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Billet de blog 14 octobre 2016

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L’affaire de Sisco et l’Etat de droit

Retour sur l'affaire de Sisco et son traitement judiciaire : la mécanique d'un arbitraire anti-immigrés, l'indulgence institutionnelle envers une agression xénophobe, le délitement méthodique de l'Etat de Droit. Un appel à agir.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Souvenez-vous, c’était le 13 Août dernier : la petite crique de Scalu Vechju, sur le territoire de la commune de Sisco, au sud de Bastia, une famille marocaine venue profiter d’une journée au bord de l’eau, les démêlés avec des jeunes du village, et pour finir la descente vengeresse d’une centaine de villageois, la raclée filée aux marocains, l’incendie de leurs trois véhicules, le tout sous le regard tétanisé d’une centaine de gendarmes impuissants. 

Puis la mise en détention de l’ainé des trois frères marocains, déclaré ipso facto par le Procureur de Bastia, avant toute enquête, comme l’instigateur responsable de la « rixe », le refus du dépaysement, le procès en comparution directe repoussé au 15 Septembre, l’ainé des marocains condamné à deux ans fermes pour « violence en réunion avec armes », ses deux frères à 6 mois avec sursis pour le même motif, la centaine de protagonistes de la ratonnade magistralement absoute, sauf deux comparses condamnés pour la forme à 8 et 12 mois avec sursis : eux n’étaient pas reconnus comme « instigateurs » ni « armés », ils ont seulement tenté d’achever à coups de pied et de poing les marocains inconscients au sol ou transportés sur une civière, sous les yeux des gendarmes toujours aussi médusés.

Une affaire qui aura beaucoup agité le landernau médiatique de la mi-Août à la mi-Septembre, sur fond de burkini élusif, de xénophobie décomplexée et de complicité institutionnelle généralisée. Depuis, plus rien, du jour au lendemain l’affaire est passée au placard. Mustapha Benhaddou est emprisonné au centre pénitentiaire de Borgo, ses frères ont dû quitter l’île avec leur famille pour garantir leur sécurité, les puissances tutélaires du cru affirment que l’incident est clos, que Sisco et la Corse veulent retrouver leur quiétude millénaire.

Appel ou pas Appel

Mais Mustapha Benhaddou aura été pénible jusqu’au bout : dès la sentence du Tribunal Correctionnel de Bastia le 16 Septembre, Mustapha a exigé de ses avocats qu’ils interjettent Appel. Condamné à deux ans fermes sans motif consistant autre qu’une malheureuse gifle pour répondre à une insulte, accablé pour des délits mineurs, anciens et déjà jugés, l’Appel s’imposait avec évidence, permettant comme c’est la règle un réexamen de la pertinence de l’inculpation, de la validité des preuves, de la matérialité du délit et de la proportionnalité de la sanction. Les avocats ont du s’exécuter et déposer le 20 Septembre un recours auprès de la Chambre d’Appel du T. C. de Bastia, qui disposait de quatre mois pour instruire la demande. Alors que Mustapha, arguant de mauvais traitements subis à Borgo depuis son emprisonnement à la mi-Août, venait d’entreprendre une grève de la faim pour obtenir un transfert d’établissement, ses avocats déposaient de leur côté une demande de remise en liberté, qui devait être examinée sous quinzaine par la Chambre d’Appel. La quinzaine est passée sans que la Chambre d’Appel ne rende sa décision sur cette demande, pas plus que le Conseil d’Etat ne statue sur le recours déposé le 22 Septembre par la Ligue des Droits de l’Homme contre la décision du Tribunal Administratif de Bastia du 6 Septembre qui validait l’arrêté anti-burkini du Maire de Sisco (LDH, com. pers.).

