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Billet de blog 27 février 2014

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Déplacements en province

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Tonnerre de Guillaume Brac, avec Vincent Macaigne, Solène Rigot, Bernard Ménez, Jonas Bloquet, Hervé Dampt, musique de Rover. Cinéma Le Luxy, Ivry-sur-Seine, jeudi 20 février 2014, 20h.

Il n'y a pas une place du texto au cinéma, mais des places, que chaque nouveau film doit inventer pour ses propres besoins narratifs, figuratifs, stylistiques, économiques. (Il se trouve qu'une chronique de France Culture l'aborde cette semaine.) Dans Tonnerre, deux longs messages très importants pour Maxime, le personnage principal, apparaissent plein cadre. L'un comme l'autre proviennent du téléphone de la jeune femme dont il vient de tomber passionnément amoureux (mais l'un, clairement, n'est pas d'elle). L'un comme l'autre sont présentés trop longtemps (une poignée de secondes), en plan trop fixe, comme si Maxime lui-même nous les faisait lire en nous les tenant sous les yeux. Ce sont, il est vrai, de longs textos, explicatif dans un cas, insultant et menaçant dans l'autre. Et tout bien considéré, il n'y a pas de solution idéale. Les faire lire en voix off par le comédien ou assumer qu'un texto, on le lit souvent de travers la première fois qu'on le lit, donc priver le spectateur des secondes supplémentaires afin de ne laisser que des mots volés affleurer à la surface de sa conscience (comme le personnage, bouleversé ?)—c'eut été encourager une identification avec Maxime qui n'existe que peu (et indirectement) dans le film. Et les transposer en cartons, en intertitres, ce qu'ils sont aussi finalement, aurait rompu la logique fictionnelle d'un film qui repose beaucoup sur l'absorption dans un lieu, un climat, un sentiment diffus, pour Maxime comme pour le spectateur.

Ce sentiment, paradoxalement, il pourrait se résumer par le fait de ne pas être à sa (juste) place, de se trouver déplacé—face à une situation de vie pour Maxime, face à sa représentation dans le film pour le spectateur (même si le mot "représentation" convient mal ici). Un monde sans femmes, le moyen métrage réalisé juste avant par Brac et que j'ai pu voir ce même jour à la séance précédente, entretient un malaise très particulier pour un spectateur : la crainte de voir la souffrance invisible mais soupçonnée des personnages se dévoiler, éclater, exploser. Crainte d'une obscénité (intimité d'un personnage révélée), mais surtout (pour ce qui me concerne), hantise et douleur de se retrouver dans cette situation si familière: je ne me sens pas à ma place, mais je ne sais pas où aller. Chez Brac, cette situation s'aggrave du fait que le spectateur a le "privilège" de la pressentir et de la comprendre avant les personnages. Juste avant, avec juste assez d'anticipation pour que son expérience de la crainte en soit renforcée.

L'expression bouleversante de ce sentiment de déplacement dans ces films tient surtout à deux choix (ce sera mon hypothèse temporaire). D'abord, Guillaume Brac fait travailler ensemble acteurs professionnels et acteurs de quelques jours, habitants et amis de la région où se déroule le tournage. Selon lui, la fiction y gagne en force, en authenticité. Cela se vérifie, et j'ai donc envie de préciser comment cela se passe. Dans ces scènes où se rencontrent les personnages joués par les uns et les autres, il subsiste un écart irrémédiable entre ceux qui jouent pleinement jusqu'au mal-être et ceux qui jouent en creux, avec une certaine sécheresse en tout cas, des affects que l'on devine au plus près de ce qu'ils ont traversé. Je pense à la scène de drague sur la plage dans Un monde sans femmes et à celle de la cave du viticulteur dans Tonnerre. Dans les deux films, le contact entre les personnages qui arrivent (ou observent en lisière de la scène) et ceux qui se trouvent comme bloqués là, le sentiment de déplacement très différent que les uns et les autres peuvent éprouver à ce contact, est renforcé par ce hiatus sensible entre comédiens de métier et comédiens d'occasion.

Le second choix est celui du lieu, bien sûr. Ce que l'on appelle "la province" dans ce pays, Brac a l'intelligence de ne pas le renforcer par des stéréotypes en tous genres. Il exploite (surexploite peut-être—c'est un reproche légitime que l'on peut faire à ces deux films) les lieux, leur capacité de mystère ou d'évidence, leur beauté et leur laideur, leur banalité et leur étrangeté, leurs permanences et leurs transformations. Des lieux situés "en régions", certes, mais c'est bien Paris ou sa banlieue qui, dans un cas comme dans l'autre (les touristes mère et fille, Maxime), sont devenues province pour ces personnages: temporairement ou plus durablement, une province symbolique plutôt que géographique qui prend la forme d'un sentiment de déliaison avec les mouvements du monde. Et laisse aux chagrins anciens et aux passions chimériques un espace où prospérer.

À celui qui veut devenir libraire et qui, pendant la collation servie entre les deux projections au Luxy, m'a permis de ne pas trop sentir le déplacement. Je ne fume pas, dommage pour la cigarette.

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