années 30 exacerbant jusqu’à la guerre de conquêtes impériales les rivalités nationales au cœur du continent européen. Le néo fascisme intervient aujourd’hui comme réponse autoritaire et guerrière au dérèglement économique et politique de la mondialisation néolibérale et à l’effondrement des règles du système international.

Dans sa marche à la conquête du pouvoir il intègre une mobilisation agressive d’une base populaire sur une assise idéologique assez similaire à celle du fascisme historique : fanatisme nationaliste et ethnique, racisme explicite, virilisme, hostilité aux acquis des Lumières et aux valeurs émancipatrices, prééminence de l’homme blanc à l’image des Américains WASP [blancs, anglo-saxons et protestants] et de leur mode de vie. On en connaît les ressorts, faits de division des classes populaires et des peuples victimes de sa politique, de détournement de leur colère en exploitant le ressentiment xénophobe à l’égard en particulier de vagues – réelles ou fantasmées – d’immigration, elles même causées par les guerres néocoloniales. La détresse et la peur du déclassement agissent sur le reste sur fond de domination par un système de plus en plus cruel et irrespectueux de la dignité humaine, de mépris et d’humiliation pour les classes populaires. Ainsi le vote RN peut-il être interprété comme un vote illusoire d’auto-défense d’une population rejetée aux marges de la mondialisation capitaliste et qui assiste impuissant à sa déchéance. Rejetés par ceux d’en haut ce monde de relégués s’unifie dans le rejet de ceux en qui ils voient des concurrents qui menacent la préservation du peu qui leur reste. Non le rejet du capitalisme sur lequel il estiment n’avoir pas de prise, mais pèle mêle les élites, Bruxelles et l’Europe, les immigrés, les intellectuels et de plus en plus, les  féministes, les écologistes, la culture « woke ». Au bout du processus leur l’impuissance politique conduit à la remise du pouvoir aux mains de l’homme ou la femme providentiel(le) qui saura, croient ils, mettre au pas le « système » qui les écrase et les méprise. Le phénomène s’est illustré en Argentine avec l’élection de Milei et le vote des bidonvilles de Buenos Aires. Sans doutes, à ce stade, les diverses variantes des néo fascismes ne s’appuient-elle pas (encore … ) de façon identique sur des forces paramilitaires prêtes à toutes leurs basses œuvres. Mais, aujourd’hui tenues en réserve, ayons conscience qu’au grès des circonstances, elles peuvent demain être mobilisées. Le passé récent comme le présent en attestent, des mercenaires de Poutine aux partisans fanatisés de Trump à l’assaut du Capitole. Une différence a pu être pointée qui concerne l’idéologie ultralibérale voire libertarienne ( de Milei à Elon Musc ). Mais il ne faut pas s’y méprendre quant à la fonction de l’état néolibéral. Les tirades sur la réduction de son rôle sont en flagrantes contradiction avec la réalité. C’est grâce aux commandes d’état qu’Elon Musc prospère. La destruction de l’état social a pour corollaire le renforcement non seulement de l’état pénal mais d’un état qui agit en osmose avec les multinationales et le capital privé. Et l’économie de guerre qui se développe ne peut que renforcer encore cette évolution. Avec Trump comme avec Poutine, il ne reste de la démocratie que l’apparence électorale, manipulée ou truquée. Le coup d’état en cours aux États-Unis dit beaucoup sur l’état « réellement existant » qui revendique un pouvoir sans entraves de l’exécutif présidentiel sur l’administration, la société, la justice, les médias, la culture, les oppositions et les contestations. On a pu croire que la dissuasion nucléaire rendrait moins probable une nouvelle guerre mondiale. En est-on aussi certain aujourd’hui ? Le fascisme du XXe siècle s’appuyait sur un triangle de puissances (l’Allemagne, l’Italie et le Japon) qui n’avaient pas la capacité objective de réaliser leur rêve de domination mondiale et étaient confrontées à des puissances économiquement supérieures comme les États-Unis et la Grande-Bretagne en plus de l’Union soviétique et du mouvement communiste mondial qui en dépit de la politique de Staline a joué un rôle majeur dans la lutte politique et militaire contre le fascisme. Avec le néo fascisme contemporain il n’est pas anodin de constater que la plus grande puissance économique et militaire du monde est aujourd’hui le fer de lance du néofascisme, avec lequel convergent divers gouvernements en Russie, en Inde, en Israël, en Argentine, en Hongrie et dans d’autres pays encore, tandis que la possibilité que des partis néofascistes arrivent au pouvoir dans les principaux pays européens (en France et en Allemagne, après l’Italie, et même en Grande-Bretagne) se profile à l’horizon. Que faire ? L’impasse du retour à un néolibéralisme tempéré .

