Pour le spectateur parisien, étourdi et pressé depuis un bon moment déjà par le rythme effréné des sorties « de films à ne pas manquer », le confinement constitue une sorte de répit. Il faut se l’avouer, sans trop le crier sur tous les toits quand même, car les exploitants, indépendants surtout, souffrent de l’accumulation d’incuries et d’inéquités face à la pandémie.
N’empêche, cette période ouvre une fenêtre sur la possibilité, nouvelle pour beaucoup, de tomber sur un film. D’oublier les recommandations d’algorithmes, de laisser faire le hasard et, avec de la chance, de favoriser la rencontre avec une nécessité, dans nos existences, à ce moment-là.
Tout commence par un numéro spécial des Cahiers du cinéma sur les réalisatrices (nº757, juillet-août 2019). Comme un dictionnaire, un atlas ou tel autre ouvrage de référence, il n’occupe pas de place permanente dans ma bibliothèque. Il traîne sur la commode avec d’autres livres ou revues en cours de lecture, disponible pour une reprise ou une consultation aléatoire, le moment venu. Ce moment vient : un soir, sans envie de commencer quelque chose en particulier, je prend le magazine, le feuillette de manière un peu distraite et tombe sur la notule consacrée à Emmanuelle Cuau. Est-ce que je décide de la lire ? Sans doute pas, mais je la lis, et je la lis d’autant plus complètement que très vite, je réalise que l’un des films qu’elle évoque, Circuit Carole, me concerne. Plus, sans aucun doute, qu’il ne me concernait en avril 1995, quand il est sorti en salles—j’aurai été bien incapable de le comprendre, à ce moment-là.
Je ne pouvais mieux tomber, en ce début d’automne. Je trouve le film sur une plateforme VàD, Universciné, sur laquelle j’ai mes habitudes, et je le loue (Circuit Carole est de ces films qui ne repassent jamais en salles, rarement en festival ou en cinémathèque, triste destin de l’ « art et essai » français, pourtant pas plus périssable que d’autres contingents de films, produits en d’autres temps et en d’autres lieux).
De quoi s’agit-il ? De la cruauté inhérente aux relations entre parents et enfants, les premiers devant nécessairement se confronter à l’éloignement des seconds, devenus adultes ; les seconds devant nécessairement, pour « faire leur vie », abandonner, ne serait-ce qu’un peu, leurs aînés. Il s’agit encore de ce qui se passe lorsque les uns ou les autres refusent de jouer le jeu de la vie, du vieillissement, de la disparition avec placidité et élégance (autant dire abnégation). La mise en scène d’Emmanuelle Cuau traduit tout ceci avec beaucoup de justesse, d’une part par la construction d’espaces qui ne communiquent plus (le lointain et le proche ne font que se juxtaposer par des plans en champ-contrechamp qui restent hermétiques les uns aux autres), d’autre part par une direction d’actrices qui repose sur des styles de jeu contrastés adaptés à la logique de chaque personnage, Marie (Laurence Côte, la fille) et sa mère, dont le prénom n’est jamais mentionné (Bulle Ogier).
Deux événements jumeaux témoignent, dans les premières minutes du film, de l’indistinction des sphères respectives, celle de Marie, celle de sa mère. Marie, dans la première scène, vole plusieurs articles pendant sa balade avec sa mère dans un grand magasin, à l’insu de cette dernière dont elle fait de facto sa complice en lui exposant son butin, une fois sortie. Peu après, sa mère se fait passer pour Marie en répondant à une offre d’emploi : elle appelle l’entreprise et obtient un rendez-vous. Marie sera embauchée sur ce poste de réceptionniste en banlieue lointaine, déclenchant un processus d’éloignement avec sa mère que sa rencontre avec Alexandre (Frédéric Pierrot) au circuit Carole, tout proche de son lieu de travail, ne fera qu’accentuer.
Ce qui va de soi pour Marie n’a rien d’évident pour sa mère qui, après que tourne court un sursaut d’orgueil initial (se faire la démonstration qu’elle a une vie sans sa fille en allant seule au restaurant), va, méthodiquement et inconsciemment à la fois, creuser un double espace : dans la vie de Marie, un espace où elle n’est plus visible, où elle est là sans être remarquée, sans exister ; dans sa vie à elle, un espace où c’est Marie qui disparaît mais aussi, bientôt et comme par ricochet, où elle-même sombre, s’absente de sa propre existence et perd la raison.
