Alors qu'enfants, nous rêvions d'aventures et de chevalerie, de monstres d'ombres, d'arbres aux cents visages, de cowboys et d'indiens, de charges de cavalerie, de princesses... quand les princesses rêvaient de chevaliers. Nous étions tour à tour gentils ou méchants, loups ou chasseurs, sauveurs ou sauvés, gladiateurs ou empereurs, impératrices ou servantes cendrillonantes. Quelques mots suffisaient à lancer le jeu, le rôle devenait presque réalité et la suggestion engloutissait le présent pour bâtir un devenir qui ne prenait fin qu'à la nuit lorsque sombrait le soleil derrière les futaies du bois Baltazar où s'adossait lascivement au clocher du quartier.. à l'heure nous retentissait l'appel du dîner.Nous n'étions jamais rassasiés de vivre, d'inventer, de transformer notre vie d'enfant en film fantastique et d'y être un acteur le temps de quelques heures. 2 à 3 fois par semaine, tout au plus, ma mère ouvrait délicatement le meuble de meurisier ciré qui trônait dans le salon, elle sortait avec application le téléviseur fixé sur un plateau articulé et posé sur deux rails en aluminium brossé, qui permettait non seulement à cet écran de verre bombé de sortir dudit meuble, mais aussi de l'orienter judicieusement vers l'un ou l'autre des côté de la pièce.Nous nous saisissions alors du "programme télé", qui portait tour à tour le nom de "Télé 7 jours", "Télé Star",ou "Télé poche", puis chacun y allait de ses propositions. Les chaines étaient au nombre de 6 ou 7 tout au plus, ce qui nous laissait le choix entre 2 ou 3 films qui débutait souvent à l'issue du Journal télévisé de vingt heures. Une courte pause publicitaire assurait la transition entre l'information et le divertissement. Ma mère, comme mon père, veillaient à ce que le film, sélectionné en famille, ne soit ni trop violent ni trop "osé" pour nos chastes yeux d'enfants.A la fin du film, la télévision était systématiquement éteinte et nous sortions du salon, comme l'on sort d'une salle de cinéma, après avoir embrassé chaleureusement nos parents.C'était comme au cinéma ! comme un rituel respecté par tous. Un moment de consommation choisie, de divertissement (ou d'éveil culturel soigneusement sélectionné.La télévision glissait ensuite à nouveau sur son plateau articulé pour rejoindre le fond de son meuble sombre jusqu'à la prochaine occasion. Une clef en métal bronze assurait la parfaite fermeture de ce meuble et disparaissait ensuite dans une cachette que nous rêvions de connaître.Le mardi ou le samedi étaient souvent des jours de films car ils précédaient des journées sans école et sans collège.
Le reste du temps, nous lisions, nous écoutions un peu de musique (nourrissant souvent un conflit générationnel), nous nous attardions à discuter sur la terrasse après la fin du dîner et lorsque les devoirs se trouvaient achevés. Il y avait bien sûr quelques moments d'ennuis mais ceux-là étaient encore propices à la réflexion et à la magie de l'imaginaire.La télévision occupait une faible place dans notre quotidien, de plus son contenu était filtré par l'institution du CSA, chaque émission, chaque film, chaque documentaire, était codifié d'un symbole coloré indiquant l'âge du public visé et nos parents veillaient, quant à eux, à ce qu'en aucun cas celui-ci ne soit transgressé. Les scènes de violence, de sexe inadaptées au jeune public, les dénouements à la morale douteuse, les éloges de l'oisiveté, les propos racistes ou dégradants envers n'importe quelle communauté ou classe sociale étaient systématiquement bannis ou censurés.
Puis le temps a passé... certaines émissions de divertissement, en quête d'un public plus nombreux,ont réussi à imposer leur télé-réalité (surnommée à l'époque "télé-poubelle" lorsque les premiers concept-TV d'ENDEMOL ont débarqué en France), puis les émissions de variété, de débat ou d'information ont, les unes après les autres, usé de la provocation pour s'attirer les faveurs d'un large public peu éduqué et peu exigeant sur le contenu (pourvu qu'il y ait du bruit !).Le nivellement par le bas à peu à peu fait référence commune et la grille des programmes a vu ses exigences à la baisse pour laisser place à cette télé du nouveau millénaire pendant que le CSA a timidement reculé devant cette médiocre régression.