Face à l’effroi que suscite la montée des barbaries modernes faut-il s’en remettre à l’espoir d’un retour à un néolibéralisme tempéré ? La lucidité impose de dire que ce n’est que chimère. Cette chimère peut prendre la forme d’une énième relance en faveur d’une l’Union Européenne plus que jamais néolibérale mais désormais orpheline de la protection atlantiste. L’appel à une défense européenne va en ce sens. Mais elle se heurte à la possibilité d’éclatement et à d’infinies contradictions. La moindre n’est pas de voir la plupart des dirigeants européens qui avancent cette idée faire leur au plan national les thématiques de l’extrême droite sur immigration et la stigmatisation de l’Islam pour espérer contenir leur progression. Le cas d’Emmanuel Macron qui aime à se présenter comme un « anti-Trump » « en même temps » animé par le fanatisme de marché et ses complaisances avec l’extrême droite est à cet égard significatif.

On pointera également le caractère irréaliste des objectifs à atteindre en terme d’arsenal militaire à constituer en urgence pour espérer rivaliser avec celui des Etats Unis et de la Russie sans occulter qu’une part significative de l’approvisionnement des états européens s’effectue auprès… des Etats Unis. Une telle perspective passerait en outre par perte et profits l’énorme prix à payer en terme de sacrifices sociaux qu’impliquerait une économie de guerre et de sacrifices humains inhérents à la guerre. Il faut toute l’indécence des pseudos experts et commentateurs de plateau pour vanter les mérites de la préparation matérielle et psychologique aux carnages à venir comme preuve de lucidité et de courage. D’autant plus que sont occultées ces question fondamentales : défense contre qui, commandée et contrôlée par qui et pour quoi faire ? Sans doutes devons nous faire face à une nouvelle colonisation du monde qui atteint des états nations anciens ou nouveaux et les confrontent à la nécessité d’une défense de leur souveraineté, de leurs territoires, parfois de leurs frontières. Peuples et nations gouvernées par des irresponsables1 ne sont cependant pas superposables.

Aujourd’hui la redistribution des cartes géopolitiques et des alliances est loin d’être terminée. Largement imprévisible cette redistribution laisse cependant augurer au sein de l’UE de probables fractures. Disons le  : de par sa configuration néolibérale qui détruit chaque jour un peu plus les droits démocratiques, l’UE qui devient de plus en plus en perméable aux régime illibéraux voire néo fascistes ne saurait en rien constituer un rempart pour les peuples qui la composent, ni contre les visées expansionnistes de Poutine, ni à l’égard de la vassalisation recherchée par Trump. Elle ne les protégerait pas davantage avec une hypothétique constitution d’un troisième bloc impérialiste européen renforçant une Europe forteresse fermée à toute alliance avec les pays et les peuples victimes des prédations impériales et instaurant la loi militaire sur ses propres territoires. La défense de droits démocratiques chèrement conquis et du droit des peuples à disposer d’eux mêmes ne passe par un course effrénée à un réarmement qui ne profiterait qu’aux appareils militaro industriels des impérialismes de second rang des pays européens. Comme l’a bien documenté Claude Serfati la France se signale par une addiction particulière à l’armement et à l’armée dans le nouveau cycle de mondialisation armée que nous connaissons.2 Cette centralité de l’armée est structurellement inscrite dans les institutions de la Cinquième République mais elle revêt une acuité particulière dans un contexte où les guerres menées à l’extérieur vont de pair avec la radicalisation autoritaire à l’intérieur du pays.«  La mobilisation contre les menaces extérieures, note encore Claude Serfati est également dirigée contre celles et ceux qui remettent en cause ce consensus. Cet amalgame entre les menaces de l’extérieur et de l’intérieur trouve son apogée dans la loi votée en France en 2022 qui s’appelait initialement « continuum de sécurité globale ». Du Sahel à Saint-Denis en somme. Un tel agenda provoque une radicalisation militaire à l’étranger et sécuritaire en France où les oppositions à l’union nationale sur le militaire seront qualifiées de « séparatistes » 