Les quatre autres condamnés de Sisco n’ont pas fait Appel. Pour les deux frères de Mustapha, Jamel et Abdelilah, il y a eu évidemment la crainte d’une sanction aggravée en cas d’Appel. Car ils ont écopé de six mois avec sursis pour n’avoir fait que se défendre contre une centaine d’excités venus régler des comptes, aucun acte délictueux matériel ne leur est imputé. Mais il fallait que dans l’inculpation du Procureur Bessone « les caïds maghrébins » fassent nombre et soient condamnés en bloc : d’abord il fallait accréditer la thèse « communautariste », une smala d’étrangers envahit nos plages et moleste nos enfants ; ensuite il fallait doser les sanctions pour que les xénophobes locaux soient rassérénés, trois condamnés « maghrébins » (dont un maintenu en détention) contre deux condamnés locaux, ça la fiche mieux que cent condamnés locaux contre aucun condamné « maghrébin ». Excès de démonstration ? Oh que non, vous allez voir. Pour l’instant retenons qu’à défaut de dépaysement, Jamel et Abdelilah ont eu toutes les raisons de douter de l’impartialité du Tribunal Correctionnel de Bastia et de craindre une aggravation en Appel, ils ont donc renoncé à leur droit d’Appel pour ne pas encourir un pire arbitraire. Quand l’Etat de Droit flanche, il arrive ce genre de choses.

Ensuite il y a les deux condamnés autochtones, Mr Straboni et Mr Baldi : ils s’en sortent à bon compte, et ils n’ont certainement pas envie de repasser devant le Tribunal pour cette affaire. Imaginez : le premier a frappé à coups de poing l’un des frères blessé en cours d’évacuation sur une civière, ceci devant les gendarmes et filmé de surcroit. Difficile aux gendarmes de fermer les yeux sur ce geste malheureux, d’autant qu’au passage Mr Straboni les avait bousculés pour accéder à la civière et porter ses coups. Donc ils ont mis ça dans leur rapport, ils ne pouvaient faire moins. Quant à Mr Baldi, toujours devant les gendarmes, il s’est acharné à coups de pied dans la tête d’un des frères marocains allongé à terre sans connaissance. Là aussi les gendarmes ne pouvaient faire moins que de mettre la chose dans leur rapport. On note néanmoins que Mr Straboni ni Mr Baldi n’ont pas été arrêtés par les gendarmes sur le fait, apparemment les gendarmes n’ont pas trouvé leurs actes bien graves sur le coup. Ce n’est que plus tard, quand il a fallu trouver deux lampistes qui dédouanent la centaine de lyncheurs et que les photos et vidéos ont commencé à circuler, que les gendarmes ont mis en cause les deux protagonistes.

Mr Straboni et Mr Baldi ont très bien compris qu’ils devaient servir de paravent au groupe de lyncheurs, que c’était pour la bonne cause et que leur dévouement serait gratifié. Aller en Appel c’était courir le risque (sait-on jamais ?) de rencontrer moins d’indulgence pour les coups portés à des blessés sans défense, ou même de se voir inculpés d’autres chefs, comme le chef de rébellion (quand on bouscule les gendarmes pour aller frapper un blessé, c’est ainsi que ça s’appelle) ou le chef de tentative d’homicide (quand on donne des coups de pied dans la tête d’un homme évanoui à terre, c’est comme ainsi que ça s’appelle, enfin normalement, parce que quand c’est la tête d’un maghrébin il y a peut-être dérogation, il faudra demander au Procureur Bessone). Et puis le risque de se voir demander des comptes pour d’autres violences commises auparavant, car tout de même il y a un mystère : comment ces frères marocains se sont-ils retrouvés assommés sur le sol, ruisselants de sang, évacués sur civière, qui donc les a passés à tabac, qui a essayé de les jeter du haut de la falaise, tout cela devant les gendarmes rassemblés en grand nombre pour cette sauterie ? Mr Straboni et Mr Baldi n’étaient pas seuls à animer la ratonnade, c’est certain, ils avaient une centaine de leurs amis à leurs côtés, mais qui sait, si on regarde bien les photos et les vidéos ? Sans compter le chef de complicité, celui de non-assistance à personne en danger, j’en passe et des meilleures. Décidemment Mr Straboni et Mr Baldi n’avaient vraiment pas intérêt à faire Appel, même en Corse c’est trop risqué, surtout si l’avocat adverse fait son boulot.

Le désistement de Mustapha Benhaddou ne solde pas l’affaire de Sisco.