Les deux visites de la mère au circuit Carole, curieuse de ce qui s’y passe, sont emblématiques de ces deux espaces. La première fois, elle observe à distance Marie et la bande qu’elle a intégrée, mais personne ne la remarque, même lorsqu’elle s’approche de la piste pour observer les motos qui tournent. La seconde fois, elle paraît s’identifier à ce que l’on voit aux commandes d’une moto lancée à toute allure (plan en caméra subjective). Juste après, dans un contrechamp, elle est montrée se crispant, se masquant les yeux, comme horrifiée par un accident peut-être aussi espéré qu’il n’est craint.
Plus tard, lorsque Marie a déjà déserté l’appartement pour vivre l’essentiel de son temps avec Alexandre, elle revient dîner à l’invitation de sa mère. Elles se trouvent cette fois dans le même espace, celui qu’elles ont si longtemps partagé, mais ce n’est pas un espace commun : le découpage, notamment, les maintient dans des cadres séparés, à de rares exceptions.
Dans cette scène où se noue le drame (et se dénoue le lien de manière définitive), le jeu de Laurence Côte est un peu forcé. Je ne dis pas cela comme une critique, bien au contraire, car c’est en adéquation avec son personnage, qui doit justement produire une certaine grandiloquence, affirmer et déclarer à ce stade, forcer le passage quitte à imposer une dispute, bousculer une relation trop présente, trop pesante dans laquelle il se trouve pris (— Marie : « Tu sais ce qui me ferait plaisir ? — La mère : « Dis. » — Marie : « Que tu m’aimes moins. »). Pour Marie, il faut alors, sinon déchirer, du moins distendre quelque chose pour se donner de l’espace pour respirer.
Le jeu de Bulle Ogier, plus difficile à décrire, repose sur une simultanéité entre présence physique et absence graduelle à l’autre. La mère est là en personne, elle ne peut le nier, mais elle se dérobe au nouveau mode relationnel imposé par Marie. Son visage se tourne vers sa fille et revient à ses mains, à son assiette, son corps marque légèrement l’encaissement d’un choc, d’une onde plus forte que les autres. Comme si elle comprenait bien que sa fille lui parle, mais qu’elle ne comprenait pas le sens de ses paroles. Ogier n’exprime pas la peine, la blessure : ou alors elle les joue en creux, par le refus de s’y exposer, en se plaçant d’emblée là où ce dont Marie parle ne trouve pas de réponse—ni « je ne vois pas de quoi tu parles » ni autre chose.
La fin du film voit un dernier basculement, aussi bouleversant que les précédents car cruel et dans l’ordre des choses à la fois. S’absentant, s’extrayant d’un monde où Marie peut décidément continuer à vivre sans se trouver à ses côtés, la mère se retrouve dans un monde fictif qui s’apparente à l’antichambre de sa propre disparition—de sa mort. Après que ses vérifications échouent à confirmer que Marie a eu un accident, auprès du gardien du circuit comme de la police, la mère appelle France Télécom et explique que sa ligne ne fonctionne sans doute pas correctement—elle n’a récemment pas pu être jointe alors que, forcément, on a essayé de l’appeler pour la prévenir. L’opératrice lui annonce qu’elle va faire un test et la rappeler.
La mère laisse alors le téléphone, qui bien évidemment marche, sonner longuement. Elle se voit donner tort, le réel la contredit cette première fois et elle va à la fois s’entêter et ce faisant, s’en éloigner. De même qu’avec sa fille, elle s’est ménagé un espace où elle ne comprend plus ce que lui dit celle-ci, elle se ménage ici un espace où elle ne se trouve plus : tout près de celui où le téléphone marche et sonne, celui d’où elle ne l’entend pas. Peut-être, déjà, une salle d’attente en retrait des vivants, un espace préparatoire à sa propre disparition dont la mère aurait besoin, en guise de transition.