Partons aujourd’hui avec Henri Michaux, pour « un voyage en Grande Garabagne » dont les textes ont été écrits en 1936, mais publiés dans le recueil « Ailleurs » en 1948.
Si, tandis qu’un Émanglon fête chez lui quelqu’un, une mouche entre dans la pièce où ils se trouvent, l’invité, fût-il son meilleur ami, se lèvera et se retirera aussitôt sans dire un mot, avec cet air froissé et giflé qui est inimitable. L’autre a compris, même s’il n’a rien vu. Seule une mouche a pu causer ce désastre. Ivre de haine, il la cherche. Mais son ami est déjà loin. […]
La grande perfidie est d’entrer est d’entrer chez celui à qui on veut faire du mal, muni d’une mouche dissimulée dans une poche, de la lâcher dans la salle à manger et de faire ensuite l’homme qu’on a insulté. Mais l’autre vous surveille, allez ! Il surveille vos poches, votre col, vos manches, il se doute tout de suite qu’il y a de la mouche dans cette visite. Aussi faut-il agir avec prudence. Comme partout ailleurs, il faut être habile, et, si une chance vous est donnée, ne pas croire que tout soit fini. […]
La diarrhée des Ourgouilles
Mais dans un climat aussi abominable que le leur, ils ne peuvent échapper à toutes les maladies. La diarrhée des Ourgouilles est célèbre dans tous l’Ouest. C’est une diarrhée avec autophagie. L’homme est digéré et évacué au fur et à mesure par son propre intestin.
Le phénomène ne s’arrête pas à la mort apparente, le cadavre continuant à déféquer sans arrêt. On trouve de tout dans les déjections, du sang, des débris de pancréas, de luette, de plèvre même, et jusqu’à des esquilles d’os, prétend-on, et le mort perd aussi sa langue. En moins de trois heures, la cataracte ignoble a tout emporté, vidant l’homme comme on fait d’un poulet.
Et si le malade a un instant de répit, c’est pour vomir, pour se vomir lui-même.
Certains médecins disent que la mort est réelle à la fin de la première heure. D’autres qu’elle est seulement apparente.
Les Vibres
Les Vibres aiment l’eau, plongent aux éponges, ont raison des requins et des pieuvres. Ils reviennent le soir, sans s’être essuyés, le corps bleuté de phosphorescences. Leurs femmes accouchent dans une barque, trouvant dans les mouvements de la mer les forces nécessaires pour expulser l’enfant qui désire naître.
Laissons encore parler Michaux : « l’auteur a vécu souvent ailleurs : deux ans en Garabagne, à peu près autant au pays de la Magie, un peu moins à Poddema. Ou beaucoup plus. Les dates précises manquent.
Ces pays ne lui ont pas toujours plu excessivement. Par endroits, il a failli s’y apprivoiser. Pas vraiment. Les pays, on ne saurait assez s’en méfier. ».
Nous croiserons dans ce recueil les Hacs, les Émanglons – dont les « mœurs et coutumes » seront largement documentées – les Omobuls, les Orbus, les Écoravettes, les Rocodis et les Nijidus, les Garinavets et les Ossepets, Palans, Mastadar, Hivinizikis, Gaurs, Cordobes et Halalas, dont la seule énumération est tout autant cocasse que poétique. Michaux ne s’intéresse pas aux paysages mais aux modes de vie de ces étonnantes peuplades (précisant en matière d’avertissement que « certains lecteurs ont trouvé ces pays un peu étranges. Cela ne durera pas. Cette impression passe déjà. ») Dans des descriptions minutieuses, où, toujours, jaillit un trait malicieux, incongru (« il se doute tout de suite qu’il y a de la mouche dans cette visite », « la diarrhée des Ourgouilles est célèbre dans tous l’Ouest », « sans s’être essuyés »), l’écriture de Michaux, d’une limpide simplicité, allie la précision, l’absurde et le fantastique à un humour décapant qui désamorce miraculeusement l’horreur de son propos. Apprenons nous aussi à manier cette arme imparable.