Qui peut croire sérieusement que s’engager plus avant sur la voie d’une défense européenne dominée par les gouvernements actuels n’accélérerait pas ces effets délétères ? Ne commettons pas l’erreur d’idéaliser une Europe du bien-être et des valeurs démocratiques alors que chaque jour qui passe nous sommes témoins de l’évolution de partis institutionnels et de leur adaptation à l’agenda de l’extrême droite dans sa politique sécuritaire et raciste, comme nous le constatons avec sa politique migratoire et la réduction croissante des droits et libertés fondamentaux.

Le combat pour une autre Europe, démocratique, sociale, ouverte, généreuse, écosocialiste est celui de la gauche, des syndicats et des mouvement sociaux unis et solidaires par delà les frontières. Face à toutes les sortes de repli identitaire étatique, nous avons devant nous la difficile double tâche de continuer à défendre une Europe démilitarisée de l’Atlantique à l’Oural, en lien étroit avec la recherche d’une alliance des peuples au « Sud » comme au « Nord » en opposition à la conception de la sécurité aujourd’hui dominante, militariste à l’extérieur et punitive à l’intérieur de nos propres pays.

Pour la gauche, les syndicats et plus largement les organisations du mouvement social, il n’y a donc aucune raison de s’aligner, fut-ce au nom du moindre mal ou de l’ennemi principal , sur tel ou tel camp, fut-ce celui de l’Europe néolibérale. Plus que jamais les principes d’un internationalisme ajusté aux réalités de notre époque et d’une cosmopolitique des peuples3 doivent nous servir de boussole. Dans ce choc des barbaries réciproques, la fracture fondamentale n’est ni spirituelle, ni ethnique, ni religieuse, c’est d’abord une fracture sociale et écologique, au sens de priorité accordée au vivant ou aux œuvres de mort.

Voies et dilemmes de l’auto défense .

Défendre cette perspective ne signifie pas indifférence à toute politique de défense et alignement sur un pacifisme désarmé. Face à l’agression impérialiste de la Russie de Poutine s’est imposé évidement l’impératif de soutien, y compris militaire, à la résistance ukrainienne. Comme s’impose l’exigence du retrait des forces russes du territoire occupé, l’annulation inconditionnelle de la dette contractée depuis le début de la guerre et la mise en place d’un plan de reconstruction écologiquement et socialement juste. Comme s’impose encore la sortie d’ Otan, cadre désormais obsolète et peu fiable car subordonné aux choix stratégiques et aux intérêts des seuls USA.

