Découvrons Wislawa Szymborska, une poétesse polonaise née en 1923, prix Nobel de littérature en 1996, « pour une poésie qui, avec une précision ironique, permet au contexte historique et biologique de se manifester en fragments de vérité humaine. ». Notons qu’elle a traduit, entre autres, Agrippa d’Aubigné et Théophile de Viau. Wislawa nous a quittés en 2012.
Trois mots étranges
Quand je prononce le mot Avenir,
sa première syllabe appartient déjà au passé
Quand je prononce le mot Silence,
je le détruis.
Quand je prononce le mot Rien,
je créé une chose qui ne tiendrait dans aucun néant
*
Fin et début
Après chaque guerre
il faut bien nettoyer
Un peu d’ordre dans tout ça
ne se fera pas tout seul.
Quelqu’un poussera les gravats
sur les côtés des routes,
pour que puissent passer
les charrettes des cadavres
Quelqu’un devra patauger
dans la fange et les cendres,
dans les ressorts des divans,
dans les débris de verre,
dans les haillons sanglants.
Quelqu’un doit traîner la poutre
qui calera le mur.
Quelqu’un doit replacer la vitre
et regonder la porte
Tout ceci n’est guère photogénique
et dure des années.
Toutes les caméras sont déjà
parties voir une autre guerre.
[…]
Ceux qui sont au courant
du pourquoi du comment
céderont bientôt la place
à ceux qui savent en peu.
Puis à ceux qui en savent prou.
Et enfin, rien du tout.
Dans l’herbe qui couvrira
les causes et les effets
il faudra que quelqu’un se couche
un épi entre les dents
à regarder les nuages.
Le poète peut jouer sur les mots mais aussi, comme dans le premier texte, jouer avec leur sens. L’ordre n’est certainement pas choisi au hasard : Avenir, Silence, Rien…
Le message du deuxième texte est évident. On notera cependant l’anonymat du texte, les « quelqu’un » et les « ceux », les premiers qui agissent et les seconds qui parlent, jusqu’au « rien du tout » final, toute allusion avec notre situation actuelle étant tout sauf involontaire…Il n’est pas interdit de voir dans la dernière strophe une allusion à « L’étranger » de Baudelaire. Et l’insouciance, telle une injonction inévitable, souveraine et paradoxale (« il faudra ») finira bien par reprendre ses droits.