Extrait de l’ouvrage « l’écosystème, la dimension négligée du vivant », de François Bréchignac et Lisa Cauvin, éditions l’Harmattan, 2021
[…]
Les autruches
Les autruches sont toutes dans le déni, mais de différentes manières et pour différentes raisons. Il s’agit d’abord de ceux, effrayés, qui ne peuvent affronter le problème et refusent d’en accepter l’existence. D’autres se réfugient dans une attitude fataliste se réduisant à profiter tant qu’il est encore temps sans penser à demain. D’autres encore argumentent que l’intelligence humaine va bien sûr trouver des solutions technologiques encore inconnues et que le problème par conséquent n’en est pas véritablement un. Il faut noter que ces derniers se trouvent souvent parmi ceux qui portent la responsabilité des problèmes. Par exemple, les industriels pétroliers refusent de reconnaître que l’impact de leur activité sur le changement climatique pose un réel problème, convaincus que des innovations technologiques de géo-ingénierie pourront corriger cela (via l’emploi de technologies de piégeage du carbone, par exemple). Il est clair que la promesse de solutions technologiques futures pour contrebalancer les problèmes environnementaux d’aujourd’hui constitue une fuite en avant très hasardeuse, susceptible de tourner à la catastrophe. Il suffit pour s’en convaincre de citer quelques exemples d’actualité qui traduisent aussi la légèreté, parfois, des préconisateurs de technologies qui, focalisés exclusivement sur leur objectif étroit, n’ont pas été capables d’anticiper les conséquences collatérales de celles-ci.
Premier exemple : un demi-siècle après l’essor de la technologie nucléaire civile, la gestion des déchets radioactifs demeure un problème non résolu qui, d’ailleurs, fait beaucoup de tort à la filière dans l’opinion publique. Deuxième exemple : on réalise en ce moment la véritable pollution des orbites satellitaires autour de la planète Terre, poussée par l’essor exponentiel des télécommunications et des dispositifs d’observation de la terre (y compris militaire). On redoute que l’accumulation de débris issus de collisions ou de lancements ratés, qui tournoient de concert avec les satellites fonctionnels, n’en menace la sûreté-même. Même la Station Spatiale Internationale habitée, doit faire maintenant l’objet de modifications d’orbite plusieurs fois par an pour éviter des collisions potentiellement fatales. Aujourd’hui, il n’existe aucune technologie ni aucune stratégie opérationnelle pour maîtriser ce risque. Troisième exemple : certains savants, forts d’avoir compris le mécanisme d’effet de serre qui provoque le réchauffement climatique de la planète, et d’avoir étudié les conséquences d’intenses éruptions volcaniques anciennes, préconisent d’injecter dans la haute atmosphère des poussières en quantité qui, réduisant le rayonnement solaire incident, pousseraient à la baisse la température de surface. Les promoteurs de cette approche de géo-ingénierie, souvent qualifiés d’apprentis sorciers, sont loin de faire consensus parmi leurs pairs car on est incapables, compte tenu des connaissances actuelles, d’anticiper réellement quelle serait l’ampleur et la multiplicité des conséquences au vu de la complexité du système Terre. Yves Cochet[1] préconise ici une approche technocratique : la technologie ne peut être conçue comme solution mais elle doit être prise comme un outil s’inscrivant dans une réflexion poussée sur la pertinence et la justesse de son emploi.
Enfin, toujours parmi les autruches, il y a les très cyniques négationnistes, qui savent mais ne le montrent pas car ils n’en ont cure et n’obéissent qu’à la seule logique du profit pour laquelle tout est permis. Éventuellement, ils affichent rechercher ou sponsoriser des contre-mesures, par exemple de géo-ingénierie, mais c’est plus de l’ordre de l’affichage de bon aloi, du « green washing », car les résultats des études aboutissent généralement dans des tiroirs sans volonté de les transcrire en prolongements opérationnels. Ils sont peu nombreux mais redoutablement influents car dotés des considérables pouvoirs qu’ils s’approprient au travers des logiques financières qui sous-tendent le capitalisme actuel. Le cynisme se situe dans la logique exclusivement dictée par l’accumulation de profit, qui ne fait strictement aucun cas de la démonstration que cette accumulation s’accompagne de graves dangers. D’ailleurs, bien des banques continuent d’investir dans les industries pétrolières et des ultra-riches, dans une logique purement égoïste, se font construire des bunkers et des îlots pour survivre à un effondrement. Cette approche ne fait que déplacer le problème dans le temps et l’espace : tôt ou tard, ils seront rattrapés par les conséquences d’un effondrement global. Ne serait-il pas plus pertinent d’investir plutôt dans la recherche de connaissances nouvelles dont on pourrait tirer des solutions à nos problèmes planétaires ?