Il est malheureusement probable que le rapport de forces et le lâchage et chantage de Trump impose demain à l’Ukraine d’importantes concessions voire plus. Mais à bien des égards l’ immense résistance populaire qui a tenu jusqu’à présent en échec l‘armée de Poutine - contredisant au vu du déséquilibre des forces armées tous les pronostics dont celui de Biden qui proposait d’exfiltrer Zelinski… - donne des leçons sur ce que peut être une résistance armée et populaire qui se renforce et se politise dans le conflit. Le renforcement de l’armée ukrainienne doit beaucoup à l’intégration de groupements territoriaux, de délégations syndicales, de syndicats et d’associations de soldats et soldates. Autant que l’aide militaire extérieure ce qui cimente la résistance ukrainienne est le mouvement de la société ukrainienne avec le volontariat dans l’armée, l’exigence du maintien d’hôpitaux psychiatriques pour soigner les soldats traumatisés de retour du front, les discussions sur les possibilités de rotation au front, l’inspection de délégués syndicaux dans l’armée, la constitution d’un syndicat des soldats et soldates LGBTQI pour lutter contre les brimades, la fabrique d’armes de secours et de drones, les mises en évidence de détournements de fonds de l’effort de guerre, la dénonciations de cas de corruptions et de la complaisance à l’égard des oligarques, la défense des services publics, etc.

N’y aurait-il pas là quelques enseignements à tirer ? Sur les question sociales comme sur les questions de défense, il y a lieu de préserver l’indépendance et l’autonomie des forces sociales progressistes pour construire des fronts unitaires et éviter le glissement vers une union nationale dominée par la réaction. Cette exigence n’est nullement contradictoire avec l’unité d’action la plus large contre l’extrême droite mais elle lui donne un contenu social invitant à la convergence sociale, écologique, féministe et démocratique toutes celles et de tous ceux qui se dressent contre l’agresseur Poutine et son allié Trump. Et aussi contre le basculement annoncé par Macron vers un économie de guerre et le partage fort inégal qu’elle implique : austérité accrue pour les services publics ainsi que pour les classes populaires toutes désignées pour devenir chair à canon d’un coté, prospérité, gabegie pour les marchand d’armes et gens de guerre tenant le haut du pavé d’autre part. Il y a là plus que l’augmentation du 2 à 3 % du PIB en faveur du budget militaire. Il y a en germe la militarisation de la société jugée utile pour légitimer la régression sociale et l’abandon de toute bifurcation écologique.

Nous avons à continuer à agir pour le droit des peuples à disposer d’eux mêmes, pour le droit à l’autodétermination de toutes les nations, pour le droit des populations à décider librement de leur destin. Espérer gagner ce combat passe, sans fétichisme mais sans réserve, par la défense du droit international, de l’ONU et des institutions garantes du respect des traités et de leurs délibérations . ( On peut penser ici à celles de la Cour pénale internationale ). Profitons du temps limité qui nous est laissé avant que ces institutions ne deviennent des coquille vides à l’image de feu la Société des nations. Nous devons le faire en dépit des manquements multiples au respect des décisions prises dans ces instances parce que les principes qui ont présidé à leur fondation et qui les régissent encore – le droit, la justice, l’égalité, la recherche de la paix et du règlement autant que faire se peut pacifié des conflits – sont inscrits dans nos convictions profondes et nos engagements. Nous devons le faire parce que ce sont là des acquis humanistes propres à préserver notre commune humanité aujourd’hui directement menacée. De telles institutions ne sont jamais parfaites mais sont indispensables pour réguler au moins à minima la vie en société et ne pas sombrer dans la barbarie.

Mais si les institutions garantes du droit international font partie des digues même fragiles à préserver - au même titre que l’OMS ou l’OIT – cela ne signifie pas que leurs règles de fonctionnement et leur architecture ne doivent pas évoluer en fonction du contexte pour se faire l’écho et se plier davantage aux aspirations démocratiques. Il s’agit, pour n’être pas prisonniers d’une vaste jeu de dupes, de favoriser la possibilité d’initiatives altermondialistes et solidaires des peuples. Avec pour horizon selon une dialectique renouvelée de l’instituant et de l’institué de délibérer pour installer de nouvelles règles plus conformes à l’esprit de paix et de justice et surtout s’appliquant dans les faits.

Nous savons qu’une telle perspective resterait lettre morte sans mobilisation voire sans soulèvement populaire. Pour qu’il se réalise jamais le décloisonnement, la coopération, la mise en commun n’ont été aussi indispensables à la réalisation des convergences.

