Je voudrais partager ici la tristesse que j’ai éprouvée à la nouvelle de la mort de Patrice Dominguez, mais ce n’est pas possible. Pas davantage que de partager le deuil de quelqu’un que l’on aurait connu en personne. Le sentiment de perte s’éprouve seul, malheureusement. Dès lors, je peux juste approcher, ici et là, ce pour quoi je l’appréciais – au mieux, « échanger sur » sa disparition prématurée.
Lorsque je l’écoutais commenter un match de tennis, j’avais l’impression d’assister à ce qui se passait. Pas d’y assister en personne évidemment, mais de voir et de comprendre ce qui se passait sur le court et dans son voisinage. Un jour, Jean-Luc Godard a déclaré dans un entretien qu’avec Dominguez, il s’agissait vraiment de tennis, pas d’un prétexte (je résume). On pourrait même dire que Dominguez faisait pour le tennis le même travail qu’un bon meneur de ciné-club : comme le film, le tennis n’existait pour le spectateur que comme image latente jusqu’à ce que sa parole vienne révéler ce qui s’y jouait.
Dans une répartition des rôles qui pouvait étonner, le journaliste sportif se chargeait de chauffer le salon du téléspectateur, de créer une communauté autour du joueur ou du match, de faire événement. Dans son rôle de consultant, Patrice Dominguez, lui, semblait toujours en retrait, sang froid dans le chaudron du chauvinisme, paroles tout en modération qui considéraient toujours l’adversaire, retour constant aux faits objectifs du sport et de son spectacle lorsque menaçait le débordement partisan.
Le tennis, rien que le tennis—parfois c’était peu, toujours c’était honnête. Cela permettait encore au non-initié, ou au non-spécialiste (comme moi) de saisir en quoi ce qui se passait sur le court anticipait ou exprimait au présent ce qui se jouait aussi à l’extérieur : la traduction du corps humain en données quantitatives, la surveillance de ce corps et de ses mouvements, l’élimination systématique de tout ce qui ressemblait à de l’aléatoire, l’impact du tennis pourcentage sur les équipements, le poids du spectacle sur les organismes et l’attrait que représentent les organismes pour tout spectacle.
Dominguez parlait de séquences de jeu, de séquences de score, de récits dont l’observateur extérieur n’avait pas idée, mais auxquels, selon lui, les joueurs pensaient en match. Il parlait aussi très bien de gestes. Ainsi, fin 2004, directeur technique national, il se demandait si le tennis français devait continuer à concevoir la main comme solidaire de l’avant-bras, ou s’il devait s’inspirer du travail du poignet chez les Espagnols, où les deux étaient dissociés (Godard ne devait pas être le dernier à apprécier cette approche par écoles nationales). Patrice Dominguez avait enfin le sens du moment et du lieu et pouvait mieux que quiconque restituer une atmosphère en direct, voire la projeter dans une constellation d’histoire (et d’histoires).
Et puis…
Et puis. Il y avait ce fameux sourire en coin, plus narquois que matois, toujours prêt à pointer en fin de propos.
Comme pour dire, je vous éclaire sur ce que nous regardons ensemble, la technique, l’athlétique, la tactique et la stratégie, le mental et les mentalités.
Et puis il y a le reste, ce que je ne saurais dire mais vous laisserai deviner—le hors-champ du tennis professionnel, son évolution au fil de l’ère open.
Et puis il y a le reste, ce que vous connaissez (mais oubliez parfois) : quelque chose de bien plus vaste, ce qu’en France on appelle communément la vie. Le tennis lui apporte ses mouvements gratuits, ses métaphores, ses combustibles, mais jamais elle ne se résumera à lui (heureusement).