Les collapsologues
Les collapsologues de leur côté, adeptes d’un courant de pensée récemment apparu et actuellement très médiatisé, pensent que l’effondrement est déjà en cours, qu’il est trop tard pour l’enrayer et illusoire d’identifier un moyen d’y échapper (Pablo Servigne et Rafaël Stevens[2], Yves Cochet, Philippe Bihouix[3]...). Il convient donc de s’y préparer, en sachant par avance qu’il y aura de nombreuses pertes humaines nées par exemple de conflits pour s’approprier une terre habitable ou accéder à l’eau potable, à l’énergie, etc... D’autres s’y préparent en cherchant à anticiper les adaptations qui seront nécessaires pour survivre. La notion de résilience, explicitée plus haut comme une caractéristique importante des écosystèmes, resurgit ici : de petites « communautés résilientes » étant appelées à se former sur des territoires, lesquelles s’organisent pour survivre en autarcie, tout en profitant des technologies disponibles dès lors qu’elles sont durables.
Cette vision des collapsologues a l’immense mérite de proposer un état des lieux de la situation actuelle qui intègre un vaste ensemble des pièces à conviction au travers d’une analyse détaillée et argumentée, laquelle se résume à l’imminence d’un effondrement… des écosystèmes, et du modèle économique dominant. Pour autant, les théories de l’effondrement ne sont pas nouvelles[4], et il convient de situer la collapsologie actuelle dans le contexte historique rappelé récemment par Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement[5]. Ce dernier argumente que le terme effondrement n’est pas forcément le plus approprié pour désigner ce qui se passe, pour quatre raisons essentielles. La première souligne que ce terme est très anthropocentrique, alors qu’aujourd’hui, « les humains et leurs bestiaux représentent 97 % de la biomasse des vertébrés terrestres ». Puisque pour les humains tout semble aller bien, de quel effondrement parle-t-on ? La deuxième rappelle qu’il est causé par les riches mais persécute surtout les pauvres, ce qui explique l’immobilisme égoïste du capitalisme à son égard. La troisième critique un amalgame malheureux de temporalités très différentes : d’une part, la perturbation du système Terre avec la sixième extinction est déjà largement avérée, d’autre part, l’épuisement des ressources fossiles est sans cesse repoussé à plus tard par le capitalisme dominant qui s’y nourrit encore, probablement pour un moment car la ressource bien que finissante n’est pas épuisée et rapporte toujours beaucoup. Enfin quatrièmement, le discours dominant de l’effondrement dépolitise la question écologique ce qui peut conduire à des erreurs d’appréciation dans l’action. En effet, « la lutte écologique ne doit pas mobiliser contre l’effondrement, mais pour l’effondrement, du moins celui du capitalisme fossile. »
La collapsologie, à cette critique sémantique près, n’en constitue pas moins aujourd’hui une étape fondatrice majeure qui favorise une prise de conscience. Mais elle n’est qu’un point de départ qu’il est absolument nécessaire de déployer encore pour aller plus loin, et éviter la critique de n’être compris que comme un oiseau de malheur. Pour les collapsologues, il ne s’agit pas là d’un retour aux temps préhistoriques comme d’aucuns veulent le faire accroire, mais simplement de réaliser et de reconnaître que l’attitude destructive du modèle occidental actuel vis à vis des non-humains conduit immanquablement, et avec certitude, à notre propre disparition.