Hier, sans pour autant renoncer à la voie diplomatique et en y engageant même toute son énergie, à la veille de la boucherie de la guerre de 1914 et au coté de Rosa Luxembourg , Jaures raillait l’inconséquence de ces gouvernants qui «  mènent les peuples au bord de l'abîme et, au dernier moment, hésitent » et cherchent à se vendre aux plus offrants. . « Cette hésitation des dirigeants, poursuivait Jaures , il faut que nous la mettions à profit pour organiser la paix ». Retenons la formule : organiser la pais. A la question «  Est-il possible que des millions d'hommes, sans savoir pourquoi, sans que les dirigeants le sachent, s'entre-déchirent sans se haïr ? » Jaurès répondait par un dernier appel, pathétique, à la mobilisation : «  Hommes humains de tous les pays, voilà l'œuvre de paix et de justice que nous devons accomplir. ».

Pour autant la position de Jaures n’était pas celle d’un pacifiste naïf partisan d’un désarmement unilatéral. La fond de sa pensée sur ces questions, développée dans son ouvrage sur l’Armée nouvelle, avait pour philosophie générale un programme de démocratisation d’ampleur de l’institution militaire qui s’ouvrirait aux classes populaires et se mettrait mise au service de l’intérêt général de la nation et de sa défense. Ce qui lui vaut d’ailleurs les attaques de Rosa Luxembourg qui, refusant la distinction entre guerre défensive et guerre offensive, y voyait une pente chauvine et militariste qui ne peut que desservir la cause de l’internationalisme. Mais au delà de la controverse l’important est que l’un et l’autre se retrouvent pour faire en sorte que les partis socialistes et la seconde internationale se dressent ensemble, par delà les frontières pour mettre en échec, y compris pas la grève générale, la course folle à la guerre. Constatons qu’au sein de la gauche syndicale et politique d’aujourd’hui il reste beaucoup à faire pour se hisser à cette hauteur de vue et de courage pour tenter de relever le défi.

Car la gauche européenne politique et syndicale est bel et bien confrontée à d’énormes enjeux. Certes la situation présente n’est pas n’est pas celle de 1914 et l’heure n’est sans doute pas au « défaitisme révolutionnaire » et à l’application des fortes paroles de l’Internationale (« Crosse en l’air et rompons les rangs » avec la suite destinée à « nos propres généraux ».) Mais elle n’est pas non plus identique à celle de 1939 et à l’union des  démocraties même relatives contre le fascisme. Un mot d’ordre disant que « L’ennemi est dans notre pays ! » serait inadéquat. Il n’empêche qu’il est aussi dans notre pays et que le rejet des nouveaux pactes inter-impérialistes que Trump et Poutine tentent de mettre en place devrait s’accompagner d’une ferme opposition à une UE qui, aux dépends des peuples, ne cherche qu’à freiner son déclin en tant que bloc impérialiste en revendiquant une meilleure place dans le nouveau partage du monde.

Remettre des débats stratégiques en chantier.

Nous ne pouvons que prendre acte de l’ampleur des bouleversements en cours. Ils conduiront, selon toute vraisemblance, l’ensemble des courants syndicaux, politiques, intellectuels engagés, à redéfinir une orientation et une stratégie. A chacun de prendre sa part de responsabilité et de travail.

Car, à l’heure où l’histoire s’accélère brusquement et accouche de menaces mortelles qui, jusqu’alors, ne semblaient que potentielles, un défi vital nous est lancé. Nous vivons en effet une inquiétante et tragique discordance des temps : celui des urgences puisque les néo fascismes nous « mordent la nuque » et celui plus long mais tout aussi fondamental de la reconstruction d’une pensée et d’une stratégie émancipatrice pour résister rassembler et réorienter de façon radicale la marche de la société. Lorsque le doute s’insinue sur la capacité à créer des alternatives au désordre néolibéral ou même d'imposer un rapport de force capable d'enrayer sa course folle, ce qui en cause relève bien d’une double crise : celle du capitalisme et celle des alternatives à celui ci. Entre alternatives concrètes dispersées et réflexion stratégique de faible intensité, l’absence de liens se fait cruellement sentir. Les forces sociales et avec elles les raisons de résister et d’imaginer d’autres possibles sont toujours là mais, à quelques exceptions prés, aucune logique d'ensemble de l'agir en commun ne se dégage.