La provocation, devenue quotidienne puis forcément ennuyeuse, a laissé place à l'outrage et au scandale pour éviter l'ennui. La violence devenue norme a glissé vers l'utra-violence, les meurtres quotidiens portés à l'écran, les femmes violées puis découpées, les mises en scène d'agressions sordites, les "serial killers" et donc les "profilers".
Un inventaire officiel recensant les actes de violence vus à la télévision française dans l’année 1988 et publié dans le journal Le Point (source 3) révèle des chiffres accablants : 670 meurtres, 15 viols, 848 bagarres, 419 fusillades, 11 hold-up, 8 suicides, 14 enlèvements, 32 prises d’otage, 27 scènes de torture, 18 drogués, 9 défenestration, 13 tentatives de strangulation et 11 scènes de guerre. C'était en 1988 et malheureusement ce n'était que le début ...!
Le tout porté en boucle sur les chaînes françaises mais renforcé dès les années 2000 par plus de 300 chaînes en 5 ou 6 langues et déballé sans vergogne devant un public de tous âges sans aucun contrôle ni aucune précaution.
Au hasard de mes recherches, je suis tombé sur l'étude de Johnson (source 2), qui mentionne 20 à 25 actes violents par heure dans des programmes pour enfant et 3 à 5 de ces actes qui sont montrés en 1re partie de soirée. La quantité hebdomadaire regardée par les jeunes décroît avec l’âge : 28 h entre 2 et 5 ans, 23 h de 6 à 11 ans, 21 h entre 12 et 17 ans (5) d’après les données du rapport Nielsen dans les années 1980 mais on a constaté l’absence de changement significatif depuis.1/5e des enfants regardent la télévision plus de 6 heures par jour aux USA (6). Par ailleurs on évalue à 04 h 30 la quantité moyenne de télé des jeunes américains de 2 à 7 ans ; les jeunes français y consacrent, pour leur part, 02 h 30 ce qui les situe parmi les plus grands consommateurs d’Europe (3).
Les jeux électroniques ont forcément suivi, ou parfois devancé, cette macabre surenchère, en proposant aux plus jeunes de supprimer par dizaines ou centaines, des personnages graphiques mais très réalistes, à l'aide d'armes automatiques qui font plus qu'illusion et, même si le contenu est à l'échelle d'un téléphone ou d'une tablette android, la symbolique est bien là, déjà présente dans les cerveaux de la génération des vingtenaires qui partagent tant bien que mal notre quotidien et feront le monde de demain.
En parallèle, les violences urbaines ont plus que sensiblement augmenté (pendant que les violences rurales se sont quelque peu estompées), les actes de barbarie, de torture parfois, de séquestration, de mutinerie, se développent jour après jour, année après année.
Les attaques "béliers" à la façon des caïds des séries qui abreuvent 6 à 8 heures par jour un public de plus en plus passif et ecervelé, déconnecté de tout jugement moral et de toute réalité, pullulent sous des excuses aussi absurdes que la lutte pour des valeurs religieuses ou politiques, par des délinquants qui ne sont en réalité ni religieux ni politisés, mais qui mettent en scène ce que leur cerveau a appris.
Il demeure toujours chez l'homme (bien plus encore que chez la femme), cette quète absurde à devenir un héro, bon ou mauvais, sauveur ou destructeur, à l'image des références qui battissent son enfance. Le risque est dans le passage à l'acte, quand la fiction et le fantasme deviennent une réalité aussi horrible que les images qui l'ont enfantées.
Comment aurait-il pu en être autrement ?Comment aucun sociologue n'a su deviner cette morbide évolution ?Comment aucun spécialiste des médias, aucun responsable public, aucun ordre de médecins-psychiatres n'ont eu la sagesse d'appeler au principe de précaution ?