Les lenteurs de la Justice en Corse ne sont pas sans effet : ce 7 Octobre 2016, Mustapha Benhaddou, isolé, sans soutiens et menacé dans son intégrité, a consenti à ce que l’on attendait de lui : se désister de son Appel, pour qu’on oublie cette triste affaire et que les responsabilités de chacun ne soient pas remises sur la table. Comme dit Corse-Matin le 8 Octobre à propos de ce désistement : « un soulagement pour les habitants du village, une délivrance pour les personnes impliquées ». Gageons que c’est aussi un soulagement pour les gendarmes, concernant leurs carences sur le terrain le terrain le 13 Août, puis dans l’enquête dont ils ont été chargés, pour le Procureur de Bastia et ses raccourcis saisissants, pour le Tribunal Correctionnel de Bastia et sa balance déréglée, et jusqu’aux ténors politiques du cru trempés jusqu’aux coudes dans le traitement judiciaire de l’affaire de Sisco. Pour obtenir ce ravisement soudain et étonnant de Mustapha, on peut supposer que l’on a fait miroiter à celui-ci la promesse d’une prochaine remise en liberté. Ce qui ne serait qu’une nouvelle manœuvre dans une affaire où tellement de biais, d’impasses et de dissimulations ont été accumulés. Un jour ou l’autre, on saura.

L’affaire de Sisco est-elle soldée pour autant ? Certainement pas, car deux grandes questions demeurent, qui seront plus difficiles à enterrer qu’il n’a été de tordre le bras à Mustapha Benhaddou.

D’abord, il a trop été donné à voir et à comprendre à trop de gens pour que l’omertà tienne longtemps. Le silence assourdissant qui est tombé soudainement sur cette affaire ne doit rien à son insignifiance : ce silence doit tout à la peur installée chez ceux issus de l’immigration, à la discrète jouissance de l’impunité chez les xénophobes et leurs complices, et à une profonde gêne rétrospective chez tous ceux, en Corse ou sur le continent, qui ont préféré laisser faire. Tout chef de clan vous le dira : trop de gens au courant, ce n’est pas bon, ça remonte à la surface un jour ou l’autre.

A l’époque de l’Internet triomphant et du smartphone obligatoire, pas grand monde n’a échappé pendant un mois au suivi de l’affaire par les médias, au ballet des témoignages contradictoires, aux petites vidéos et aux terribles photos de la fameuse « rixe de Sisco », à la passivité et à l’impuissance de la gendarmerie, à la manifestation ouvertement xénophobe à Bastia le lendemain, à l’arrêté anti-burkini du Maire local, à l’inculpation empressée de « la famille maghrébine » par le Procureur de Bastia, et pour finir à ce jugement du 16 Septembre qui cédait au communautarisme local en punissant l’étranger pour mieux taire la responsabilité des autochtones.

Ensuite et surtout, il y a les faits qui demeurent, et qui sont têtus, comme chacun le sait. A partir des éléments factuels rendus publics par la presse (photos, vidéos, interviews, extraits du rapport de gendarmerie, comptes-rendus judiciaires, etc), on peut ramener les évènements à ceci :