Pouvons nous contribuer à y remédier et comment ? Une partie de la réponse tient sans doute à un retour à des réflexions stratégiques pour temps de guerre hélas et, espérons le, de révolution. Qu’aurait à dire en somme, sur les questions géopolitiques et de défense, un gauche politique et syndicale altermondialiste, quel programme de transition de notre temps devrait-elle défendre ?

Si l’on veut se donner quelque chance de contrôle social et citoyen sur les institutions de défense il conviendrait de lier de façon étroite question de défense, question sociale et démocratique avec le projet « civilisationnel » d’un avenir désirable sur une terre habitable. La structure et la fonction de l’institution militaire présente ne laisse que bien peu place pour cela. Cela n’interdit pas à la gauche politique et syndicale que nous appelons de nos vœux de mettre en débat et de développer un point de vue sur ces sujets. Ne pas les penser de façon autonome, c’est se condamner à ce que d’autres s’imposent à nous ou que d’autres nous imposent les leurs. Formulons à cet égard au moins quelques questions, même intempestives :

-- Peut on envisager de peser sur les missions des armées, leurs doctrines et leurs choix technologiques (type d’arme, place et intérêt de la dissuasion nucléaire, cibles et choix opérationnels etc.). Pensons nous possible d’en démocratiser le fonctionnement en faisant place aux droits syndicaux de soldates et soldats qui « sous l’uniforme restent des travailleurs » et des citoyen.nes ? Est-il judicieux et possible de renouer le fil qui relie toute une tradition de gauche à l’antimilitarisme ?

-- Au delà du serpent de mer d’une « défense européenne » devons nous être favorables à la fin de l’armée de métier, au retour de la conscription, ou plutôt à une formation militaire ne privant pas les individus concernés de leur droits, sans rupture du contrat de travail ou du cursus scolaire ou universitaire. Pour avoir quelque avances sur la réaction, la gauche ne doit-elle pas mettre en débat sa conception, son lien avec les institutions sociales, son contrôle démocratique ?

-- Quelles leçons pouvons nous tirer des résistances et des luttes souvent armées de libération nationale ainsi que des stratégies et pratiques plus soucieuses de démocratie comme au Chiapas ou au Rojava ?

Ce questions n’ont pas vocation à se substituer à la compréhension de la période pas plus qu’aux stratégies plus globales à mettre en œuvre. Mais dans une situation où nous ne sommes guère maîtres des horloges et des agendas on peut penser qu’elles s’intègrent à cet horizon de réflexion et préparent aux tâches qui seraient celles d’un nouvel âge des résistance et des alternatives.

12 Mars 2025. Francis Vergne .

1Dans son livre Les irresponsables Johann Chapoutot explique comment en Allemagne dans les années 30 un consortium libéral-autoritaire, tissé de solidarités d'affaires, de partis conservateurs, nationalistes et libéraux, de médias réactionnaires et d'élites traditionnelles, perd tout soutien populaire et décide de faire alliance avec l'extrême droite, avec laquelle il partage, au fond, à peu près tout, et de l'installer au sommet.

2 Voir. Claude Serfati, L’Etat radicalisé. La France à l’égard de la mondialisation armée. 2023 (La Fabrique) La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, Editions Textuel, Paris, 2001 et aussi Anatomie de l’État radicalisé. Entretien avec Claude Serfati. Contretemps. 21 Février 2023.

3 Voir sur cette notion qu’il conviendrait de préciser et de développer les publications d’Etienne Balibar Cosmopolitique - Des frontières à l'espèce humaine - Écrits III. Et le livre récent Instituer les mondes - Pour une cosmopolitique des communs . de Pierre Dardot, Christian Laval

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