Restons encore un peu avec Leconte De Lisle. « Aux modernes » était l’antépénultième texte des « « Poèmes Barbares ». Solvet Seclum en est l’avant-dernier.
Solvet Seclum
Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants !
Blasphèmes furieux qui roulez par les vents,
Cris d'épouvante, cris de haine, cris de rage,
Effroyables clameurs de l'éternel naufrage,
Tourments, crimes, remords, sanglots désespérés,
Esprit et chair de l'homme, un jour vous vous tairez !
Tout se taira, dieux, rois, forçats et foules viles,
Le rauque grondement des bagnes et des villes,
Les bêtes des forêts, des monts et de la mer,
Ce qui vole et bondit et rampe en cet enfer.
Tout ce qui tremble et fuit, tout ce qui tue et mange
Depuis le ver de terre écrasé dans la fange
Jusqu'à la foudre errant dans l'épaisseur des nuits !
D'un seul coup la nature interrompra ses bruits,
Et ce ne sera point, sous les cieux magnifiques,
Le bonheur reconquis des paradis antiques,
Ni l'entretien d'Adam et d'Ève sur les fleurs,
Ni le divin sommeil après tant de douleurs ;
Ce sera quand le Globe et tout ce qui l'habite,
Bloc stérile arraché de son immense orbite,
Stupide, aveugle, plein d'un dernier hurlement,
Plus lourd, plus éperdu de moment en moment,
Contre quelque univers immobile en sa force
Défoncera sa vieille et misérable écorce,
Et, laissant ruisseler, par mille trous béants,
Sa flamme intérieure avec ses océans,
Ira fertiliser de ses restes immondes
Les sillons de l'espace où fermentent les mondes.
Tout d’abord, quelques mots sur le titre, tiré du Dies Irae « jour de colère » en latin, aussi appelé « Prose des Mort ». C’est un poème biblique attribué à David et chanté dès le Moyen-âge en chant grégorien. « Solvet Seclum » est tiré des vers « Dies irae, dies illa/ Solvet saeclum in favilla […] » qui signifient « Jour de colère, jour fameux/Qui réduira le monde en cendres […] », une vision d’apocalypse. Dans le poème de Leconte De Lisle dont le titre est d’inspiration religieuse, les dieux et les hommes sont mis sur un même pied, étant également mortels, eux dont les voix ne sont que « cris », « blasphèmes », « clameurs », bref paroles mal articulées au-delà ou en-deça des mots ; voix qui se tairont à coup sûr, le poète l’assène dès le premier vers. On dirait que ce sont ces voix qui précipitent la fin, du monde vivant d’abord, puis le monde inanimé ensuite. Le système métrique est simple, les alexandrins rimant deux à deux (notons « vile/ville », « magnifiques/antiques » et le retour à la fin du poème de « monde/immonde » déjà lu dans le texte précédent). Tout le texte, comme dans une pièce de musique classique, vient se résoudre sur l’image forte du dernier vers, une vision de bouillonnement que ne renieraient pas, à, coup sûr, nos astrophysiciens.
Avant de conclure son recueil dans son style quelque peu guindé, on dirait que le poète se permet une dernière colère, assez radicale.