Nous pensons que tout ceci revient donc à replacer l’écosystème, et non plus l’humain, en position centrale. Il s’agit de reconnaître que la survie de l’espèce humaine, comme celle de toutes les autres espèces, est inféodée à l’écosystème. Il s’agit aussi de respecter l’essence de l’écosystème, à savoir une organisation naturelle collective mettant en œuvre des interactions de nature symbiotique entre les êtres vivants. Il faut sortir des approches anthropocentrées et utilitaristes. Il est indispensable de penser la mutation à entreprendre pour contribuer à bâtir un avenir et entretenir l’espoir pour les générations futures. Si la question de l’avenir est certes difficile, elle ne manque pas d’être aussi enthousiasmante, à condition que nous autres acceptions de nous en saisir à bras le corps.
Nous autres
Les collapsologues préconisent une approche empirique immédiate nécessaire pour réorganiser notre vie en société à moindre échelle et faire face à l’urgence. Il y manque encore de penser l’après. Il existe encore une voie qu’il est indispensable de défendre, de s’approprier et de mettre en œuvre. C’est la voie de la connaissance mobilisant « l’intelligence » humaine.
L’approche que nous proposons s’inscrit dans le droit fil des réflexions récentes dans plusieurs domaines. Dans une émission radio début 2020, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik argumente au sujet de la pandémie de COVID-19 que l’enjeu actuel consiste à surmonter une « catastrophe » et non pas seulement une « crise ». La crise est une défaillance passagère qui, une fois dépassée, voit l’humanité se récupérer et poursuivre sur la même trajectoire. La catastrophe[6], elle, conduit à une destruction et ne peut être dépassée qu’au prix de transformations, d’un changement de direction. Ce raisonnement peut s’appliquer en écologie : il ne s’agit plus d’une crise écologique, mais bien d’une catastrophe écologique face à laquelle nous devons changer de direction. Or, comment identifier cette nouvelle direction sans une meilleure connaissance de l’écosystème planétaire qui nous héberge et de l’impact des perturbations que nous lui faisons subir ?
La philosophe Emilie Hache[7] et l’anthropologue Anna Tsing[8], toutes deux écoféministes, expliquent comment cette approche reste possible même sur les ruines du monde ancien, et comment cette voie restaure aussi l’optimisme : il est urgent de faire preuve de créativité pour, à terme, pouvoir se réinstaller dans les ruines du capitalisme et habiter notre monde.
Plusieurs philosophes de l’environnement y consacrent également leur réflexion. Vinciane Despret[9] interroge comment nous pourrions réinventer notre rapport aux animaux et comprendre ce qu’ils nous disent. Baptiste Morizot[10], identifiant la perte de conscience de notre ascendance commune avec les autres êtres vivants, préconise la construction d’une culture du vivant qu’il qualifie de « diplomatie des interdépendances ». Il s’agirait d’une manière de considérer le vivant non pas en termes d’une espèce humaine qui se confronte aux non-humains, mais comme un réseau de dépendances mutuelles entre formes de vie.
Rémi Beau propose d’explorer la « nature ordinaire », présente quotidiennement autour de nous, dans les villes, les campagnes, en bordure de route, dans les jardins… Il s’attache à introduire une éthique de la nature ordinaire, qui repose sur la proposition « faire le plus possible avec la nature, le moins possible contre ». À l’inverse des théories de conservations qui prônent l'abstention, il s’agit davantage de multiplier les pratiques qui nous mettent en relation avec la nature, en diversifiant nos rapports avec elle : associer la diversité culturelle à la diversité naturelle[11]. En outre, cette éthique appelle une disposition à entendre et repérer ce qui, dans le quotidien de nos sociétés, peut apparaître comme des propositions adressées par des acteurs naturels[12]. Pour rendre de nouveau visibles les non-humains qui nous entourent, les connaître et les reconnaître est une étape cruciale : « Décrire la nature, œuvrer à la connaître, c'est élargir le champ des possibilités d'établir un partenariat avec elle, d'où l'importance, soulignée par Gilles Clément, d' " apprendre à nommer les êtres "[13] ».