L’historique de l’altercation

13 Août 2016 : une famille marocaine se retrouve tôt le matin dans une crique isolée, dont la plage n’excède pas 50 m², pour s’éviter les tracas d’un ostracisme devenu à la mode contre les femmes portant un châle sur les cheveux ou préférant se baigner vêtues plutôt que dénudées en public. Pour protéger sa tranquillité, cette famille aurait relevé une barrière couchée à terre pour dissuader symboliquement l’accès à la crique : pour autant que le fait soit avéré, c’est une pratique anodine, il n’y avait de toute façon pas délit d’obstruction. Un touriste belge passant par là réalise des photos de la crique et, forcément, de ses occupants. L’un ou l’autre des trois frères lui demandent de s’abstenir de photographier la famille, comme précise l’un des frères « on n’est pas des singes ». Rien que de très normal : c’est l’expression d’une volonté de protéger sa vie privée, et s’y opposer constitue une pratique de harcèlement. En tout cas demander le respect de sa vie privée ne constitue pas un délit. Ensuite un couple d’Alsaciens descend dans la crique, la femme du couple se baigne et observe que l’un des frères effectue des ricochets sur l’eau, sans prétendre qu’il s’agissait d’une menace et sans autre incident. Puis arrive un groupe de jeunes du village de Sisco, qui trouvent leur crique occupée par des « maghrébins », dont des femmes « se baignant toutes habillées ». Briefé par le touriste belge qui leur raconte avoir été admonesté par la famille « maghrébine » pour avoir pris des photos sans autorisation, l’un des jeunes (Jerry, 18 ans) s’empresse de prendre à son tour des photos de la famille, sous le nez de celle-ci. Réaction prévisible : les frères marocains lui demandent de cesser la prise de photos et réclament la tranquillité. En réponse, les jeunes tiennent des propos stigmatisants, les frères menacent de se fâcher, le jeune photographe complète par un « ta gueule, sale arabe » (le jeune Jerry conteste avoir dit « sale arabe », mais il ne conteste pas avoir dit « ferme ta gueule » ce qui constitue une insulte et une provocation pour tout un chacun). Mustapha Benhaddou se dirige vers le groupe de jeunes, il donne une gifle au photographe d’occasion, il est pris à partie par un autre jeune de 19 ans et une jeune fille de 18 ans, les deux autres frères arrivent pour soutenir Mustapha, le groupe de jeunes de Sisco se replie vers le village, ulcéré par l’incident.

Comme le reconnaitra le Procureur de Bastia, c’est un Jerry « martyrisé plus psychologiquement que physiquement » qui file au Galion, bar de la marine de Sisco, pour y mobiliser des renforts. Jusque-là, pas de drame majeur, des jeunes provocants, un échange d’aménités, une gifle : certes la gifle est de trop, même provoquée, mais elle relève ordinairement d’une simple amende, elle n’encourt pas deux ans de prison ferme. A moins que provoquer et insulter des marocains soit une norme admise en Corse, et qu’une gifle donnée par un  marocain à un corse relève d’un droit spécial, coutumier et non-écrit.

L’historique du lynchage

Ensuite il y a la scène du lynchage. Le Procureur Bessone parlera d’une scène « à la limite du lynchage », mais c’est parce qu’il veut être gentil avec les Siscais. Qu’on en juge : un premier groupe de 15 à 20 hommes adultes fonce vers la crique dans quatre véhicules, alors que la famille marocaine, les trois frères, les épouses, la jeune sœur de 17 ans et les enfants en bas-âge, est en train de plier bagage. Une vidéo tronquée, tournée par un membre du commando siscais, montre la réaction inquiète des marocains à l’arrivée de l’escouade menaçante, les réparties bravaches et dissuasives, puis la vidéo est coupée pour ne pas montrer la suite : l’attaque de la famille marocaine par le groupe de siscais, vite rejoints par une vingtaine d’autres, et bientôt une centaine de siscais participent au passage à tabac. Les marocains ont appelé la gendarmerie, qui n’arrivera que bien plus tard, et montrera le plus grand laxisme envers les émeutiers. Trois hommes contre une centaine : pour se défendre, les trois frères auraient un piquet de parasol et une flèche de pistolet-harpon, en face les armes seront discrètement évaporées après l’agression, mais il est avéré qu’Abdelilah Benhaddou sera assommé à coups de planche et les gendarmes eux-mêmes rapporteront avoir subi des jets de pierre destinés à la famille marocaine. Des photos montrent clairement des siscais en train de pousser les frères Benhaddou dans le vide, un colonel de gendarmerie effectuer un placage aux jambes d’un agresseur tout à fait identifiable, un autre gendarme se précipiter en renfort de son colonel… Ensuite il y aura l’évacuation très difficile de la famille marocaine par les gendarmes, la jeune sœur de 17 ans enfuie à pied de la crique où ses frères se faisaient massacrer par une foule surexcitée et certaine de son impunité, puis les émeutiers qui retourneront les trois véhicules des marocains et les incendieront, toujours devant des gendarmes complaisants qui ne procéderont à aucune interpellation.