Notre télévision, nos jeux électroniques en vente libre, notre internet débridé, nos réseaux sociaux virtuels... fabriquent chaque jour des monstres bien réels.Comment nous en étonner ?
Combien de temps pourrons-nous encore masquer cette auto-destruction et lui donner des couleurs religieuses ou politiques afin d'en dissimuler les causes réelles ?
Il existe un lien évident, au niveau cognitif, entre l’agressivité générée par les images violentes diffusées par la télévision et les médias et les comportements destructeurs de quelques désaxés qui tendent à se multiplier chaque année.
Historiquement, on peut noter 2 rapports scientifiques relatif à l’impact de la télévision et des médias sur la violence quotidienne. BS Centerwall en 1992 (source 1) a montré que sur l’évolution des homicides en 40 ans au Canada, USA, et Afrique du Sud, la seule introduction de la télévision provoquait un doublement des homicides en 25 ans.On constatait aussi une augmentation de 160 % des agressions physiques entre le CP et le CE1 dans une petite ville isolée du Canada dès l’introduction de la TV entre 1973 et 1975. Un tiers des sujets emprisonnés pour agression admet avoir imité des gestes observés à la télévision. Dans la 2e étude, Johnson (source 2) a suivi 707 familles de l’état de New York sur 15 ans et noté une corrélation entre la violence et du nombre d’heures quotidiennes passées devant la télé.Je n'ai trouvé aucune étude au monde qui expose la théorie inverse ni même ne vienne modérer les constatations de Johnson et du BS Centerwall.
Et pourtant, on peut aisément vivre sans télé, j'en ai fais l'expérience depuis 3 années déjà, conscient de la nature perverse des programmes et de la dépendance psychologique que ce médium imprime dans le cerveau du plus grand nombre. La manipulation subliminale imposée au quotidien amène vers la consommation non-choisie puis passive : on regarde ce qu'il nous semble le moins pire et on patiente dans l'attente d'un prochain programme qui saurait éveiller notre plus grand intérêt, sans avoir le courage de l'éteindre ...et à peine de détourner le regard.
Je connais des foyers où la télévision est allumée dès le réveil et n'est pas éteinte avant le soir, d'autres où les enfants font leur devoirs devant l'écran animé et même d'autres où l'on dîne face à ce même défilé d'image.
La télé est devenue un formidable outil de manipulation, de contrôle des masses, de guide à penser, de guide à voter, de guide à consommer, un gigantesque outil d'abêtissement, d'aliénation et d'asservissement... pourvu que pendant ce temps là, les livres restent fermés, que les balançoires des parcs restent immobiles, que les bosquets restent muets des jeux de nos enfants, que leurs aventures soient déjà écrites et scénarisées sur leurs tablettes et smartphones, que la violence pré-fabriquée remplace leur imaginaire, enfouisse au fond du sable leur poésie naissante, détruise à tout jamais leur goût naturel d'eux-mêmes et des autres.
Il n'est jamais trop tard pour l'éteindre,nous aimer, nous étreindre et changer le monde de demain.
Franck JUIN
Références utilisées pour cet article :
1. Centerwall B. Television and violence. The scale of the problem and where to go from here, JAMA, 1992 ; 267 : 3059-3063.2. Johnson JG, Cohen P, Smailes EM, Kasen S, Brook JS. Television viewing and aggressive behaviour during adolescence and adulthood. Science, 2002 ; 295 : 2468-2471.3. Sallin-Solary J, Lalardrie B. Télévision graine de violence. Quotidien impact médecin, 1992 ; 244 : 3.4. Browne K, Hamilton-Giachristsis C. The influence of violent media on children and adolescents : a public-healt approach. Lancet, 2005 ; 365 : 702-710.5. Strasburger V. More voices join medicine in expressing concern over amount, content of what children see on TV.JAMA, 1988 ; 260 : 1831-1834.6. Singer MI, Miller DB, Guo S, Flannery DJ, Frierson T, Slovak K. Contributors to violent behavior among elementary and middle school children. Pediatrics, 1999 ; 104 : 878 – 884.7. American Academy of Pediatrics. Children, adolescents and television.Pediatrics, 1990 ; 85 : 1119-1120 .