Dans le même sens, à notre tour, nous formulons ici un plaidoyer pour promouvoir une approche de recherche cognitive ancrée dans une démarche fondamentale, et dont l’objectif doit viser à approfondir ou découvrir les lois universelles de fonctionnement de l’écosystème planétaire qui nous abrite. Cette connaissance demeure encore très parcellaire et embryonnaire, alors qu’elle est indispensable pour définir nos partenariats avec les non-humains dans l'écosystème et nous adapter aux bouleversements de la « zone critique » où il se déploie[14]. C’est notamment à ce prix que nous apprendrons les conditions dans lesquelles il est possible, pertinent et judicieux d’utiliser les technologies à notre disposition. Nous savons bien qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises technologies, elles ne sont pas des objectifs en soi, mais des outils dont nous oublions trop souvent d’étudier la justesse et la pertinence au-delà des seules considérations économiques. Toute technologie a généralement un impact sur l’environnement, l’enjeu est de savoir si l’écosystème est capable de « digérer » cet impact sans dommages irrémédiables, et s’il est réparable à court terme ou non.
De telles connaissances nourriront à n’en pas douter les travaux des précurseurs, auxquels il faut rendre grâce, qui s’y sont mis avec ardeur comme l’association Solagro[15] et son analyse de scénarios « Afterres 2050 » pour une agroécologie respectueuse de l’environnement, l’association Negawatt[16] sur les questions d’énergies, ou le programme ONU-EAU[17] sur la gestion renouvelable des ressources en eau […]
[1] Yves Cochet (2019) Devant l’effondrement. Essai de collapsologie. Le compte à rebours a commencé. Editions Les Liens qui Libèrent. 251 pages
[2] Pablo Servigne et Rafaël Stevens (2015) Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Editions du Seuil, 295 pages.
[3] Philippe Bihouix (2014) L’âge des low-tech. Vers une civilisation techniquement soutenable. Editions du Seuil, 329 pages.
[4] Jared Diamond (2006) Effondrement. Gallimard
[5] Jean-Baptiste Fressoz (2018) La collapsologie: un discours réactionnaire ? Tribune, Libération, 7 Novembre 2018
[6] Étymologie grecque : renversement, bouleversement, tournant, retournement ; de cata, du grec ancien kata, vers le bas, idée de déchéance) et strophe, du grec ancien strophé, qui exprime l'idée de tournant, de retournement.
[7] Emilie Hache (2018) Apprendre à vivre sur les ruines du capitalisme. Colloque Festival TAMA. 16 mars 2018 https://www.youtube.com/watch?v=D7-4TnZmtxU
[8] Anna Lauwenhaupt Tsing (2017) Le champignon de la fin du monde. Editions La Découverte. Les empêcheurs de penser en rond. https://www.franceculture.fr/emissions/aviscritique/survivre-dans-les-ruines-du-capitalisme
[9] Vinciane Despret (2021), La danse du cratérope écaillé : naissance d'une théorie éthologique. Edition Les Empêcheurs de penser en rond.
[10] Baptiste Morizot (2020), Ranimer les braises du vivant, un front commun. Editions Actes Sud.
[11] Rémi Beau, Éthique de la nature ordinaire. Philosophie. Université Paris 1 Panthéon-La Sorbonne, 2015, p. 534.
[12] Sur le retour des loups dans les Alpes françaises et le vagabondage des plantes au jardin, voir : Isabelle MAUZ, Gens, cornes et crocs, Paris, Editions Quae, 2005. et Isabelle MAUZ, « Les conceptions de la juste place des animaux dans les Alpes françaises », Espaces et sociétés, vol. n°110-111, no 3, 1 Septembre 2002, pp. 129-146., citée par Rémi Beau, op. cit. p. 537.
[13] Catherine Larrère, « Philosophy of Nature or Natural Philosophy? Science and Philosophy in Callicott’s Metaphysics », cité par Rémi Beau op.cit
[14] Nicolas Arnaud et Jérôme Gaillardet (2016), « Une zone si critique », CNRS. Le Journal. https://lejournal.cnrs.fr/print/1276.
[15] SOLAGRO : https://www.solagro.org
[16] Negawatt : https://www.negawatt.org
[17] ONU-EAU (2009) Actions de la gestion intégrée des ressources en eau, Programme mondial pour l'évaluation des ressources en eau (WWAP), PNUE, Centre pour l'eau et l'environnement.