France-Info rapporte le 17 Août les propos d’un émeutier anonyme et amateur de footing : « on voulait les lyncher, les lyncher vraiment… Les maghrébins étaient cireux, ils ont compris qu’ils allaient y passer… Trop c’est trop, il faut arrêter l’immigration ». Le Procureur Bessone préfère parler de la « rixe de Sisco ». Ce n’est pas par inadvertance, c’est pour une raison de droit, une très mauvaise raison en l’occurrence. Une « rixe », c’est confus, ça permet de renvoyer les protagonistes dos-à-dos, ou dans le meilleur des cas de n’inculper que l’initiateur de la rixe s’il y en a clairement un, et si la riposte est restée proportionnée. Un lynchage, c’est une toute autre affaire, un groupe nombreux se fait justice soi-même en passant à tabac une ou plusieurs personnes en état d’infériorité : dans ce cas-là les lyncheurs sont solidairement responsables, pour violence, complicité ou non-assistance à personne en danger, selon le rôle imputable à chacun. Mais le Procureur Bessone ne voulait surtout pas avoir à lancer des inculpations pour lynchage, et il n’a rien fait pour documenter dans ce sens, tout au contraire. Mais que le Tribunal ait choisi de s’en tenir aux thèses du Procureur Bessone ne change rien à la matérialité des faits ni au droit. C’est bien d’un lynchage qu’il s’est agi à Sisco le 13 Août dernier, et les artifices pour camoufler les choses sont vains : les violences en réunion avec armes, les tentatives d’homicide au bord de la falaise, les jets de pierre contre la famille marocaine, l’incendie volontaire des véhicules des marocains, tout cela était bien le fait des émeutiers de Sisco, et ceux-là courent toujours.

Dans cet épisode, du début à la fin, les marocains étaient en situation de légitime défense et le port d’un pied de parasol ou d’une flèche de pistolet-harpon étaient des moyens légitimes et proportionnés pour faire face à un groupe de 15 à 20, puis 40, puis 100 lyncheurs, pas moins armés de leur côté. L’amalgame fabriqué entre les incidents survenus à la plage (jusqu’à la gifle finale) et l’épisode de lynchage ultérieur ne pouvait convaincre qu’un Tribunal disposé à y croire. Il y a bien eu deux moments distincts dans l’affaire : une altercation à la plage, pour laquelle les actes commis doivent être jugés pour ce qu’ils sont, puis un raid punitif de villageois déterminés à se faire justice eux-mêmes, pour lequel les actes commis doivent aussi être jugés pour ce qu’ils sont.

Ce qu’il reste à juger à Sisco

Il reste beaucoup de choses à juger à propos de l’affaire de Sisco, et il importe que toutes ces choses le soient. Car en rester là serait entériner une justice à deux vitesses où prévaut le droit du plus fort, où l’équité cède le pas au lobbying politique, où la xénophobie l’emporte sur l’égalité, les droits personnels et la protection de l’intégrité de chacun. Toutes les grandes proclamations républicaines dont on nous abreuve depuis des mois sonnent creux au regard de cette exigence : il faut rétablir l’Etat de Droit à Sisco et juger tout ce qui doit l’être. Il n’y a pas prescription et l’action de la justice n’est pas éteinte pour la plupart des délits et des crimes commis le 13 Août à Sisco (rappelons que la tentative d’homicide et l’incendie volontaire constituent des crimes, et qu’ils sont systématiquement poursuivis dans tout Etat de Droit).

Pour faire court, quelques suggestions : instruire l’affaire de harcèlement photographique et insulte xénophobe sur la plage de Sisco ; instruire pour faux-témoignages : celui qui excipait le port de burkini, celui qui affirmait la lapidation d’une baigneuse aux seins nus, celui qui prétendait l’utilisation d’une machette, celui qui taxait les marocains de consommation de stupéfiants, etc ; identifier et inculper les émeutiers auteurs ou complices du lynchage puis de l’incendie volontaire ; instruire pour non-assistance en personne en danger ; identifier et inculper pour tentative d’homicide les lyncheurs qui ont tenté de précipiter les frères marocains du haut de la falaise ; instruire la responsabilité des gendarmes concernant le déficit d’interventions, d’identifications et d’arrestations sur-le-champ. Et pour faire bonne mesure : poursuivre pour diffusion d’information mensongère ce fameux « ex-directeur des services secrets » qui prétendait dans la presse que les avocats de Jamal et Abdelilah Benhaddou étaient payés par le Qatar… On reviendra une autre fois sur le délicat problème de l’irresponsabilité des magistrats.

