Mon premier accès à la télévision s’est fait par les grilles de programmes et les petits reportages illustrés d’un magazine de poche. Je ne pouvais la regarder que de manière limitée et de toute façon assez encadrée, essentiellement le mercredi, le samedi et le dimanche après-midi, puis à la fin de l’après-midi pendant les vacances, un peu plus largement chez ma grand-mère. Cette privation relative, puisque je l’ai toujours regardée moins que je ne l’aurais voulu, m’a amené à fantasmer les émissions à partir de leurs titres, de leurs présentateurs, de leur horaire de diffusion. Chaque chaîne, sa grille, ses cases finit par représenter une maison, avec ses différentes pièces, ses résidents, ses voisins ou ses visiteurs réguliers, maison mentale se superposant à la maison réelle que j’habitais.
Parmi ces cases, celles du cinéma, particulièrement lorsque trois étoiles étaient accolées au titre du film, revêtaient un prestige particulier : déjà hors de portée du fait de leur horaire nocturne, après 20h30, elles étaient exclues de notre univers d’enfant par leur sujet. Si elles étaient une pièce, c’était certainement la chambre des parents, ou la cuisine peut-être, lorsque le soir, devant le téléviseur allumé auquel n’était accordée qu’une attention distraite et irrégulière, ils discouraient sur leur journée et sur des histoires d’adultes dont ne nous parvenaient à l’étage de nos chambres que d’incompréhensibles échos syllabiques.
De ces films, le souvenir de ceux de Claude Sautet perdure dans ma mémoire visuelle, à l’exclusion de tous les autres. Ceux des années soixante-dix, je veux dire : Les Choses de la vie, César et Rosalie, Vincent, François, Paul et les autres. Jusqu’à la rétrospective de la Cinémathèque française, début décembre, je ne les avais jamais vus à la télévision—et encore moins au cinéma, où ils ne ressortaient justement pas. Rançon de leur succès chez la première, et peut-être d’une coïncidence secrète : les films de Sautet raconteraient une époque où la société française dans son ensemble s’est mise à regarder la télévision et, d’une certaine manière, en montreraient les effets.
C’était sans doute le bon et le mauvais moment. Ces films, vus par un enfant, renforcent sans doute une sorte de mystère diffus autour du monde adulte, de ses personnages, de ses attitudes ou de ses mots à la fois ambigus et totalement transparents, de ses éclats et de ses silences pesants qui se prolongent, trop. Vus par un adulte de quarante et quelques années, l’âge de nombre de leurs personnages et celui de leur réalisateur au moment de leur production, l’effet n’est pas exactement de l’ordre de ce que je qualifierais de « juste ». Pourtant, ces films m’ont touché.
D’abord peut-être parce que, contrairement à leur légende, ils ne sont pas lourdement psychologiques ; ils n’obéissent même qu’assez peu à ce genre de schéma explicatif. On remarque bien les malaises entre amis, la fameuse communication qui ne se fait plus dans les couples, les décalages que l’échec ou la réussite sociale ont pu creuser. Mais leurs causes restent vagues voire incertaines. Elles ne semblent pas intéresser Sautet outre mesure : il s’attarde sur des visages d’acteurs, souvent au volant d’une voiture, et leurs personnages pourraient penser à quelque chose aussi bien qu’à rien du tout, simplement imbibés de leur contrariété, de leur malaise, de leur malheur (rarement de leur joie ou de leur euphorie). Par parenthèse : cet intérêt pour le symptôme sans cause décelable doit beaucoup au jeu de Michel Piccoli, qui fait alterner les figures masculines qu’il interprète entre la littéralité, la franchise la plus plate, et de violents accès de colère qui se dissipent très vite, comme des humeurs détachées de l’expérience vécue.
Ensuite, et ce second point a beaucoup à voir avec le premier, parce que les personnages de Sautet, typiquement, ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ces hommes (surtout), je les imagine, en dépit de leur position sociale plutôt du côté des dominants, ou du moins des « aisés », comme les victimes collatérales d’une période historique, l’après-guerre, où l’on se précipite, personnes réelles, avec appétit vers des personnages, des sujets et des positions proposées par la nouvelle économie, la reconstruction et la modernisation. Les moments que ces films représentent, ce sont notamment ceux où la personne s’éveille ou se réveille à une certaine réalité, lorsque le voile de l’idéologie commence à se déchirer et que se révèle le caractère fictif de repères que l’on tenait pour acquis. Parfois, une scène sert même de métaphore à cette phase où l’homme, groggy, incrédule face à une réussite ou une évidence qui se dérobent, doit choisir ce qu’il va faire après. En positif, cela donne le combat de boxe de Jean (Gérard Depardieu) dans Vincent… En négatif, ce sera l’accident de Pierre (Michel Piccoli) dans Les Choses de la vie, traumatisme qui jusque dans ses prolongements ultimes (et dans son ralenti comme son étirement par le montage) déploie à l’extrême la tromperie du personnage vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres.
Enfin, et sur un plan plus strictement cinématographique, ces films m’ont touché par la tension qui affleure dans la mise en scène. Je l’appelle le dilemme du « flagrant délit » et on le retrouve sous forme narrative dans Max et les ferrailleurs : Max (Michel Piccoli), un policier ne supportant plus que les criminels et les voyous échappent aux poursuites hors le flagrant délit, va semer des appâts pour tenter une bande de petits escrocs et les amener à commettre le casse qui lui permettra de les arrêter sur le fait. C’est un peu ce qui arrive dans les films de Claude Sautet : il y a une dimension de chronique quotidienne, fourmillant de détails même si personne ne songerait à la qualifier de documentaire ; mais le récit rattrape toujours la chronique, pour la mettre en forme ou pour au contraire laisser sur elle la trace de son passage destructeur (ce récit serait celui d’un « désir de faire quelque chose à tout prix » qui saisit certains hommes au mitan de la vie).
Or, la chronique porte en elle une part d’aléatoire. Même dans le film de fiction, elle capte et capture l’imprévisible d’un moment, d’un lieu, agencés ou pas en vue du tournage. Pour moi, ce fut le volant de la Peugeot 504 qui apparaît dans Mado, assemblage de plastique et de métal évoquant soudain je ne sais quelle constellation de souvenirs de 1978-1979. Ces moments sont brefs pourtant chez Sautet ; le spectateur doit les surprendre ou les voler. C’est un peu comme si le réalisateur voulait chercher ce que cherchait (entre autres choses) la Nouvelle Vague—l’incident, l’accident, le réel dans un cadre préétabli suffisamment large pour leur permettre de s’épanouir, voire d’affecter la fiction. Mais que, in fine, il se retrouvait inévitablement avec ce qu’il souhaitait vraiment au départ, face à son désir, lesté sans doute par le cinéma de studio. Un flagrant délit organisé et mis en scène, en lieu et place de la surprise et de ce qui peut en dériver. La séquence de l’embourbement dans Mado et l’accident de la route dans Les Choses de la vie conservent les traces de cette tension.
Dès lors, malgré ces velléités d’une liberté plus grande, l’actrice est contrainte au personnage, la femme aimée se rend à la prostitution, l’innocente réalise la manipulation dont elle a été l’instrument à son insu ; le hasard se plie donc à la volonté implacable du désir et le flagrant délit ne sera autre que le résultat d’une incitation au crime de celui qui n’y était pas plus disposé que cela.