Les messages de Sisco

Les « maghrébins » de Corse comme ceux du continent ont forcément entendu le message : même pas besoin de porter le burkini, tu es de toute façon malvenu, et si tu ne rases pas les murs, on peut te taper dessus en toute décontraction, ce n’est pas la gendarmerie qui arrêtera les lyncheurs ni la justice qui les punira. Bien sûr : comme ils le braillent à tout propos « On est chez nous », ça veut dire que tu n’es pas chez toi, et donc que tu as tort. Pour la plupart de nos voisins venus d’un autre bout de la Méditerranée, qu’ils soient de nationalité française ou pas, le signal envoyé est clair : si tu te baignes sur la plage du Blanc, si tu vis dans la ville du Blanc, si tu marches sur le trottoir du Blanc, c’est à tes risques et périls, les droits de la République ce n’est pas pour toi. Pour pousser les plus paumés à la révolte nihiliste ou au radicalisme islamiste, les excités de Sisco et le jugement du 16 Septembre auront certainement fait autant que la politique de chômage, de précarité, de bas-salaire et de logement cher…

L’affaire de Sisco lance aussi un sérieux signal d’encouragement aux xénophobes de tous poils, à leurs commensaux politiques et à leurs alliés institutionnels. Pour casser du « maghrébin » impunément, c’est simple, il faut y aller en bande, plus on est nombreux, plus on leur en met et moins on risque d’être embêtés : la gendarmerie n’osera pas bouger le petit doigt, le Procureur trouvera les responsables dans le camp d’en face, et à coup sûr le Tribunal suivra les réquisitions pour condamner les basanés, rebaptisés « voyous » pour la circonstance par les élites locales. 

Le message que l’on peut entendre aussi, c’est celui de la régression des droits humains dans notre pays, et c’est la faillite de l’Etat de Droit. L’année 2016 aura au moins éclairé cela : détricoter le droit du travail et les garanties collectives avec la Loi Travail chère à nos élites, cela s’accompagne de la complaisance des autorités publiques envers la xénophobie et l’intolérance qui divisent, du délitement de la sécurité pour les plus démunis, et de l’arbitraire judiciaire qui scelle les nouveaux rapports de domination et d’exclusion voulus par la politique dite « libérale ». Les proclamations creuses du Président Hollande sur le « vivre-ensemble », les coups de menton pseudo-républicains de Mr Valls, la danse du voile de Mr Sarkozy et les gauloiseries de Mr Mélenchon ne peuvent plus cacher ceci : depuis l’affaire de Sisco il est devenu clair que les droits sociaux et les droits de la personne sont attaqués au même titre par une même politique, le social et le sociétal se retrouvent sur la même brèche.

Pour instructive qu’elle soit, l’affaire de Sisco ne doit pas rester comme un sujet d’affliction et comme une référence historique. Il faut inscrire l’affaire de Sisco dans l’action : tout reste à faire pour que la justice et l’équité prévalent ici. Les évènements du mois d’Août et le jugement du 16 Septembre ne procèdent que de ceci : les coups de force d’un courant xénophobe, la complaisance assumée des pouvoirs publics locaux, la passivité benoite de l’Etat, un traitement en « faits divers » par les médias, et le trouble stérilisant des forces progressistes de notre pays, chamboulées devant l’équation « social contre sécuritaire » concoctée par les puissants qui mènent la barque.

Quand on veut nous faire admettre que l’affaire de Sisco c’est du passé, qu’il faut tourner la page, eh bien justement il ne faut pas tourner la page, il faut demander des comptes. Pour perdre des droits c’est très simple : il suffit d’accepter chaque abus en considérant qu’il ne lèse que les autres ; pour regagner des droits c’est très simple aussi : il suffit de ne tolérer aucun abus et d’agir pour que les droits de chacun soient respectés, y compris les droits d’un marocain de 33 ans même pas français, un peu soupe au lait et avec casier judiciaire. Surtout les droits de celui-ci, car si ses droits sont respectés, forcément les vôtres le seront aussi. C’est comme cela que ça marche, non ?

Franck Boyer, le 10 Octobre 2016

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